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Il y a des moments où la magie est lamentable.

Bien sûr, quand on l’utilise pour changer de couleur de cheveux, ou pour voler, ou encore pour que la nuit tombe en plein jour, c’est super. Mais la plupart du temps, l’usage de la magie provoque des explosions, des crises de larmes, ou ne fait que conduire au milieu de nulle part.

Allongée sur le dos, j’avais l’impression d’avoir un mineur nain à l’intérieur du crâne, forant et piquant pour extraire du diamant. Les effets physiques très désagréables étaient l’un des inconvénients des voyages en Itinerarius – un genre de portail magique permettant de se déplacer d’un lieu à un autre. Je tremblais et mon cœur battait à tout rompre. Naturellement, c’était peut-être lié à l’adrénaline.

J’ai essayé de me calmer. L’Itinerarius m’avait déposée… quelque part. Ne me sentant pas la force d’ouvrir les yeux, j’ignorais où je me trouvais. En tout cas, c’était un endroit calme et il faisait bon. Des mains, j’ai palpé le sol. De l’herbe. Quelques pierres. Des bouts de bois.

Le souffle chevrotant, j’ai tenté de lever la tête. Mais l’idée a aussitôt déplu à mes terminaisons nerveuses.

Les dents serrées, j’ai décidé qu’il était temps de faire le point.

Jusqu’à ce matin, j’avais été un démon en possession de dangereux pouvoirs magiques. À cause du sort des liens, je ne les détenais plus. Enfin, pas exactement. Je pouvais encore les sentir en moi comme des papillons voletant derrière une paroi de verre, mais n’y ayant plus accès, c’était comme si je les avais perdus.

Sur la liste des disparitions figuraient aussi Jenna, ma meilleure amie, Archer, le garçon dont j’étais amoureuse, et Cal, mon fiancé. (Oui, j’ai une vie sentimentale compliquée.)

L’espace d’un instant, mes maux de tête m’ont semblé légers comparés au reste. Honnêtement, je n’étais pas sûre de savoir pour qui je m’inquiétais le plus. Jenna était un vampire, elle pourrait donc s’en sortir, mais j’avais découvert sa pierre de sang brisée sur le sol de l’abbaye Thorne. La tâche principale de cette pierre consiste à endiguer les effets secondaires gênants dont sont victimes tous les vampires. Si la pierre lui avait été arrachée à la lumière du jour, le soleil allait la tuer.

Ensuite, je pensais à mon père. Il avait subi le Rituel, ce qui signifiait qu’il était encore plus impuissant que moi. Au moins, je possédais encore mes pouvoirs. Les siens lui avaient été définitivement retirés. La dernière fois que je l’avais vu, il était pâle, inconscient, couvert de tatouages violet foncé. Archer l’accompagnait, et pour autant que je sache, ils étaient tous deux enfermés dans cette cellule au moment où l’abbaye a pris feu, piégés quand le Conseil avait manipulé Daisy afin d’incendier les lieux.

Cal avait disparu dans les bâtiments en flammes pour les secourir, mais pas avant de m’avoir ordonné de rejoindre ma mère, laquelle, pour une raison que j’ignorais, se trouvait chez Aislinn Brannick. Celle-ci régnait sur une famille de femmes spécialisées dans la chasse aux monstres. Et vu que les Brannick me classaient dans leurs catégories de spécimens à abattre, je ne comprenais pas ce que ma mère pouvait bien faire chez elles.

C’est comme ça que j’ai atterri ici, allongée sur le dos, l’épée d’Archer à la main. Le mieux était peut-être d’attendre. Quelqu’un finirait bien par me trouver.

Tandis que le vent bruissait dans les feuilles, j’ai soupiré. Oui, attendre ici l’arrivée de quelqu’un était une idée solide.

Une lumière est soudain passée devant mes paupières closes. J’ai grimacé, levant la main pour la chasser.

Je m’étais attendu à voir l’une des membres de la famille Brannick, équipée d’une lampe électrique. Pas à découvrir une revenante. Et encore moins au fantôme d’Elodie Parris. Dressée à mes pieds, les bras croisés, l’air mécontente, elle luisait si fort que j’ai plissé les yeux en me redressant. Elodie avait été assassinée par mon arrière-grand-mère il y a un an (une longue histoire), et grâce à des pouvoirs magiques partagés entre nous avant sa mort, son fantôme était maintenant lié à moi.

– C’est toi… ai-je croassé. Tu vois, j’étais en train de me dire que la soirée ne pouvait pas empirer. De toute évidence, je me suis trompée.

