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Quelqu’un a crié devant moi et le loup-garou a hurlé. J’ai entendu un bruit de lutte suivi d’un glapissement aigu. Puis hormis le son de mon souffle, plus rien ne m’est parvenu.

Du coin de l’œil, j’ai perçu un déplacement et, l’épée brandie, avancé dans sa direction.

Une lumière aveuglante m’a éblouie. Quelque chose s’est abattu sur ma main armée, et l’épée d’Archer m’a glissé des doigts. Le coup suivant m’a fait tomber à terre. Des genoux osseux m’ont cloué les bras au sol. Quelque chose m’a presque coupé la gorge et j’ai réprimé un gémissement.

Puis une voix aiguë a demandé :

– Qui es-tu ?

J’ai ouvert les yeux. La lampe de poche qui m’avait éblouie gisait maintenant près de ma tête, me permettant de découvrir une fillette de douze ans assise sur ma poitrine.

Je m’étais fait battre par une gamine ? C’était embarrassant.

La froideur du métal plaqué sous mon menton m’a soudain rappelé que cette gamine possédait un couteau.

– Je… Je ne suis rien, ai-je bredouillé.

Ma vue s’accoutumait lentement à la faible lumière et j’ai aperçu les mèches rousses de la fillette. Si étrange que cela puisse sembler, même avec la lame plaquée contre ma gorge, ça m’a soulagée. Ça devait être une Brannick. Cette grande famille – que des femmes, même si des hommes avaient dû en faire partie puisque les Brannick existaient depuis plus de mille ans – descendait de Maeve Brannick, une sorcière de magie blanche très puissante, et avait toujours eu pour mission de combattre les forces du Mal.

J’étais hélas incluse dans leur définition du Mal.

– Tu n’es pas rien, a dit la fille avec hargne. Je peux le sentir. Et ce que tu es n’est pas humain. Alors, soit tu me dis ce que tu es, soit je t’étripe pour le savoir.

Je l’ai regardée.

– Tu es une gamine coriace, toi.

Elle a pris un air menaçant.

– Je cherche les Brannick, ai-je lâché. Tu dois en être une, vu que tu es rousse, violente et tout ça.

– Comment tu t’appelles ? a-t-elle aboyé en appuyant davantage la lame coupante contre ma gorge.

– Sophie Mercer, ai-je répondu entre mes dents serrées.

– Non !

Elle ressemblait soudain à une collégienne de douze ans.

– Si, ai-je croassé.

L’espace d’un instant, elle a semblé hésiter, et malgré une vive douleur à l’épaule, j’ai quand même réussi à l’éjecter.

Elle a crié et j’ai cru entendre son couteau tomber au sol. Je n’ai pas vérifié. À quatre pattes, j’ai avancé jusqu’à l’épée et m’en suis servie pour me redresser.

La fille était encore assise par terre, haletante, penchée en arrière, appuyée sur ses mains. Elle n’avait plus du tout l’air d’une scoute agressive. Elle ressemblait à n’importe quelle gamine apeurée.

Je me suis demandé pourquoi. Je ne la menaçais pas, pourtant. Mes jambes tremblaient tellement que j’étais sûre qu’elle pouvait le remarquer, et mes joues étaient striées de larmes et de sueur. Je ne devais pas avoir l’air très intimidante…

Puis je me suis souvenue de son expression en apprenant qui j’étais.

Ou qui j’avais été.

J’ai essayé de prendre une allure de princesse démon, ce qui relevait du défi, vu mes reniflements et mes mèches dans les yeux.

– Comment tu t’appelles ?

Sans me lâcher des yeux, elle s’est mise à palper le sol autour d’elle à la recherche du couteau.

– Izzy.

J’ai haussé les sourcils. Pas vraiment un prénom qui inspirait la crainte. Izzy a dû lire mes pensées car elle a rétorqué :

– Je suis Isolde Brannick, fille d’Aislinn, fille de Fiona, fille de…

– Ça va, ça va. Une série de terreurs, j’ai compris.

Les yeux douloureux, je me suis passé la main sur la figure. Je n’avais jamais été aussi vidée. Ma tête paraissait remplie de ciment, et mes battements de cœur étaient lourds et lents. Et j’avais aussi l’impression de rater quelque chose d’essentiel.

Oubliant cela, j’ai porté mon attention sur Izzy.

– Je cherche Grace Mercer, ai-je dit.

Aussitôt, ma gorge s’est nouée.

– Il paraît qu’elle était chez les Brannick et il faut absolument que je la voie.

Pour la serrer dans mes bras et pleurer mille ans, peut-être, ai-je pensé.

