12

Le lendemain matin, j’ai rejoint les autres à l’heure du petit déjeuner, lequel consistait en des biscuits bourrés de produits chimiques, consommés dans la salle d’état-major. En regardant mes parents, les trois Brannick, Cal et Torin, je me suis demandé si nous avions vraiment une chance de vaincre les Casnoff.

Aislinn était en train d’interroger Torin.

– Tu sais forcément quelque chose !

– Oui, a-t-il répliqué. Ces sorcières sont sur cette maudite île ! Je te l’ai déjà dit.

– Qui se trouve où ? a questionné Aislinn, sans doute pour la quatrième fois.

– Dans la mer ! J’ignore pourquoi vous n’arrivez pas à la localiser. Elle est pourtant au même endroit.

– Aislinn, est intervenu mon père. Elles ont probablement masqué Graymalkin.

Encadré par ma mère et Cal, il s’appuyait lourdement à une chaise pliante. En croisant le regard de Cal, je me suis rappelé le moment de la veille : mes doigts agrippés à sa chemise, ma bouche contre la sienne.

J’ai reporté mon attention sur Torin.

– Les Casnoff sont donc à Hex Hall, ai-je déclaré. Occupées à quoi ? À faire une fête d’enfer ?

Torin a froncé les sourcils en nous observant tour à tour.

– Aucune idée, a-t-il rétorqué. Je ne sais pas tout, figurez-vous ! Il y a néanmoins une chose dont je suis certain : si quelqu’un peut les empêcher de tuer tous les humains du monde avec leur armée de démons, c’est Sophie.

Sauf si je mène la charge, ai-je pensé, le ventre noué. Torin m’a décoché un clin d’œil. Apparemment, lire dans les pensées d’autrui faisait aussi partie de ses dons. Ou bien c’était simplement mon expression qui me trahissait.

Chassant de mon esprit cette image de moi à la tête d’une armée de démons, j’ai déclaré :

– L’Œil ne sait pas non plus ce qu’elles mijotent.

Tous les regards se sont braqués sur moi.

– Je… J’ai vu Archer hier soir, ai-je bredouillé. Il s’est servi d’une pierre magique pour passer dire bonjour.

– Et c’est maintenant que tu nous le dis ? m’a reproché mon père.

– Quand je suis entrée, vous étiez en train de cuisiner Torin. Il m’était donc difficile de placer un mot. Par ailleurs, Archer n’en sait pas plus que nous. Je ne pensais pas que c’était important. Il est seulement resté cinq minutes.

– Dans ta chambre ? a demandé ma mère d’un air choqué.

– Il était sous forme de revenant ! ai-je crié. Ce n’était pas du tout classé X, rassure-toi.

– Ton petit ami est un membre de L’Occhio di Dio ? s’est exclamée Finley d’un air incrédule.

Mon père s’est éclairci la gorge.

– Quoi qu’il en soit, c’est bon à savoir, a-t-il dit, m’épargnant ainsi de répondre à Finley. Cela signifie que nous en sommes tous au même point à propos des Casnoff.

– Ce qui veut dire que personne ne sait quelles mesures prendre, papa. Ce n’est pas vraiment positif.

– Alors qu’est-ce qu’on peut faire ? a questionné Finley. Rester ici en attendant que nos ennemies passent à l’attaque ?

– Nous pourrions nous rendre à Lough Bealach, a suggéré Aislinn.

– C’est un endroit ou un défaut de prononciation ? ai-je lâché.

Ma tante m’a fusillée du regard. Mon père a émis un bruit étranglé proche d’un rire. Il s’en est sorti en toussotant avant d’expliquer :

– Lough Bealach est un lac en Irlande. Qui fut jadis un lieu sacré pour les Brannick, si je ne m’abuse.

– Le plus sacré des lieux, a confirmé Aislinn. Sous la garde des Brannick.

– Pourquoi avait-il besoin d’être surveillé ? me suis-je enquise.

– Parce qu’il permet d’accéder aux enfers, a répondu ma mère.

– Nous procurer du cristal noir pourrait être utile puisque c’est la seule chose qui puisse tuer un démon, a remarqué Aislinn. Et il n’y a qu’aux enfers qu’on peut en trouver.

– Nous ne pourrions pas y entrer, a protesté Finley. Personne, parmi nous, ne pourrait survivre à un voyage pareil. Pour cela, il faut avoir recours à la magie noire. Si Sophie détenait encore ses pouvoirs, ce serait envisageable, mais sans…

Elle a secoué la tête.

