– Ma parole… a chuchoté Jenna.
Archer a poussé un juron. Dans la foule, j’ai cru reconnaître la voix de Taylor, qui criait :
– Mais l’école est fermée ! Tout le monde disait…
Elle n’a pas achevé sa phrase et une fée a pris la relève :
– Vous n’avez aucun droit de nous retenir ici. Les fées ne forment plus une alliance avec les Prodigium. Au nom de la cour Seelie, je vous demande de nous renvoyer chez nous.
C’était Nausicaa. La seule fée à s’exprimer comme si elle répétait une pièce de théâtre.
Près de moi, Jenna a murmuré :
– Les fées ont rompu leur alliance ? Tu étais au courant ?
J’ai secoué la tête tandis que Mme Casnoff lançait à Nausicaa un regard paralysant. Malgré sa faiblesse, elle était toujours aussi intimidante.
– Les alliances et les traités n’ont aucun sens à Hex Hall. Une fois que vous avez été l’un de nos élèves, le serment d’allégeance continue. Cela figurait dans le code de conduite contenant les règles de notre établissement. Vous l’avez signé quand vous avez été condamnés à venir ici.
Je me souvenais d’un épais document, lu distraitement, et au bas duquel j’avais apposé ma signature. J’ai soudain regretté de ne pas avoir le don de remonter le temps, afin de gifler l’écervelée que j’avais été.
– Vous avez certainement beaucoup de questions, a repris Mme Casnoff. Mais pour l’instant, veuillez vous rendre à vos chambres. Tout vous sera expliqué ce soir, lors de la réunion.
– C’est lamentable ! s’est indigné quelqu’un.
En me hissant sur la pointe des pieds, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un grand rouquin.
– Evan, a chuchoté Archer.
La foule s’est écartée du garçon.
– Je vous demande pardon, monsieur Butler ? a dit Mme Casnoff d’un air menaçant.
– L’Œil et les Brannick ont tué des Prodigium et l’école a disparu d’un coup. Devons-nous commencer une nouvelle année scolaire en faisant comme si de rien n’était ?
On n’entendait plus le moindre murmure. Le vent, les oiseaux et le son lointain de l’océan s’étaient également tus. C’était comme si l’île retenait son souffle.
– Ça suffit, a déclaré Mme Casnoff. Comme je l’ai dit, tout sera expli…
– Non ! a hurlé Evan. Je ne mettrai pas un pied dans ce manoir tant que je ne saurai pas ce qui se passe. Comment avez-vous fait pour nous amener jusqu’ici ? Pourquoi Archer est-il parmi nous ?
Plusieurs têtes se sont tournées vers Archer. Il affichait un air blasé, mais sa pommette bleuissait.
– Monsieur Butler ! a aboyé Mme Casnoff en se redressant. Je vous somme de vous taire !
– Allez vous faire voir, a rétorqué Evan.
La fille qui se tenait près de lui, une sorcière dénommée Michaela, je crois, a posé la main sur son bras, mais il l’a chassée d’un geste.
– Il est hors de question que je passe une année de plus dans un manoir pourri invisible au reste du monde.
Il s’est frayé un chemin à travers la foule, laissant dans son sillage un nuage de poussière au-dessus de l’allée de gravier.
La voix de Mme Casnoff a retenti, comme un avertissement, cette fois.
– Evan !
Mais Evan ne s’est même pas retourné.
– Qu’est-ce qu’il va faire ? ai-je marmonné. Nager jusqu’au continent ?
Evan a atteint l’épais mur de brume qui cernait le manoir. Il a hésité un instant et serré les poings, comme s’il essayait de se motiver. Il a levé une main et j’ai vu quelques étincelles jaillir de ses doigts. Elles se sont éteintes presque aussitôt, comme des pétards mouillés.
Près de moi, Archer a remué les mains et la même chose s’est produite.
– Apparemment, la magie n’est pas autorisée, a-t-il commenté.
Je me suis tournée vers Evan, pensant qu’il avait rebroussé chemin, mais il avait déjà un pied dans la brume grise.
Durant un moment, il est resté figé ainsi, à moitié à l’extérieur, à moitié à l’intérieur.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’est inquiétée Jenna. Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ?
– Je ne sais pas, ai-je répliqué, et Archer a glissé sa main dans la mienne.
Evan s’est mis à crier. Des tentacules de brume se formaient et enveloppaient le reste de son corps. L’un d’eux engloutissait ses bras, un autre serpentait autour de son crâne, étouffant son cri. Puis il a disparu.
Personne n’a moufté. C’était ça, le plus étrange : pas un braillement, pas un malaise.
En un seul mouvement, les élèves se sont tournés vers Mme Casnoff. J’ignore ce qu’ils attendaient. Qu’elle se mette à caqueter, peut-être. Ou à les regarder de haut en déclarant avec mépris : « Je l’avais prévenu. »
Mais appuyée à la balustrade du perron, elle n’avait l’air ni dédaigneuse, ni satisfaite, ni sinistrement contente. Simplement vieille et lasse, et peut-être un peu triste.
– Entrez, a-t-elle ordonné. Les chambres qui vous ont été assignées sont les mêmes qu’au précédent semestre.
Après une courte pause, les élèves les plus proches du perron ont commencé à gravir les marches.
– Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Jenna.
– Suivons-les, ai-je répondu. C’est ça ou être dévoré par la brume. Je préfère tenter ma chance dans le manoir.
Nous avons marché derrière les Prodigium. En dépassant Mme Casnoff, je me suis arrêtée. Je ne savais que lui dire ni ce que j’attendais qu’elle me dise. Je pensais simplement que nous devions nous saluer. Mais elle ne m’a même pas jeté un regard. Agrippée à la rambarde, elle fixait l’endroit où Evan avait disparu. Je me suis détournée et j’ai franchi les portes.
