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Jusqu’à ce jour, je n’ai jamais parlé de mes deux garçons. Pourquoi ? J’avais honte ? Peur qu’on me plaigne ?

Tout ça un peu mélangé. Je crois surtout que c’était pour échapper à la question terrible : « Qu’est-ce qu’ils font ? »

J’aurais pu inventer…

« Thomas est aux États-Unis, au Massachusetts Institute of Technology. Il prépare un diplôme sur les accélérateurs de particules. Il est content, ça marche bien, il a rencontré une jeune Américaine, elle s’appelle Marilyn, elle est belle comme un cœur, il va certainement s’installer là-bas.

— Ce n’est pas trop dur pour vous, l’éloignement ?

— L’Amérique, ce n’est pas le bout du monde. Et puis, l’important, c’est qu’il soit heureux. On a souvent des nouvelles, il téléphone toutes les semaines à sa mère. En revanche, Mathieu, qui fait un stage chez un architecte à Sydney, ne donne plus de nouvelles… »

J’aurais pu dire la vérité, aussi.

« Vous voulez vraiment savoir ce qu’ils font ? Mathieu ne fait plus rien, il n’est plus là. Vous ne le saviez pas, ne vous excusez pas, la disparition d’un enfant handicapé, ça passe souvent inaperçu. On parle de soulagement…

« Thomas est toujours là, il traîne dans les couloirs de son centre médico-pédagogique en serrant une vieille poupée mâchouillée, il parle à sa main en poussant des cris étranges.

— Pourtant, il est grand maintenant, ça lui fait quel âge ?

— Non, il n’est pas grand ; vieux, peut-être, mais pas grand. Il ne sera jamais grand. On ne devient jamais grand quand on a de la paille dans la tête. »