15

Dès que nos lèvres sont entrées en contact, j’ai flanché. Pendant qu’Archer m’enlaçait, j’ai agrippé sa chemise, l’embrassant avec le désespoir éprouvé quand je l’avais cru mort, et le soulagement de l’avoir retrouvé.

Quand nos bouches se sont séparées, j’ai posé ma tête contre sa clavicule et repris mon souffle.

– Je croyais que tu voulais qu’on se retrouve plus tard, ai-je chuchoté.

Il m’a embrassée sur la tempe.

– Ça fait vingt minutes. C’est donc plus tard.

J’ai gloussé et levé la tête.

– Tu m’as manqué, Cross.

– Toi aussi, Mercer.

– Mais je devrais aller voir Jenna, maintenant.

– Oui, tu devrais, a-t-il murmuré en approchant sa bouche de la mienne.

Quand j’ai enfin réussi à regagner le hall, je sautillais presque en grimpant l’escalier. En ouvrant la porte de ma chambre, j’ai déchanté.

– Je ne sais pas pourquoi le fait que tout se dégrade m’étonne encore, ai-je maugréé.

Assise au milieu de son lit, Jenna a déclaré :

– Je pensais que le pire, c’était la destruction du vitrail. Ou Evan se faisant dévorer par la brume. Mais là, j’ai vraiment envie de pleurer.

Notre chambre n’avait jamais été luxueuse. Néanmoins, avant, l’obsession de Jenna pour le rose égayait la pièce, y ajoutait une touche de folie. Ses guirlandes électriques, ses écharpes et son couvre-lit framboise transformaient un endroit impersonnel en véritable chez-soi.

Toute cette décoration avait disparu. Il ne restait plus que deux lits, un bureau abîmé et une commode bancale. Au-dessus de celle-ci, un miroir fissuré déformait nos reflets. Et les couleurs de cette chambre, comme celles du reste du manoir, semblaient avoir entièrement déteint. En fait, j’avais l’impression d’être dans une cellule de prison.

J’étais en train d’expliquer ce que je ressentais à Jenna lorsque la porte a claqué derrière moi, me faisant sursauter. J’ai perçu d’autres claquements provenant du couloir, et quelques cris assourdis.

– Elle est verrouillée ? a questionné Jenna.

J’ai manipulé la poignée et hoché la tête.

– Tu crois qu’Archer a raison ? m’a-t-elle demandé. Que les pouvoirs magiques de chacun sont neutralisés ? Ceux d’Evan n’ont peut-être pas marché à cause de la brume.

J’ai ouvert le placard en soupirant. Comme je m’y attendais, seuls des uniformes de Hex Hall y étaient accrochés.

– Je pense qu’Archer a raison, ai-je répondu en me laissant choir sur mon lit. Quant à moi, à cause d’un sort du Conseil, je n’ai plus de pouvoirs.

– Je suis vraiment désolée, Soph.

– Enfin, je les ai encore, mais je ne peux plus y avoir accès. Sauf si je…

– Quoi ? m’a pressée Jenna.

J’ai traversé la pièce pour aller m’agripper au cadre de son lit.

– Le grimoire de la famille Thorne contient un sort qui peut remédier à cela. Mon père est certain que les Casnoff détiennent cet ouvrage.

Tandis que mon flux magique s’agitait en moi, je me suis mise à arpenter la pièce.

– Si on le trouve, je serai en mesure d’envoûter le manoir pour l’heure du dîner, ai-je repris.

Et de mettre mes pouvoirs au service des Casnoff. Cette perspective m’a soudain donné la nausée.

– C’est peut-être Lara qui garde le grimoire, a suggéré Jenna.

– Bon sang ! Lara. Je n’y avais pas pensé.

Comme de déception, mon flux magique est retombé d’un coup.

– On peut quand même essayer de le dénicher, a dit Jenna. Ou Lara va peut-être arriver. On trouvera un moyen de te rendre tes pouvoirs, Soph.

Je lui ai souri.

– Ton don de l’optimisme m’épate, Jenna.

– En effet, c’est un don, a-t-elle confirmé d’un air lugubre.

