– Ça a marché, a déclaré Archer avec soulagement.
Contrairement à celle d’Elodie, sa voix était claire et forte, et tellement familière que ça m’a brisé le cœur.
Pétrifiée, adossée à la porte, je l’ai vu sourire d’un air narquois.
– Dis-moi, Mercer, on ne s’est pas vus depuis près d’un mois. Je m’attendais à autre chose, du genre : « Oh, Archer, l’amour de ma vie, la flamme de mon cœur, l’âtre de mon désir, comme tu m’as manqué ! »
– Tu es mort, ai-je répliqué le ventre noué. Tu es un fantôme et tu penses…
Son sourire est tombé et il a levé les mains.
– Je ne suis pas mort. C’est promis.
– Alors qu’est-ce que tu es ?
Il a paru presque timide en faisant surgir une amulette retenue par une chaînette en argent, cachée sous sa chemise.
– Cette pierre permet d’apparaître devant des gens, comme un hologramme.
– Tu l’as volée dans le cellier de Hex Hall ?
Archer avait fauché toutes sortes d’objets magiques lorsque nous étions de corvée de cellier à Hex Hall.
– Non, a-t-il protesté d’un ton offensé. Je l’ai dénichée dans une boutique ésotérique. Bon, d’accord, je l’ai volée dans le cellier.
Je me suis élancée et l’ai frappé au plexus. Mon poing l’a traversé, mais c’était quand même satisfaisant.
– Salaud ! ai-je crié en le giflant. Tu m’as fait peur ! Cal m’a dit que L’Œil avait dû te récupérer et j’ai pensé qu’ils t’avaient assassiné après avoir découvert notre collaboration !
– Pardon, s’est-il excusé en agitant ses mains translucides. Je ne voulais pas t’effrayer. Je te le répète, je suis vivant, alors arrête de me taper dessus.
J’ai fait une pause.
– Tu peux le sentir ?
– Non, mais c’est déstabilisant de te voir t’acharner sur moi.
Quelques centimètres nous séparaient. J’ai laissé retomber mes bras le long de mon corps.
– Tu n’es pas mort.
– Pas même un peu, a-t-il répondu avec un sourire joyeux, et je me suis rendu compte que je souriais aussi.
– Un hologramme n’est pas un être de chair, ai-je fait remarquer.
– Non, c’est bien dommage. Car il y a des choses très charnelles que j’aimerais faire avec toi.
Les yeux rivés sur sa bouche, j’ai piqué un fard. Je me suis ensuite rappelé que, dix minutes plus tôt, j’étais en train d’embrasser un autre garçon. Espérant qu’Archer n’avait pas été témoin de la scène, je suis allée m’asseoir sur le lit. Les jambes repliées contre ma poitrine, j’ai demandé :
– Alors tu es où, en ce moment ?
J’ai décelé une trace de culpabilité sur son visage fantomatique.
– À Rome, a-t-il répondu. Caché dans le placard d’une villa.
Qu’il soit chez les membres de L’Œil n’était pas une surprise. Après tout, cela lui avait permis d’échapper à l’incendie.
– Pourquoi fais-tu cette tête ? a demandé Archer.
– Quelle tête ?
– Comme si tu voulais vomir ou pleurer. Les deux, en fait.
Quel dommage de ne pas avoir un visage de joueuse de poker.
– J’ai simplement passé une journée de dingue, ai-je répliqué. Les dernières semaines ont été très éprouvantes.
Ignorant pendant combien de temps je pouvais encore lui parler, je lui ai rapidement rapporté ce qui s’était passé depuis mon départ. Il m’a écoutée sans bouger, et a uniquement paru surpris quand je lui ai confié que ma mère était une Brannick.
– C’est la raison pour laquelle nous sommes ici, chez les Brannick, ai-je dit. Mon père et Cal sont arrivés aujourd’hui et la soirée n’a pas été de tout repos.
– Comment Cal et ton père ont-ils fait pour te localiser ? J’ai essayé d’utiliser un GPS magique depuis que j’ai quitté Thorne, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il t’a repérée.
– Cal m’avait demandé de me rendre chez les Brannick durant l’incendie, ils espéraient que j’y serais, c’est tout. C’est d’ailleurs la première fois que j’ai eu de la veine depuis, voyons… 2002.
Archer a souri et s’est mis à clignoter.