Mais Izzy a secoué la tête.

– Il n’y a pas de Grace Mercer parmi nous.

Cela m’a fait l’effet d’une gifle.

– Impossible. Cal m’a dit qu’elle était chez les Brannick.

Izzy s’est redressée.

– Je ne connais pas ce Cal, mais il s’est trompé. Dans notre fortin, il y a uniquement des Brannick.

Trouver ma mère. Cela avait été mon unique objectif après avoir quitté Cal. Car si je pouvais la retrouver, tout irait bien, et je retrouverais les autres.

Mon père, Jenna, Archer et Cal.

Une vague de chagrin et d’épuisement m’a submergée. Si ma mère n’était pas là, alors je venais de me fourrer dans la gueule du loup pour rien. Je n’avais plus ni pouvoirs, ni parents, ni amis.

J’ai soudain envisagé de poser l’épée par terre et de m’allonger. Si j’avais tout perdu, peu importe ce que me ferait cette petite criminelle.

Mais j’ai vite chassé cette pensée. Je n’avais pas survécu à des attaques de démons, à des duels avec des goules, à des explosions de cristal noir, pour finir assassinée par une gamine hargneuse. Que ma mère soit là ou pas, j’allais surmonter cette épreuve.

En serrant l’épée, je me suis coupé les doigts. La douleur m’a réveillée, m’empêchant de m’évanouir, épargnant ainsi à Izzy de me disséquer ou de me faire ce que les Brannick infligent aux démons.

Ou aux anciens démons.

– Donc, vous vivez dans un fortin, ai-je dit dans un effort surhumain. C’est cool. Il y a des barbelés ?

Izzy a levé les yeux au ciel.

– Non.

– Et ce fortin… ai-je poursuivi, me sentant soudain défaillir.

– Ça va ? s’est enquise Izzy.

J’ai secoué la tête.

Izzy s’est levée lentement.

– Tu n’as pas l’air bien.

Je me suis mise à claquer des dents.

Super. J’étais en état de choc. Ça tombait vraiment mal.

Mes jambes ont flanché, et je me suis appuyée sur l’épée.

Tu dois retrouver Archer et l’aider, me suis-je dit. Tu ne peux pas perdre connaissance.

Trop tard. J’ai glissé au sol et Izzy en a profité pour récupérer son couteau.

Soudain, j’ai repéré une lueur derrière moi. En me retournant, je m’attendais à tomber sur une partie de chasse des Brannick. Puis j’ai senti un courant électrique me traverser.

De la magie.

Je me suis pétrifiée, désorientée. S’agissait-il du retour de mes pouvoirs ? Non. Ce qui me traversait ne passait pas par mes pieds. Ces forces magiques étaient légères et froides, et venaient se déposer au sommet de mon crâne, comme de la neige.

Comme les forces magiques d’Elodie.

Évidemment, puisque ce sont les miennes, idiote, a dit Elodie à l’intérieur de ma tête.

J’ai essayé de répondre, mais mes lèvres refusaient de se mouvoir. Mon bras s’est levé tout seul, et des éclairs dorés braqués sur Izzy ont fusé de mes doigts.

Izzy a atterri au sol.

Manipulée comme une marionnette, l’épée brandie, j’ai marché jusqu’à elle. Izzy avait réussi à se relever et reculait vers un arbre. La pointe de mon fer s’est placée contre sa gorge.

Malgré ma panique, je pouvais sentir le triomphe d’Elodie me parcourir.

Décampe ! ai-je ordonné en silence. Je ne partagerais même pas une chambre avec toi, alors encore moins mon corps…

Je ne partirai pas, a-t-elle répondu.

– Ma patience est à bout, me suis-je entendue dire à Izzy. Alors soit tu m’indiques où se trouve ma mère, soit je te réduis en chiche-kebab. À toi de choisir.

Izzy haletait et des larmes faisaient étinceler ses grands yeux verts.

Elle n’a que douze ans, Elodie, ai-je plaidé.

Peu importe, a rétorqué Elodie.

– Je… a dit Izzy, fixant soudain quelque chose au-dessus de mon épaule.

J’ai voulu me retourner, mais Elodie m’en a empêchée.

– Une Brannick tuée par un démon avec l’épée d’un membre de L’Occhio di Dio, me suis-je entendue ricaner. C’est réjouissant, tu ne trouves pas ?

Il y a quelque chose derrière moi ! ai-je averti. Arrête ton numéro de bourreau et regarde !

Elodie m’a ignorée.

J’étais en train d’étudier l’expression d’Izzy quand le visage terrifié de celle-ci s’est illuminé. Puis on m’a assené un coup derrière le crâne.