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– James ! s’est écriée ma mère, puis tout le monde s’est mis à parler en même temps.

– Qu’est-ce qu’il fait là ? a aboyé Aislinn.

– C’est qui ? a interrogé Izzy en me secouant par le bras.

– Mon père, ai-je bégayé, et je me suis jetée à son cou.

Il m’a étreinte faiblement.

– Sophie, a-t-il murmuré dans mes cheveux. Sophie.

C’était presque trop beau pour être vrai. Mes larmes ont dégouliné sur son col.

– Tu es sain et sauf, ai-je sangloté.

– Plus ou moins, a-t-il gloussé. Grâce à Cal.

Je me suis dégagée. Il avait les yeux rouges et semblait avoir réchappé de la mort. Les tatouages du Rituel sillonnaient ses bras. Mais il était là, c’était le principal. J’ai tourné mon regard vers Cal.

– Toi aussi, tu t’en es sorti, ai-je dit, et il a souri.

Enfin, il a fait ce curieux mouvement des lèvres qu’il appelle un sourire.

– Oui, a-t-il répondu.

C’était court, mais chargé de sens. La joie et le soulagement m’ont gagnée. J’ai avancé vers lui pour l’étreindre, puis au dernier moment, je lui ai simplement pressé le bras.

Sa paume rugueuse et chaude a brièvement couvert ma main et je me suis sentie rougir.

– Comment avez-vous fait pour venir ici ? ai-je questionné en me tournant vers mon père. Où étiez-vous passés ?

– Pourrait-on discuter de cela dans un espace moins… transitoire ? a demandé mon père.

J’ai failli me remettre à pleurer. Transitoire. Mon Dieu, comme il m’avait manqué.

J’étais certaine qu’Aislinn allait s’y opposer, mais ma mère s’est avancée.

– Bien sûr. Nous pouvons bavarder dans le salon.

Mes parents se sont dévisagés un instant, m’arrachant un sourire.

Comme toutes les pièces de la maison, le salon était quasiment vide. Cal et mon père se sont installés sur un divan paraissant en meilleur état que la monstruosité de la salle d’état-major. Je me suis assise à côté de mon père. Ma mère s’est perchée sur le bras du canapé le plus proche de moi. Aislinn et Finley sont restées près de la porte.

Mon père a poussé un soupir en posant sa main tremblante sur la mienne.

– Je suis tellement heureux de te voir.

J’ai entrelacé mes doigts avec les siens.

– Moi aussi.

Aislinn s’est empressée de saboter les retrouvailles.

– Comment avez-vous fait pour trouver notre propriété ? Elle est protégée contre ceux de votre espèce.

– Dans le coin nord-ouest, les barrières de protection sont détruites, a répondu Cal. Je peux les réparer si vous voulez.

Malgré sa stupéfaction, Aislinn a vite repris contenance.

– Ce n’est pas la peine. Finley s’en chargera demain matin.

Étant des descendantes d’une grande sorcière de magie blanche, certaines Brannick possédaient encore des pouvoirs résiduels. Apparemment, c’était le cas de Finley.

– Tu iras l’aider, a ajouté ma tante en s’adressant à Izzy. Il est temps que tu apprennes à élaborer des barrières protectrices.

– Nous avons eu beaucoup de mal à te retrouver, a avoué mon père en me regardant. Cal m’avait expliqué qu’il t’avait envoyée chez les Brannick, mais lorsqu’il a essayé d’avoir recours à la magie pour te localiser…

– C’était comme si tu avais disparu sans laisser de traces, a conclu Cal. Aucun sort de localisation ne fonctionnait.

– C’est à cause de l’Itinerarius, ai-je expliqué. Parce que je n’ai plus de pouvoirs, il ne savait pas quoi faire de moi.

Mon père a acquiescé.

– C’est bien ce que je soupçonnais. Nous avons passé les dernières semaines à voyager jusqu’ici. Étant donné mon état, Cal avait jugé qu’il n’était pas raisonnable d’emprunter l’Itinerarius. Nous avons donc été obligés de circuler de façon traditionnelle.

– Il vous a fallu trois semaines pour voler depuis l’Angleterre jusqu’au Tennessee ? s’est étonnée Aislinn.

