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En retrouvant Finley et Izzy près de la porte du fond, j’ai demandé :

– Alors, une migraine carabinée et peu d’expérience dans le maniement des armes – cela ne suffit pas à être exempté de patrouille ?

Ma mère avait essayé de prendre ma défense en rappelant que a) J’étais encore sous le choc à propos du fait d’être une Brannick, et b) Ayant été très éprouvée, j’avais donc besoin de me reposer. Ou de grignoter quelque chose.

La réaction d’Aislinn avait été de m’accorder dix minutes pour me doucher. Elle m’avait prêté des vêtements de Finley, et remis une flasque remplie de ce liquide au goût de produit d’entretien parfumé au pin. Bien que tiède, la douche m’avait fait du bien, et malgré les habits trop longs et trop étroits, j’étais contente d’être débarrassée des affaires qui empestaient la fumée de l’incendie de Thorne. J’avais glissé le pieu d’argent dans l’un des passants de ceinture de mon pantalon en espérant qu’il n’allait pas me perforer une artère. Puis j’avais bu quelques gorgées du breuvage vert avant de descendre, et malgré le goût exécrable, j’avais retrouvé le moral.

À présent, en entendant la réponse de Finley, j’hésitais à en boire davantage.

– Même si on se faisait décapiter, on ne serait pas dispensées de patrouille, a-t-elle assené.

J’ai souri, déclenchant aussitôt son hostilité.

– Si tu disposais de fées pour faire le sale boulot à ta place, c’est sûr qu’il va falloir t’adapter. Ici, ce n’est pas comme ça que ça se passe, a-t-elle ajouté en me remettant un sac à dos noir.

– S’il te plaît ! On voit que tu ne connais pas les fées. Elles ne sont pas du genre à se salir les mains, je te le garantis.

– On a rencontré plein de fées ! a aboyé Finley sur la défensive, mais Izzy l’a regardée d’un air étrange.

Quoi qu’il en soit, j’avais déjà mes propres problèmes familiaux et je n’avais pas besoin de ceux des autres. Puis je me suis rappelé qu’Izzy et Finley faisaient partie de ma famille. Composée de démons d’un côté et de chasseurs de Prodigium de l’autre. Pas étonnant que je sois aussi paumée.

Finley s’est tournée vers la porte. Elle a ouvert une des serrures en affichant le chiffre deux sur un verrou à combinaison, une autre à l’aide d’une clé accrochée à son cou, et pour finir, a soulevé le loquet situé en haut du battant.

– Cela doit te prendre une éternité pour accéder à ton casier, ai-je plaisanté.

Izzy a secoué la tête.

– On ne va pas au lycée.

Et en remarquant la tristesse de sa voix, j’ai renoncé à lui dire que je blaguais.

De son épaule, Finley a poussé la porte qui s’est ouverte en grinçant. Nous nous sommes retrouvées à l’intérieur d’un terrain de jeu qui semblait avoir été conçu par des ninjas. Deux poutres s’élevaient à deux mètres au-dessus du sol, et au bout de la clairière, j’ai distingué une cage d’acier. Non loin de la cage, plusieurs cibles étaient installées. Des flèches étaient plantées dans la première, des couteaux dans la seconde, et des étoiles métalliques dans la troisième.

Au-delà des arbres qui bordaient la clairière, je pouvais deviner d’autres structures. Suivant mon regard, Izzy a déclaré :

– Ce sont des tentes. Ce lieu a été construit durant les années trente, quand il y avait encore beaucoup de Brannick. Elles venaient se rassembler ici. On l’appelait le…

– La ferme, Iz ! a coupé Finley en s’éloignant. Ce n’est pas une Brannick, ne lui révèle pas nos secrets !