– Sophie possède encore ses pouvoirs, a rectifié mon père.

– Oui, ai-je reconnu. Je n’ai pas subi le Rituel. Le mot que le Conseil a prononcé lors de ma condamnation les a jugulés, mais ils sont encore en moi, captifs.

Mon père m’a regardée.

– Tu te souviens du grimoire que nous avions étudié à Thorne ? Il contenait un sort sur lequel je t’avais demandé de poser la main.

Oui, je m’en souvenais. En touchant la page, j’avais reçu un coup de poing invisible au sternum. Ce qui, en fait, avait toujours correspondu à l’endroit où je sentais mon flux magique s’animer.

– C’était un sort de protection, a expliqué mon père. Servant à empêcher le retrait complet de tes pouvoirs et à contrer le sortilège des liens. Il te suffit de toucher la page de ce livre et tes pouvoirs seront libérés.

– Mon Dieu… ai-je murmuré.

Le retour de ma magie. La fin de mon sentiment d’impuissance. Plus besoin du fantôme d’Elodie pour me défendre. La possibilité de pouvoir barrer la route aux Casnoff. L’espoir et l’enthousiasme m’ont gagnée.

Puis le souvenir des paroles de Torin m’a fait l’effet d’une douche froide. Moi, à la tête d’une armée de démons. Cela ne pourrait pas se produire sans mes pouvoirs, il me semble ? Non, Torin mentait. Jamais je ne pourrais m’allier aux Casnoff pour faire quelque chose d’aussi épouvantable.

– Où est ce grimoire ? ai-je demandé.

Penaud, mon père a baissé la tête.

– Chez les Casnoff, a-t-il reconnu.

– Qui vivent sur une île introuvable, ai-je commenté. Franchement, cette affaire est l’énigme la plus tordue du monde.

– Il existe peut-être un autre moyen, a suggéré Finley. Est-ce que l’un ou l’une d’entre vous connaîtrait un sorcier ou une sorcière en mesure de restaurer les pouvoirs de Sophie ?

– Peut-être, a répliqué mon père.

Et je savais fort bien qu’en général, ses « peut-être » signifiaient « absolument pas ».

– Et si tu te contentais de prononcer le sortilège ? ai-je hasardé.

Mon père a secoué la tête.

– Non. Ce sort a été incorporé au papier avec du sang. Pour qu’il fonctionne, il faut le toucher.

– Même si je ne détiens pas de pouvoirs de magie noire, les miens sont assez puissants, est intervenu Cal. Si nous allions en Irlande, quelles seraient mes chances d’accéder aux enfers ?

Considérant sa proposition, mon père s’est malaxé la nuque.

– Vous pourriez tenter le coup. Néanmoins, les risques encourus…

– Nous devons agir, a coupé Cal d’un ton calme. Je préfère essayer qu’attendre ici.

– Ce garçon a raison, a déclaré Torin, bien que lui et Cal aient à peu près le même âge. Et le plus vite sera le mieux. Nous stagnons, mais quelque chose est en chemin. Je peux détecter une…

– Une grande perturbation dans les forces occultes ? l’ai-je interrompu.

– Tu peux te moquer de moi. Pendant ce temps, les forces des ténèbres sont en route. Plus vous serez armés, mieux ça vaudra.

– Dans ce cas, allons-y, ai-je décrété.

– Nous pourrions peut-être réfléchir à une solution alternative avant de partir en Irlande, a suggéré mon père en remontant ses lunettes. Tu as été à rude épreuve, Sophie, récemment.

– Je ferai la sieste dans l’avion. Écoutez, nous devons affronter une armée de démons. J’ignore ce que ça vous évoque, mais en ce qui me concerne, cela m’horrifie autant que de me faire dévitaliser une dent ou d’aller au lycée le samedi. Nous avons déjà perdu trois semaines. Nous n’avons plus le temps de réfléchir à une alternative, ni de consulter des livres, et encore moins d’écouter les prophéties incomplètes de ce crétin, ai-je ajouté en pointant Torin du doigt.

Il m’a adressé un geste qui devait être l’ancienne version d’un doigt d’honneur.

– Alors oui, ai-je poursuivi. C’est peut-être une idée stupide. Mais si l’un de nous possède la moindre chance d’accéder aux enfers, nous devons la tenter.