À l’intérieur du manoir, des sanglots assourdis me parvenaient. La première chose que j’ai remarquée, c’est la chaleur moite. Située au large des côtes de l’État de Géorgie, Graymalkin souffrait à la mi-août d’un climat terriblement humide. Cependant, il avait toujours fait frais, l’été, à l’intérieur du manoir. Aujourd’hui, l’air épais m’oppressait et dégageait une vague odeur de charogne. Le papier peint se décollait par endroits. J’avais déjà vu Hex Hall dans cet état, mais sous l’effet d’un sortilège. Ce n’était pas le cas, à présent.
La lumière avait également changé. Des parties du hall naguère bien éclairées disparaissaient maintenant dans des pans d’ombre.
J’ai avancé d’un pas et entendu un crissement sous mon pied. En baissant les yeux, j’ai constaté qu’il s’agissait d’un morceau de verre coloré. Puis j’ai compris pourquoi tout avait l’air différent. Le grand vitrail qui dominait la salle était brisé. Il dépeignait l’origine des Prodigium : un ange armé d’une épée menaçante qui avait chassé les sorcières, les métamorphes et les fées du paradis. Mais à présent, l’ange était décapité, son épée brisée, et un large trou séparait les trois autres personnages. On aurait cru l’œuvre de griffes géantes.
Ce vitrail brisé m’accablait. Et pas uniquement moi. Agrippées les unes aux autres, quatre sorcières éplorées contemplaient l’ange sans tête.
– Qu’est-ce qui se passe ? a gémi l’une d’elles.
Nul ne savait.
Archer et Jenna semblaient également secoués.
– Vous vous êtes déjà retrouvés dans une situation pire que celle-ci ? leur ai-je demandé.
– Non, ont-ils répondu de concert.
– Et savez-vous ce qu’il faut faire ? ai-je repris.
– On ne peut pas employer la magie, a déclaré Archer.
– Et si on essaie de partir, on se fera dévorer par la brume, a ajouté Jenna.
– Exact. Donc, aucune idée ?
– Dix minutes de repli en position fœtale ? a proposé Jenna.
– Ou prendre une douche tout habillé et pleurer ? a suggéré Archer.
J’ai gloussé.
– Super. On va tous craquer, et ensuite, on aura les idées plus claires.
– Le mieux est de rester calmes pour l’instant, a suggéré Archer. Laissons croire à Mme Casnoff que nous sommes tous sonnés et incapables de réagir. La réunion de ce soir nous apportera peut-être des éclaircissements.
– Il serait temps, ai-je soupiré.
Jenna m’a regardée d’un drôle d’air.
– Ne me dis pas que tu souris ?
– Écoutez, vous devez reconnaître que c’est le lieu idéal pour savoir ce que complotent les Casnoff, ai-je répliqué.
– Ma copine a raison, a approuvé Archer.
Il m’a décoché un sourire et j’ai piqué un fard.
Jenna s’est éclairci la gorge.
– Très bien. Allons chacun dans nos chambres et retrouvons-nous après la réunion afin de décider de la marche à suivre.
– Entendu, ai-je dit, pendant qu’Archer approuvait d’un signe de tête.
– On se tape dans la main ? a lancé Jenna.
– Non, a rétorqué Archer. Mais je peux inventer une poignée de main secrète si tu veux.
Le sourire de Jenna s’est effacé d’un coup.
– Allons-y, m’a-t-elle dit. J’aimerais voir si notre chambre est aussi atroce que le reste.
– Bonne idée.
Archer m’a effleuré les doigts.
– On se voit plus tard ? a-t-il demandé.
– Absolument, ai-je répondu, estimant que même une fille chargée d’empêcher des sorcières machiavéliques de dominer le monde devait s’accorder le temps d’échanger des baisers brûlants.
Je l’ai regardé s’éloigner. Jenna m’observait.
– Très bien, a-t-elle lancé en roulant les yeux. Il fait rêver, c’est vrai.
Je lui ai donné un petit coup de coude.
– Merci.
Elle s’est avancée dans l’escalier.
– Tu viens ?
– J’arrive, ai-je répondu. J’aimerais jeter un œil au rez-de-chaussée.
– Pourquoi ? Pour être encore plus déprimée ?
En fait, je voulais rester afin de voir si d’autres Prodigium allaient surgir. Jusqu’ici, j’avais reconnu tous ceux de l’année passée. Cal se trouvait-il aussi parmi nous ? Ce n’était plus un élève de Hex Hall, mais Mme Casnoff s’était beaucoup servie de ses pouvoirs, l’an dernier. Avait-elle besoin de lui ?
– Tu me connais, ai-je répondu à Jenna. J’aime bien appuyer là où ça fait mal.
– Je te laisse jouer les détectives en herbe, a raillé Jenna.
Elle a enjambé les marches. Je suis restée un quart d’heure dans le hall. Aucune trace de Cal ni des Casnoff. Intriguée, j’ai pris la direction du cellier qui se trouvait au bout d’un étroit couloir situé à la sortie du hall. Au fond du couloir obscur, j’ai palpé la porte à la recherche de la poignée en fer forgé. Celle-ci était bloquée, bien sûr.
– J’ai déjà essayé, a fait la voix d’Archer derrière moi.
J’étais contente qu’il fasse noir : il ne pouvait pas me voir rougir.
– On a dit qu’on s’embrasserait uniquement dans des lieux romantiques, Cross.
Je me suis retournée pour lui faire face.
Il s’est approché et m’a prise dans ses bras.
– Nous sommes à l’extérieur du cellier, a-t-il souligné.