En pouffant, je lui ai jeté un coussin dessus, et l’espace d’un instant, c’était comme si rien n’avait changé. Comme si nous chahutions avant d’aller assister à « Méthodes de pratiques magiques de 1500 à nos jours », ou à un autre cours tout aussi rasoir. Pendant l’heure suivante, Jenna m’a raconté sa vie chez Lord Byron (beaucoup de velours froissé, de têtes de mort emplies de sang, et de soirées « scène ouverte aux poètes, version Byron », a-t-elle dit en frissonnant).

– Vix doit se demander ce qui m’est arrivé. Elle était à côté de moi quand cette tornade invisible m’a aspirée pour m’amener ici.

– Tu la retrouveras, Jenna. Je te le promets.

Elle a acquiescé sans conviction.

– Je sais. Parle-moi des Brannick, maintenant.

Je lui ai donc rapporté les épisodes incluant Finley et Izzy, l’arrivée de mon père et de Cal. Je lui ai même confié que j’avais embrassé Cal, et tout ce qui s’était passé avec Archer depuis le séjour à l’abbaye Thorne. Ça faisait de nombreux secrets que je n’avais pas révélés à Jenna et je voyais bien qu’elle était un peu vexée.

– En fait, cet été, tu étais bien plus occupée que je ne l’imaginais, a-t-elle commenté.

– Tu m’en veux ?

Après un instant de réflexion, elle a répliqué :

– Non. Je devrais, mais… je comprends que tu n’aies pas voulu me parler de ta relation avec Archer. Par ailleurs, j’ai passé un mois à croire que tu étais morte, alors il m’est difficile d’éprouver autre chose que de la joie.

– Tant mieux, ai-je dit, soulagée. Car pour élucider cette nouvelle énigme, je vais avoir besoin de mon faire-valoir vampire.

Jenna a fait la moue en se recoiffant.

– C’est plutôt moi, l’héroïne, et toi, le faire-valoir, non ? Avec ta tignasse et tes remarques caustiques.

– Hum, ai-je fait. Et les dessous de ton histoire sont bien plus palpitants que les miens.

Jenna a agité la main.

– Exactement. C’est la vampire qui l’emporte !

Nous avons ri de nouveau. Puis j’ai regardé par la fenêtre. Le ciel gris s’obscurcissait et l’on avait l’impression que la brume ondulait.

– À ton avis, qu’est-ce qui va nous arriver ? a demandé Jenna après un moment.

Rien de bon, ai-je aussitôt songé, mais j’ai passé un bras autour de ses épaules et répliqué :

– On va s’en sortir. Pense à tout ce que nous avons déjà enduré. Ce n’est pas une petite brume tueuse qui va nous faire obstacle, quand même !

Jenna paraissait sceptique.

– J’ignore si tu as confiance en toi ou si tu te fais des illusions, mais merci.

Quand notre porte s’est enfin ouverte, il faisait presque nuit dehors. La voix flûtée de Mme Casnoff dérivait à travers le manoir.

– Vous êtes priés de vous rendre à la salle de bal, disait-elle.

Avec Jenna, nous avons rejoint le groupe d’adolescents qui se dirigeait vers l’escalier. Personne ne pleurait, c’était donc un progrès. Taylor a surgi près de mon coude.

– Sophie, qu’est-ce qui se passe ? a-t-elle questionné, la voix déformée par ses crocs qui dépassaient.

– Je n’en ai aucune idée, ai-je répliqué.

Elle s’est renfrognée, révélant davantage ses incisives.

J’avais oublié à quel point les métamorphes pouvaient être déstabilisants.

– Mais ton père était à la tête du Conseil, a-t-elle insisté. Et tu as passé l’été avec les membres du Conseil. Tu dois forcément savoir quelque chose.

– Et pourquoi Archer Cross est-il ici ? a lancé Justin, qui parvenait désormais à articuler au lieu de glapir. C’est un membre de L’Œil !

– Il a pourtant essayé de t’assassiner, est intervenue Nausicaa en battant des ailes. Alors comment se fait-il que tu le tenais par la main ?