Finley m’a décoché un sourire

– Je t’aime bien, finalement… Elle a raison, a-t-elle ajouté en regardant mon père. Si nous ne savons pas comment arrêter ces sœurs Casnoff, nous devons au moins être en mesure de nous défendre contre elles. Et le seul moyen d’y parvenir, c’est d’aller chercher du cristal noir à Lough Bealach.

Mon père s’est rencogné sur sa chaise en soupirant.

– Ce seront des efforts vains, a-t-il grommelé.

– Avez-vous une autre idée ? a questionné Aislinn.

Mon père a levé la tête, comme si la réponse était inscrite au plafond. Puis il m’a dévisagée.

– C’est vraiment ce que tu veux faire ?

– Que Cal réussisse ou non, ce n’est pas en restant plantés dans ce trou perdu que nous allons accomplir quoi que ce soit, ai-je répondu. Ce n’est pas une insulte, ai-je dit à Aislinn.

Elle a balayé l’air d’un geste de la main.

Mon père a soutenu mon regard un long moment avant d’approuver d’un signe de tête.

– Tu as raison. Mais comment nous y rendre ? L’Itinerarius est trop dangereux pour toi et peut être mortel pour les humains.

Il a lancé un coup d’œil à ma mère.

– Je vais m’occuper de la compagnie aérienne, a déclaré Cal.

Face au regard interrogateur de Finley et d’Aislinn, mon père a clarifié :

– Cal a fait apparaître des billets et falsifié des papiers pour que nous puissions sortir d’Angleterre. Ce n’est pas reluisant, mais c’est très pratique.

– Cela me convient, a décrété Aislinn. Dans ce cas, les filles, allez chercher vos affaires. Et toi, Finley, va démarrer le camion, une longue route nous attend avant d’atteindre l’aéroport le plus proche.

En regardant tous ces gens réunis dans la pièce, l’excitation m’a gagnée. C’était peut-être la décision la plus stupide que j’aie jamais prise, mais au moins, j’avais un plan. Et c’était tellement stimulant que peu m’importait qu’il soit bon ou mauvais. À voir l’expression des autres, j’ai compris qu’ils éprouvaient le même sentiment que moi. Hormis Torin, lequel nous observait avec ennui.

J’ai suivi Finley et Izzy qui quittaient la pièce en direction de l’escalier. J’étais presque arrivée sur le palier lorsqu’une lumière m’a brûlé les yeux. Tout d’abord, croyant qu’elle provenait de la fenêtre, j’ai placé ma main en visière. Je me suis alors rendu compte que la lumière émanait de ma main. Une lueur dorée s’est mise à serpenter autour de mon bras et à envahir mon buste. Izzy s’est retournée et m’a regardée, bouche bée. Elle a essayé d’attraper ma manche, mais ses doigts m’ont traversée et mon bras a disparu.

Les tentacules dorés progressaient plus vite, à présent, s’animant autour de mon corps comme des vipères. Mes jambes sont devenues translucides et se sont effacées.

C’est arrivé si vite que je n’ai même pas eu le temps de paniquer. Tout ce que je pouvais faire, c’était regarder ma mère m’appeler en s’élançant dans l’escalier.

– Maman ! ai-je crié, mais aucun son n’est sorti de ma bouche.

Quelqu’un courait dans le couloir, j’ai pensé que ça devait être mon père. Mais la lumière dorée m’éblouissait et j’ai eu la sensation d’être aspirée à l’intérieur d’une tornade.

Puis, brusquement, tout s’est arrêté.

J’étais debout, ce qui me semblait relever du miracle, vu mon état. Je tremblais de tout mon corps et mon souffle me sciait les poumons. J’ai étudié mes pieds en essayant de respirer plus lentement. Les sifflements se sont calmés, mais je devais souffrir de troubles de la vue, car mes vieux tennis blancs étaient devenus noirs. Et je ne me souvenais pas d’avoir enfilé des mi-bas.

J’ai cligné des yeux. Chez les Brannick, je portais un jean. Depuis mes genoux, je pouvais désormais distinguer les couleurs bleues, noires et vertes d’un kilt.

Puis soudain, en levant la tête, je me suis aperçu que je ne peinais plus à respirer. En fait, je ne respirais même pas.

Le manoir, avec son entrée flanquée de fougères desséchées, était encore plus décrépit qu’auparavant. Et bien qu’on soit au mois d’août, les chênes qui naguère ombrageaient la bâtisse étaient dépourvus de feuilles.

Il n’y avait aucun doute.

J’étais de retour à Hex Hall.