– Nous ne sommes pas venus directement ici, a répliqué Cal en croisant les bras d’un air renfrogné. Il y avait beaucoup d’autres choses à éclaircir.

– Quel genre de choses ? me suis-je enquise.

Mon père s’est levé et a commencé à arpenter la pièce.

– Après l’attaque des Brannick et de L’Occhio di Dio contre le Conseil au printemps, il ne restait plus que trois membres.

– Ce n’était pas nous, a rétorqué Aislinn. Ni L’Œil, d’ailleurs.

Mon père s’est arrêté net et l’a dévisagée.

– Quoi ?

Brièvement, Aislinn lui a rapporté ce qu’elle m’avait confié la veille, qu’elle soupçonnait les Casnoff d’être à l’origine de l’incendie pour pouvoir accuser leurs ennemis. À la fin de son récit, mon père semblait avoir vieilli de dix ans.

– À mon regret, je ne peux même pas affirmer que cette hypothèse est grotesque. Pas après avoir vu ce qu’a fait Lara Casnoff… Ce qui est certain, c’est que les trois autres membres du Conseil sont morts avec Thorne.

J’avais vu l’un des trois membres tué, un dénommé Kristopher. La nouvelle du décès d’Elizabeth et de Roderick m’a fait un choc.

– Il ne reste plus que Lara et moi, a poursuivi mon père. Et à cause de ces tatouages, je ne peux guère me rendre utile. Je suis également censé être mort.

– Comment ça ? ai-je questionné.

– Quelques jours après l’incendie, Lara Casnoff a organisé un grand rassemblement à Londres, dans le manoir d’un sorcier important, a expliqué Cal. Grâce à un sort d’invisibilité, j’ai réussi à m’y introduire. Il y avait des centaines de Prodigium sur les lieux. Lara a déclaré que ton père avait été assassiné par L’Œil. Avec l’aide des Brannick.

Aislinn a grommelé un juron et ma mère a baissé la tête.

– Très bien, ai-je fait en regardant mon père. Pourquoi ne pas simplement refaire surface afin de montrer aux Prodigium que tu es bien vivant ?

– Je le pourrais. Mais si mon décès arrange les Casnoff, je risque de ne pas rester longtemps en vie.

– À ton avis, quelle est la stratégie des Casnoff ? a questionné ma mère.

– Terrifier la population des Prodigium pour leur faire croire qu’employer des démons est la seule solution. Elles détiennent Daisy, et Nick n’a pas commis d’autres agressions, c’est donc qu’elles ont réussi à l’enfermer.

Le soir où les Casnoff s’étaient servies de Daisy pour combattre L’Œil, Nick s’était échappé et déchaîné, causant de nombreux dégâts. Rien que d’y penser, j’en tremblais encore.

– Est-ce qu’elle a mentionné les démons à cette réunion ? ai-je demandé à Cal.

Il a secoué la tête.

– Non. Elle a simplement dit que son but et celui de sa sœur était de nettoyer le monde des Brannick et de L’Œil, une bonne fois pour toutes.

– À propos, Sophie, es-tu entrée en contact de quelque façon que ce soit avec Archer Cross ? a demandé mon père.

Tous les regards se sont braqués sur moi, et j’ai soudain eu envie de me couvrir la face. Je savais que mon visage trahissait toutes mes émotions.

– Non, ai-je dit en fixant Cal. Et quand tu es allé secourir mon père à l’intérieur de l’abbaye, est-ce que tu l’as vu ?

Je ne m’attendais pas à ce qu’il me réponde : « Si. En fait, je le gardais dans ma poche. Tiens, le voici. » Néanmoins, quand Cal m’a confié que mon père était seul dans la cellule, cela m’a fait très mal. Tu as de la veine, me suis-je dit, tâchant de m’en convaincre. Ton père est là. Cal aussi. Jenna est en sûreté. Les chances de retrouver tous ceux que tu aimais étaient minces.

– La porte de la cellule était cassée, a repris Cal. Avec ton père, nous avons pensé que des membres de L’Œil l’avaient emmené.

– Tu ne te souviens de rien ? ai-je demandé à mon père.

– Je n’étais pas conscient, hélas, a-t-il murmuré d’une voix triste.

– Vous avez raison, ai-je dit. Il est probablement avec les membres de L’Œil.

