17

Le lendemain matin, j’ai été réveillée par la sonnerie de Hex Hall : un hurlement mêlé d’un tintement de cloche. Dans la pénombre de la chambre, j’ai jeté un regard par la fenêtre. Cette maudite brume était encore là.

Jenna sortait un uniforme du placard. Hier soir, nous avions découvert des pyjamas bleus et des tee-shirts blancs dans la commode. Ils étaient tous de la même taille, mais s’ajustaient automatiquement au corps qui les portait. De même que les uniformes. La jupe de Jenna, dont l’ourlet touchait terre, avait ainsi rétréci jusqu’à ses genoux.

– J’ignore si c’est pratique ou bizarre, a-t-elle maugréé en inspectant ses jambes.

– Optons pour bizarre, ai-je dit en me levant.

J’ai saisi mon uniforme. Jenna a enfilé son blazer, et j’ai remarqué qu’elle se mordillait la lèvre.

– C’est une manie dangereuse pour une vampire, lui ai-je lancé.

– Quoi ? Ah, oui. Désolée Soph, je réfléchissais. Si leur but est de tous nous transformer en démons, pourquoi es-tu là ? Ou même moi ? Il y a quelques mois, Lara voulait ma mort. Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis ?

La même pensée m’avait tenue éveillée la veille. Les paroles de Torin avaient défilé en boucle : moi, à la tête d’une armée de démons, mettant mes pouvoirs au service des Casnoff. Était-ce la raison pour laquelle j’étais ici ?

– Elles sont malveillantes et retorses, ai-je dit à Jenna.

Elle n’a pas eu l’air satisfaite. J’ai donc ajouté :

– Mais nous allons les percer à jour. Mon enquête commence aujourd’hui !

Soudain, un éclat de lumière a jailli au milieu de la pièce. Jenna a poussé un cri et j’ai couvert mes yeux de ma main, tandis qu’une boule luisante se métamorphosait en une forme familière – la serre où se tenaient nos cours de combat. L’image en trois dimensions a pivoté lentement tandis que la voix de Lara emplissait l’espace : « Vous êtes maintenant priés de vous rendre au gymnase. »

J’ai agité le bras à travers le sortilège qui s’est mué en fumée avant de se dissoudre.

– Quel cinéma ! me suis-je moquée. Elle aurait pu nous annoncer ça hier soir. Ou se contenter de l’effet « voix ».

– Qu’est-ce qu’elles vont nous faire ? a demandé Jenna.

Elodie a surgi sans crier gare, et je me suis entendue répondre :

– Écoute, elles ne vont pas nous assassiner, alors tu devrais te détendre.

– Quoi ? a fait Jenna d’un air apeuré.

Dis-lui que tu es moi ! ai-je imploré Elodie. Ou que je suis toi ! Peu importe ! Je ne m’attendais pas à une réponse de sa part. En général, elle n’écoutait pas mes ordres. Mais cette fois, heureusement, elle a obéi.

– C’est Elodie, a-t-elle confié à Jenna.

Elle a brièvement expliqué qu’elle se servait de moi comme d’une marionnette et résumé :

– Sans mon aide, Sophie serait déjà morte dix fois.

Non, deux ! ai-je grommelé. Elodie m’a ignorée.

– Je ne peux hélas pas posséder quelqu’un d’autre que ce monstre de Sophie. Crois-moi, j’ai déjà essayé avec Lara Casnoff. En tout cas, j’ai vu que tu étais sur le point de te mordre la lèvre et c’est vraiment répugnant, j’ai donc décidé d’intervenir pour te rassurer. Hier soir, j’ai surpris une conversation des Casnoff. Apparemment, changer un vampire en démon fait partie de leurs projets, c’est donc la raison pour laquelle tu es ici. Elles n’ont pas l’intention de te finir à coups de pieu.

Me servir d’Elodie pour espionner ne m’était pas venu à l’esprit. C’est parfait ! me suis-je réjouie. Les Casnoff ne peuvent pas te voir sauf si tu te présentes à elles, tu as la possibilité d’aller où tu veux dans le manoir et…

Pas si fort, a coupé Elodie. Je suis à l’intérieur de ta tête et je ne suis pas sourde.

Elodie a écarté mes mèches de cheveux en grommelant :

– Mon Dieu, comment peut-on traiter ses propres cheveux aussi mal ?

Promets-moi d’arrêter de me posséder quand bon te semble et en retour, je te promets de me faire un masque pour cuir chevelu desséché.