Je n’ose pas répéter les gros mots qu’elle a ajoutés. Quelques mois plus tôt, j’aurais certainement eu une repartie cinglante, mais là, j’ai décidé de ne pas relever. Je me suis tournée vers Izzy pour la questionner davantage, et j’ai remarqué l’éclat d’une petite émeraude accrochée à son cou. Le souvenir de la pierre de sang brisée de Jenna m’a aussitôt assaillie, et j’ai vite chassé cette image de mon esprit. Néanmoins, Izzy a dû lire quelque chose sur mon visage car elle a dit :

– Elle n’est pas comme ça, d’habitude. Enfin, si, sauf qu’elle parle correctement.

J’ai eu envie de lui ébouriffer les cheveux, mais j’ai pensé qu’elle n’apprécierait pas. À la place, j’ai haussé les épaules en répliquant :

– Ce n’était pas à cause de ça. Et je comprends que ta sœur soit de mauvaise humeur.

Le soleil couchant illuminait la chevelure cuivrée de Finley tandis qu’elle traversait la clairière et disparaissait dans les bois. Nous l’avons suivie et j’ai fait passer le sac à dos sur mon épaule. Il a émis un bruit de ferraille et j’ai demandé à Izzy :

– À quoi sert cette patrouille, au juste ?

– À s’assurer qu’il n’y a pas de surns dans les parages.

– De surns ?

Izzy ne s’est pas retournée, mais j’ai cru voir ses oreilles rougir.

– De créatures surnaturelles, a-t-elle grommelé. C’est juste un terme que j’ai inventé.

– Alors c’est comme ça que vous nous appelez ? Ça me plaît, ai-je dit en souriant.

Elle a fait volte-face pour vérifier que j’étais sérieuse.

– Vraiment, ai-je insisté. C’est moins prétentieux que Prodigium, en tout cas.

Après m’avoir observée un instant et décidé que je ne me moquais pas d’elle, Izzy a hoché la tête. Pour la première fois, j’ai remarqué qu’elle avait des taches de rousseur sur l’arête de son nez, comme moi.

J’avais perdu de vue Finley, mais Izzy semblait savoir où nous allions. Tout en marchant dans la forêt, nous sommes restées silencieuses un long moment. J’étais en nage et j’ai tiré sur le col de mon tee-shirt noir.

– Et vous croisez beaucoup de surns par ici ? ai-je questionné. Parce que d’après mon expérience, ils n’aiment pas trop rôder dans les forêts qui entourent la maison d’un groupe de gens prêts à les tuer.

Un souvenir a refait surface et je me suis arrêtée. J’avais totalement oublié le Prodigium qu’Izzy et Finley avaient pourchassé la veille.

– Et le loup-garou d’hier soir ? ai-je demandé. Que lui est-il arrivé ?

Izzy m’a décoché un sourire qui m’a rappelé celui de sa mère.

– À ton avis, on chasse quoi, ce soir ?

J’ai ouvert mon sac à dos. Il contenait d’autres pieux en argent, des flacons d’eau bénite, ainsi qu’un… pistolet.

Les jambes flageolantes, j’ai refermé le sac et l’ai laissé tomber par terre.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? a dit Izzy.

– Beaucoup de choses. Tout d’abord, le fait que vous soyez des gamines avec des sacs remplis d’armes.

Izzy s’est raidie.

– Nous ne sommes pas des gamines. Nous sommes des Brannick.

J’ai soupiré en fourrant les mains dans mes poches.

– Oui, j’ai compris, Izzy, mais en ce qui me concerne, je ne peux pas tuer de loups-garous. Je les connais, j’ai vécu avec eux, et même s’ils sont répugnants, baveux et terrifiants, c’est au-delà de mes forces.

J’ai cru qu’elle allait sortir un arc ou un canon, mais elle s’est contentée d’incliner la tête sur le côté.

– Tu as vécu avec des loups-garous ?

Il faisait presque nuit et je regrettais de ne pas pouvoir mieux distinguer son expression.

– Oui, ai-je répondu. À Hex Hall. Il y en avait quelques-uns. Cette fille, Beth, qui était assez sympa. Et le petit Justin, qui devait avoir un an de plus que toi.

Je me suis baissée vers le sac à dos.