Elodie a roulé des yeux, et l’espace d’un instant, sa luminosité a augmenté. Sa bouche remuait mais aucun son n’en sortait. L’un des désavantages d’être un fantôme, c’est qu’on ne peut pas parler. Vu son expression et ce que je lisais sur ses lèvres, j’ai trouvé que c’était plutôt une bonne chose.

– Bon, ce n’est pas l’heure des sarcasmes, ai-je coupé.

En me servant de l’épée d’Archer comme béquille, j’ai réussi à me lever. Le ciel sans lune était noir, mais grâce à la luminescence d’Elodie, je pouvais distinguer des arbres. Beaucoup d’arbres. Et pas grand-chose d’autre.

– On est où, à ton avis ? lui ai-je demandé.

Elle a haussé les épaules en formant de ses lèvres le mot « forêt ». J’ai jeté un œil alentour.

– Tu crois ? ai-je répondu, soulagée qu’elle ne soit plus fâchée. Il fait encore nuit, on doit donc être dans le même fuseau horaire que l’Angleterre, c’est-à-dire pas trop loin de Thorne. Mais il fait meilleur ici.

Les lèvres d’Elodie ont remué, et elle a dû effectuer plusieurs tentatives avant que je parvienne à la comprendre. Finalement, j’ai pu déchiffrer : « Où essayais-tu d’aller ? »

– Chez les Brannick, ai-je répondu.

Ses yeux se sont agrandis et ses lèvres se sont remises à virevolter, en partie pour me traiter d’idiote.

– Je sais, ai-je coupé en levant la main. Ces chasseuses de monstres irlandaises n’ont rien d’engageant. Mais d’après Cal, ma mère était avec elles. Et non, je ne sais pas pourquoi, ai-je ajouté tandis que les lèvres d’Elodie s’animaient. Ce que je sais, c’est que l’Itinerarius n’est pas au point puisque tu es la seule rousse effrayante dans les parages.

Un hurlement a déchiré l’air.

J’ai dégluti et crispé mes doigts autour de la poignée de l’épée.

– Je ne sais pas ce que c’est, ai-je murmuré.

Un nouveau hurlement. Plus proche. Au loin, j’ai entendu un bruit traverser des buissons. J’ai songé à courir, mais mes jambes flageolaient, m’ôtant toute chance de distancer un loup-garou. Ce qui signifiait rester et combattre.

Ou bien rester et finir en pièces.

– Super, ai-je marmonné en levant l’épée, sentant les muscles douloureux de mon épaule.

Je n’avais plus accès à mes pouvoirs, j’étais une adolescente de dix-sept ans ordinaire, sur le point d’affronter un loup-garou avec rien de plus que… qu’une épée et un fantôme.

J’ai jeté un œil sur Elodie qui regardait les arbres en faisant la moue.

– Coucou, ai-je dit. Le loup-garou se dirige vers nous. Ça ne t’inquiète pas ?

D’un air hautain, elle a indiqué la luminosité qu’elle dégageait. J’ai lu sur ses lèvres : « Il n’a aucune chance de s’en sortir. »

– Si je suis tuée aussi, on ne deviendra pas des copines éternelles à l’état de revenantes, je te préviens.

Elodie m’a signifié que ça ne risquait pas d’arriver. Puis, avec un grognement, une large forme couverte de fourrure a bondi à travers les arbres. J’ai poussé un cri tandis qu’Elodie reculait d’un bond.

Durant un moment, nous sommes restés tous trois pétrifiés, moi brandissant l’épée comme une batte de baseball, Elodie en lévitation au-dessus du sol, et le loup-garou accroupi devant nous. J’ignorais s’il s’agissait d’un mâle ou une femelle, mais il était jeune. Une bave blanche pendait de son museau. Les loups-garous ont tendance à baver.

Il a baissé la tête, et j’ai serré l’épée, croyant qu’il allait se jeter sur moi. Mais au lieu de m’égorger, le loup-garou s’est mis à glapir.

J’ai croisé son regard qui, à ma surprise, était humain. Oui, il s’agissait bien de larmes et il pantelait. J’ai eu l’impression qu’il avait cavalé longtemps.

Soudain, je me suis dit que quelque chose avait apeuré ce loup-garou, et je pensais savoir quoi. Des chasseuses de Prodigium se trouvaient en première position sur ma liste.

– Elodie… ai-je commencé, mais aussitôt, elle s’est éteinte comme une saleté de luciole égoïste, nous laissant dans l’obscurité.

J’ai poussé un juron et le loup-garou a grogné une insulte qui ressemblait à la mienne.