Lesquels l’avaient soit gardé pour se servir de ses talents de sorcier, soit tué après avoir appris qu’il travaillait avec moi. Dans les deux cas, il avait disparu. Cette douloureuse réalité m’a empêchée d’entendre la moindre parole durant une minute. Mon père continuait à parler et je n’ai saisi que la fin de sa phrase :

– … certainement pas le seul à avoir disparu.

Aislinn a reculé vers la porte et croisé les bras.

– Donc nous ne savons ni où est cet Archer, ni où sont les Casnoff et leurs démons.

– De même pour l’île de Graymalkin, a dit Cal.

– Quoi ? ai-je fait.

– Il n’existe plus aucune trace de Hex Hall ni de l’île, a expliqué mon père.

– Comment est-ce possible ? s’est exclamée ma mère.

Mon père l’a regardée, et, de nouveau, j’ai senti un courant passer entre eux.

– Nul ne le sait, a-t-il fini par répondre. Quelques jours après l’incendie, l’île s’est volatilisée. Il n’y avait plus que l’océan. À mon avis, pour une raison que j’ignore, les Casnoff l’ont dissimulée à l’aide d’un sortilège.

– Tu crois ? ai-je demandé.

Je me suis rappelé ma prémonition en quittant Graymalkin avec Cal et Jenna. Cette impression que nous n’y reviendrions jamais. J’ai frissonné.

– Ce serait logique, a assuré mon père. Elles élèvent des démons sur cette île. Anastasia y a longtemps vécu. Pourquoi abandonneraient-elles ce lieu ?

Il s’est frotté les yeux et a marché vers le divan. Le voyant chanceler, ma mère a bondi pour le saisir par le bras et Cal l’a aidé à se rasseoir.

– Le voyage l’a éreinté, a confié Cal. Je l’ai protégé par des sorts, mais il est encore très faible.

– Ne parlez pas de moi comme si j’étais absent, a protesté mon père.

– Nous avons assez discuté pour ce soir, a décrété ma mère, et j’ai remarqué qu’elle n’avait pas lâché le bras de mon père.

Aislinn a approuvé.

– Je dois informer Finley de ce qui se passe. Et questionner Torin. Vous pouvez rester ici cette nuit, a-t-elle ajouté en s’adressant à Cal et à mon père. Demain matin, nous déciderons des mesures à prendre.

Leur offrir l’hospitalité lui coûtait. Je pouvais le lire sur ses lèvres pincées. Mon père devait le savoir aussi car il a incliné la nuque avec respect en la remerciant.

– Ils pourront dormir dans les tentes, m’a indiqué Aislinn.

J’avais oublié ces structures en toile dont les Brannick se servaient du temps où la famille était plus nombreuse. J’ai songé à évoquer les lits de camp du sous-sol, mais Aislinn ne tenait peut-être pas à héberger trop de Prodigium sous son toit.

Elle a quitté la pièce, suivie de sa fille. Après leur départ, mon père a fermé les yeux.

– Tu devrais dormir sur ce divan, a déclaré ma mère. Ces tentes sont à peine habitables et après tout ce que tu as enduré… D’ailleurs, aucun de vous deux ne doit braver les dangers du dehors cette nuit.

Les paupières closes, mon père a acquiescé. Cal a haussé les épaules en déclarant :

– J’ai l’habitude de coucher dehors. Par ailleurs, vous avez probablement besoin de vous retrouver en famille.

Quand il s’est tourné vers la sortie, mon père a lancé :

– Sophie, peux-tu conduire Cal aux tentes ? J’aimerais parler à ta mère, seul, un moment.

– Ah, ai-je fait en fourrant les mains dans mes poches. Oui, entendu.

La dernière fois que j’avais vu Cal, nous nous étions embrassés comme si nous risquions de ne plus jamais nous revoir. En principe, c’était mon fiancé, car non contents d’être déjà très bizarres, les Prodigium organisent également des mariages arrangés. Ces fiançailles imposées avaient rendu notre amitié plus ambiguë.

Cal m’a jeté un coup d’œil, et bien que je n’en sois pas certaine, il m’a semblé que son regard se posait sur ma bouche. J’ai essayé de ne pas déglutir, et quand il est sorti, je l’ai rattrapé.