– Et avec quels autres surns tu as vécu ? a-t-elle demandé.

– Des fées, des sorcières, des sorciers. J’ai partagé une chambre avec une vampire. Jenna.

– Incroyable. Maman et Finley se sont battues avec des vampires l’année dernière. Elles n’avaient pas voulu que je les accompagne parce que c’était trop dangereux. Tu n’avais pas peur qu’elle boive ton sang pendant ton sommeil ?

J’allais défendre Jenna, mais c’est vrai qu’au début, ça m’avait fait un choc quand je l’avais vue siroter une poche d’hémoglobine.

– Un peu, ai-je répliqué. Avant de la connaître. Ensuite, j’ai compris qu’elle ne me ferait jamais de mal. C’était – c’est – ma meilleure amie.

Et avant de me remettre à pleurer et de mourir de déshydratation, je me suis redressée, le sac à dos à la main.

– Par ailleurs, c’est difficile d’avoir peur d’une vampire haute comme trois pommes avec des cheveux roses.

– Des cheveux roses ? a répété Izzy après un instant.

– Juste une mèche. Pourquoi ? Tu as entendu parler d’elle ? Vous l’avez vue ?

– Non, a répondu sèchement une autre voix, et en me retournant, j’ai reconnu Finley. Nous n’avons pas entendu parler d’une vampire avec une mèche rose, et si c’était le cas, nous serions allées la poignarder en Angleterre, car c’est ce que nous faisons. En route.

– Tu mens ! ai-je crié. Et si j’entends encore le mot « poignarder » en référence à Jenna, je…

– Tu feras quoi ? a braillé Finley. Tu me bousculeras ? Tu me tireras les cheveux ? Tu n’as plus de pouvoirs magiques. Nous avons tout perdu à cause de toi et tu es inutile !

– Je suis vraiment navrée que l’absence de mes pouvoirs te dérange. Et qu’est-ce que tu entends par « tout perdu » ?

Finley s’est approchée de moi et sous le clair de lune, j’ai vu ses prunelles luire de colère.

– Nous n’avons pas toujours été trois. Il y a environ dix-sept ans, nous étions presque cinquante. C’était peu, mais au moins, c’était quelque chose. Jusqu’au jour où les autres ont appris que ta mère s’était fait engrosser par un démon. La mienne devait alors devenir chef du clan familial, et à cause de l’inconscience de la tienne, elle a été rejetée. Ils ont préféré élire une cousine lointaine pour les diriger, une femme qui n’était même pas une descendante en ligne directe de Maeve Brannick.

– Bon, écoute, je suis désolée que ta mère n’ait pas pu devenir chef du clan Brannick, mais quand tout cela s’est produit, nous n’étions même pas nées. Je ne vois pas vraiment…

– Trois mois après l’élection, la nouvelle dirigeante a organisé un raid et entraîné toute la famille Brannick dans le plus grand nid de vampires d’Amérique du Nord. Tu as besoin que je t’explique ce qui s’est passé ?

Le ventre noué, j’ai secoué la tête.

– C’était débile et inutile, a craché Finley. Ma mère n’aurait jamais fait ça. Ce raid n’aurait jamais eu lieu si elle n’avait pas été chassée du clan Brannick à cause de Grace. Et tu sais quoi ? Quand Torin a annoncé que tu allais arrêter les sœurs Casnoff, je me suis dit que je n’avais pas perdu autant de membres de ma famille pour rien. Qu’un monstre pouvait faire quelque chose pour nous. Raté. Toutes ces Brannick sont donc mortes pour des clous.

Je ne savais que répondre. J’ai choisi la facilité.

– Je suis désolée, ai-je murmuré.

Elle a ricané en palpant sa ceinture.

– Peu importe. Il faut terminer cette ronde avant…

Elle n’a pas eu le temps d’achever sa phrase. Sans le moindre bruit, une large forme sombre a bondi des fourrés, et Finley a hurlé tandis que le loup-garou sautait sur elle.