En général, ce genre de conversation finissait au milieu des fourches et des flambeaux, j’ai donc levé les mains pour les calmer. À cet instant, Jenna s’est interposée :

– Sophie ne sait rien, a-t-elle dit en me poussant devant elle.

Cela aurait été plus efficace si elle n’avait pas été aussi petite. Et elle n’a pas ajouté que le Conseil n’était pas responsable de notre présence ici, car hormis Lara Casnoff et mon père, tous les membres étaient morts.

– Elle a aussi peur que vous, a-t-elle repris. Alors dégagez !

À la vue de l’expression des jeunes Prodigium, je me suis dit qu’elle avait dû montrer ses crocs et faire luire ses prunelles rouges.

– Qu’est-ce que c’est que cette pagaille ? a braillé la Vandy.

Super. Comme si nous avions besoin d’elle. La Vandy, mi-matrone, mi-gardienne de prison, bousculait les jeunes autour d’elle en avançant. Elle était essoufflée et ses tatouages violets, marques du Rituel, étaient presque noirs sur sa figure rougeaude.

– Descendez ! a-t-elle hurlé.

Quand le groupe s’est remis à bouger, elle a fusillé Jenna du regard.

– Sortez encore vos crocs, mademoiselle Talbot, et je m’en ferai des boucles d’oreilles. Compris ?

– Oui, madame, a grommelé Jenna.

Nous avons descendu les marches et rejoint la file d’élèves qui pénétrait dans la salle de bal.

– Au moins, il y a une chose qui n’a pas changé à Hex Hall, a commenté Jenna.

– Oui, apparemment, la Vandy est toujours aussi hargneuse. C’est rassurant.

Plus rassurant que l’ambiance sinistre du manoir, le soir. Durant la journée, c’était simplement déprimant. À présent, une lumière verdâtre remplaçait la lueur dorée des lampes fixées aux murs, crachotant à l’intérieur du verre laiteux.

En progressant dans le hall, je me suis arrêtée sur le seuil de l’un des salons. À l’intérieur, la grande fenêtre qui surplombait l’étang était cassée. La brume terrifiante s’engouffrait par le carreau brisé et ondulait au sol. Les photos encadrées accrochées aux murs gisaient désormais sur la moquette.

– « Qu’est-ce qui se passe ? » est la phrase qui tourne en boucle depuis notre arrivée, ai-je dit à Jenna. Mais sérieusement, qu’est-ce qui se passe ?

Jenna a étudié la brume et secoué la tête.

– C’est comme si le manoir était malade. Ou empoisonné. Et l’île aussi.

– C’est possible. Les Casnoff se servent d’une fosse pour fabriquer des démons. Cet été, je l’ai découverte avec Archer et je fais encore des cauchemars des goules qui la gardaient. Est-ce qu’une magie aussi noire, aussi pernicieuse, pourrait étendre ses effets dévastateurs à un lieu tout entier ?

– Cela ne me surprendrait pas, a répondu Jenna, troublée.

– C’est un nouveau thème décoratif, les carreaux brisés ? a lancé Archer.

Il était derrière nous et a pointé sa tête dans le salon.

– On dirait, ai-je répondu.

Alors que je regardais dehors, j’ai distingué une faible lueur provenant de la cabane de Cal. Était-il là ?

Mais la lueur s’est éteinte aussi rapidement qu’elle était apparue, et, les sourcils froncés, je me suis détournée et j’ai glissé mon bras sous celui d’Archer. Puis je me suis rappelé les paroles de Nausicaa. Ce n’était pas le moment d’afficher ses sentiments.

L’intérieur de la salle de bal n’avait pas trop changé. J’étais soulagée de retrouver le désordre des chaises et des tables et non des souches d’arbre.

Mon soulagement a disparu dès que j’ai remarqué Mme Casnoff. Affalée sur sa chaise, à sa place habituelle, elle regardait au loin. Ses cheveux étaient relevés mais très mal coiffés. La Vandy était également assise à la table, mais les trois autres professeurs – Mlle East, M. Ferguson, et Byron, bien sûr – étaient absents.

À l’extrémité de la table, vêtue d’un tailleur bleu, souriant comme si elle prenait le thé avec des amies, se tenait Lara Casnoff.