Elle a ricané. Les bras croisés, Jenna lui a demandé :

– Donc, tu vas nous aider ?

– Non, je fais partie de la bande qui veut envahir le monde avec une armée de démons. Bien sûr que je vais vous aider. Car lorsque cette guerre sera finie, Sophie pourra s’occuper de choses plus importantes. Comme nous libérer l’une de l’autre.

Jenna a hoché la tête d’un air distrait.

– Tu arrives à exercer ta magie à travers Sophie. Est-ce que tu pourrais essayer de lancer un sort ? Quelque chose de simple ?

– Cet endroit bloque la sorcellerie, a répondu Elodie alors que je pensais exactement la même chose. Seules quelques personnes autorisées peuvent y recourir.

– Oui, mais les Casnoff ne savent même pas que tu es là, a souligné Jenna dont le sourire s’élargissait. Un fantôme se servant d’un démon sans pouvoirs pour exercer sa magie ? Elles n’ont probablement pas envisagé cela.

Ça vaut le coup d’essayer, ai-je dit à Elodie. Elle avait l’air d’accord car ses doigts se sont levés et j’ai senti une force magique affluer dans mes veines. Des étincelles ont jailli de mes mains, et en quelques secondes, la mèche rose de Jenna est devenue blond platine, comme le reste de ses cheveux.

– Incroyable ! s’est écriée Jenna. Ça a marché.

Un sentiment de soulagement m’a gagnée, et j’ignorais si c’était le mien ou celui d’Elodie.

Soudain, on a cogné à la porte. Jenna a sursauté, et ma main s’est pointée sur sa mèche qui s’est teintée de fuchsia. Ensuite, Elodie m’a quittée, et je me suis sentie aussi désorientée que lors de l’épisode du loup-garou.

Assise sur le lit, j’ai repris mon souffle tandis que Jenna ouvrait la porte. C’était la Vandy. Elle nous fusillait du regard. Elles savaient que nous complotions et elles nous avaient envoyé la Vandy. Je réprimais des tremblements d’épouvante tandis que Jenna ne parvenait pas à contenir les siens.

– Vous êtes attendues au gymnase, a-t-elle dit en nous dévisageant tour à tour. Alors bougez vos fesses !

J’étais si heureuse qu’on ne soit pas venu me chercher pour me massacrer que j’ai éclaté de rire. Un rire sonore, nerveux, impossible à réprimer. Jenna m’a regardée d’un air paniqué et la Vandy s’est assombrie davantage.

– Qu’est-ce qui vous amuse tant, mademoiselle Mercer ?

Les jambes flageolantes, j’ai bégayé :

– Désolée, c’est…

– Vous avez dit « fesses », est intervenue Jenna. Sophie a un humour très infantile.

– C’est vrai, ai-je renchéri. Fesses ! Ha ! Ha !

J’ai cru que la Vandy allait m’assassiner sur place. Du doigt, elle a pointé le couloir et aboyé :

– Filez !

Nous avons détalé.

Dehors, le ciel était toujours aussi gris. La brume semblait avoir légèrement reculé, afin de nous laisser atteindre la serre sans crainte d’être englouties. Le sol restait néanmoins humide sous nos pas, et l’herbe, naguère vert émeraude, avait pris la couleur brun laiteux d’un champignon. Alors que nous dépassions un chêne massif, l’une de ses branches noircies a émis un craquement malveillant.

Après avoir vérifié que la Vandy était hors de portée de voix, j’ai confié à Jenna :

– Nous avons une revenante espionne, maintenant.

– Une revenante espionne en mesure de pratiquer la magie, a ajouté Jenna.

– C’est même mieux. Ce qui signifie que le combat sera peut-être plus égal.

Jenna m’a pressé la main et mon optimisme revenait comme nous approchions de la serre. Je n’allais pas me mettre à sautiller, surtout sur ce sol spongieux, mais je me sentais vraiment mieux.

À travers les parois vitrées de la serre, je pouvais distinguer les élèves qui se tenaient debout, en cercle.

– Après un, deux, trois, soleil, tu crois qu’ils vont jouer à un, deux, trois, démon ? ai-je lancé à Jenna.

Elle a pouffé, mais lorsque nous sommes entrées et que les Prodigium se sont écartés sur notre passage, son rire s’est tu.

Devant nous, Archer était retenu par des chaînes de flammes qui lui liaient les poignets.