– Bon sang ! a-t-il maugréé en tapotant son amulette. Bien, il me reste peu de temps, je vais essayer d’aller vite. Tout ce que L’Œil sait, c’est que les sœurs Casnoff se sont volatilisées. Aucune nouvelle attaque de démons n’a été signalée, mais ils sentent que quelque chose se prépare. Ils ignorent quoi.
– Mon père m’a dit la même chose.
– Nous recherchons les Casnoff. Jusque-là, pas de chance. C’est comme si nous étions coincés dans un avion, obligés d’attendre dans le ciel avant d’atterrir.
– C’est pareil ici. Et maintenant, Archer, tu comptes faire quoi ? Rester avec L’Œil ?
Il a regardé par-dessus son épaule.
– Je ne sais pas, a-t-il répondu à voix basse. Je n’ai pas vraiment d’autre endroit où aller.
Il m’a souri en me tendant une main spectrale. J’ai touché le bout de ses doigts, même si je ne les sentais pas.
– J’aimerais bien, a-t-il dit. Mais ils me surveillent de près. Pour le moment, mieux vaut pour moi rester chez eux et marcher droit.
J’ai contemplé nos mains.
– Je vais te revoir un jour ?
– Il y a intérêt, a-t-il assuré. Tu te souviens de ma promesse de t’embrasser dans un château ?
J’ai gloussé et retiré ma main.
– Oui. Et tu m’as également promis de vrais rendez-vous amoureux. Sans épées, ni goules, ni angoisse.
– Tu les auras. Dès que nous aurons sauvé le monde d’une invasion de démons, je t’emmène à la cafétéria.
– Très romantique, ai-je souri.
– On se reverra, a-t-il repris d’un air sérieux. C’est juré.
Il s’est rapproché de moi et ses jambes translucides ont disparu dans le lit.
– Mercer, a-t-il murmuré. Je…
Et en un clin d’œil, il s’est volatilisé.
– Oh non ! ai-je gémi dans la chambre vide.
Poussant un soupir, je me suis laissée choir sur les oreillers. Les paupières closes, je suis restée allongée un instant, puis j’ai soudain eu le sentiment de ne plus être seule.
Naturellement, quand j’ai rouvert les yeux, perchée au bout du lit, Elodie m’observait d’un air impassible.
– Tu l’aimes ? a-t-elle demandé.
– Oui, je crois, ai-je répondu après un moment.
Elle a hoché la tête.
– Moi aussi, je croyais que je l’aimais.
Il m’est soudain venu à l’esprit que si je revoyais un jour Archer, la nouvelle manie d’Elodie de s’introduire dans mon enveloppe corporelle quand bon lui semble créerait sans doute des situations étranges.
– Il est désolé de t’avoir menti, ai-je déclaré. Et que tu aies été assassinée.
– Ce n’est pas sa faute si Alice m’a tuée.
Désormais, je parvenais mieux à lire sur ses lèvres. Elle n’était plus obligée de répéter quoi que ce soit.
– Si Alice n’avait pas été changée en démon avec la bénédiction de la famille Casnoff, je serais encore en vie. Ce sont elles, les coupables.
– Nous allons les arrêter, ai-je confié. J’ignore comment, mais nous y parviendrons.
– Vraiment ? a questionné Elodie. J’ai entendu ce que le type du miroir magique t’a expliqué au sujet de tes deux avenirs.
– Je n’aiderai jamais les Casnoff, ai-je affirmé, mais en me souvenant des paroles de Torin, j’ai senti un frisson me parcourir la colonne vertébrale.
Elodie a sans doute soupiré. Du moins, j’en ai eu l’impression, vu qu’en principe, les fantômes ne respirent pas.
– Même si tu ne changes pas de camp, tu ne pourras pas faire grand-chose. Ton père a perdu ses pouvoirs et je ne vais pas passer mon temps à t’aider chaque fois que tu n’arrives pas à te défendre seule. Ces deux gamines sont incapables de tuer un loup-garou, Aislinn Brannick n’est qu’une femme ordinaire, ta mère préfère les livres aux armes, et Torin est agaçant et inutile. En fait, ton seul atout, c’est Cal, qui réussira peut-être à repousser l’inévitable lorsque les Casnoff et leurs démons t’auront mise en lambeaux. Enfin, je te souhaite quand même bonne chance.
Et après ce petit discours inspiré, elle a disparu.