CHAPITRE VI
La journée à la ferme
Le lendemain, les enfants se levèrent de très bonne heure. M. Clément, lui aussi, était matinal, et ils déjeunèrent tous ensemble. M. Clément avait apporté une carte des environs et il l’étudia avec soin après le déjeuner.
« Je vais faire une excursion qui durera toute la journée, dit-il à François qui était assis près de lui. Vous voyez cette petite vallée ? Eh bien, j'ai entendu dire qu'il y a là les scarabées les plus rares de France. J'ai l'intention de l'explorer pour voir si c'est vrai. Et vous autres, qu'allez-vous faire, tous les quatre ?
— Cinq, protesta Claude. Vous avez oublié Dagobert.
— C'est vrai, je lui demande pardon, dit M. Clément d'un ton solennel. Eh bien, qu'allez-vous faire ?
— Nous allons à la ferme pour acheter du pain et des œufs, dit François, et demander au fils du fermier s'il sait quelque chose sur les trains fantômes ; nous visiterons les étables et nous ferons la connaissance des animaux. J'adore les fermes.
— C'est parfait, dit M. Clément en bourrant sa pipe. Ne vous inquiétez pas si je ne rentre pas avant le crépuscule. Quand je suis à la chasse aux insectes, j'oublie l'heure.
— Vous êtes sûr que, vous ne vous perdrez pas ? » demanda Annie avec anxiété.
Elle était certaine que M. Clément ne pourrait pas retrouver tout seul son chemin.
« Oh ! non, mon oreille droite m'avertit si je m'égare, dit M. Clément, elle remue très fort. »
Il la remua, et Annie se mit à rire.
« Je voudrais savoir comment vous faites cela, dit-elle. J'en aurais un succès à la pension si j'étais capable de vous imiter. »
M. Clément se leva.
« À ce soir, dit-il, je me sauve. Si je restais une minute de plus, Annie m'obligerait à lui livrer mon plus cher secret. »
Il descendit la colline et retourna chez lui. Claude et Annie lavèrent la vaisselle pendant que les garçons resserraient les cordes des tentes qui s'étaient relâchées.
« Je suppose qu'on peut laisser tout comme cela, à l'abandon, dit Annie anxieusement.
— C'est bien ce que nous avons fait hier, répliqua Michel. Je me demande qui viendrait nous voler. Il n'y a personne par ici. Tu n'imagines pas qu'un train fantôme va arriver pour entasser nos tentes dans son fourgon et filer à toute vitesse ?
— Ne fais pas l'idiot, s'écria Annie en riant. Je me demandais si nous devions laisser Dagobert pour garder le campement.
— Laisser Dagobert, s'exclama Claude indignée. Pauvre vieux ! Il s'ennuierait bien tout seul. Jamais je n'y consentirais. Tu as des idées stupides, Annie !
— N'en parlons plus ! Et espérons que nous retrouverons tout intact. Donne-moi ce torchon. Claude, si tu n'en as plus besoin. »
Bientôt les torchons furent suspendus sur les genêts où ils sécheraient au soleil. Tout était bien rangé dans les tentes. M. Clément leur cria « au revoir » et s'éloigna. Plus rien ne retenait les cinq dans le campement. Annie prit un panier et en donna un autre à François.
« Pour rapporter les provisions, dit-elle. Nous partons. »
Ils se mirent en route au milieu des bruyères ; les fleurs exhalaient une odeur de miel, et les abeilles s'en donnaient à cœur joie. C'était une belle journée, et les enfants se sentaient libres et heureux. Ils atteignirent bientôt la jolie petite ferme. Plusieurs hommes travaillaient dans les champs, mais François eut l'impression qu'ils n'apportaient pas beaucoup d'ardeur à leur besogne. Il se mit à la recherche du petit garçon de la ferme.
Celui-ci sortit d'un hangar et les héla.
« Vous voulez des œufs ? J'en ai mis de côté pour vous. »
Il regarda fixement Annie.
« Vous n'êtes pas venue hier. Comment vous appelez-vous ?
— Annie, et vous ?
— Jacquot », dit l'enfant en riant.
C'était un garçon sympathique qui avait des cheveux couleur de paille, des yeux bleus, un visage rouge et une expression gaie et gentille.
« Où est ta maman ? demanda François. Pouvons-nous avoir du pain ? Nous avons presque tout mangé hier et nous avons bien besoin de quelques provisions.
— Elle est occupée à la laiterie, dit Jacquot. Vous êtes pressés ? Venez voir mes petits chiens. »
Ils le suivirent dans un hangar. Là, ils aperçurent une grande caisse pleine de paille où était couchée une chienne entourée de quatre amours de chiots. Elle se mit à aboyer à la vue de Dagobert qui se hâta de battre en retraite. Il savait par expérience que les mères sont prêtes à tout pour défendre leurs petits. Les quatre enfants s'exclamèrent sur la beauté des petits chiens, et Annie en prit un dans ses bras.
« Que je voudrais qu'il soit à moi, dit Annie. Je l'appellerais « Mignon ».
« Comment vous
appelez-vous ?
— Quel nom affreux pour un chien, s'écria Claude avec mépris. Un nom idiot ; ça te ressemble bien de le choisir, Annie. Donne-moi ce chien. Est-ce qu'ils sont tous à vous, Jacquot ?
— Oui, dit Jacquot avec fierté. La mère est à moi ; elle s'appelle Diane. »
Diane dressa les oreilles en entendant son nom et fixa des yeux brillants sur son jeune maître. Il caressa sa tête soyeuse.
« Je l'ai depuis quatre ans, dit-il ; quand nous étions à la ferme des Trois Chemins, un voisin me l'a donnée ; elle avait à peine huit semaines.
— Oh ! tu étais dans une autre ferme avant celle-ci ? demanda François ; tu as toujours vécu dans une ferme ? Ça, c'est de la chance.
— J'ai habité deux fermes seulement, dit Jacquot ; la ferme des Trois Chemins et celle-ci. Maman et moi nous avons été obligés de quitter la ferme des Trois Chemins quand papa est mort, et nous avons habité en ville pendant deux ans. Je ne m'y plaisais pas du tout ; j'ai été bien content de venir au Grand Chêne.
— Tiens, je croyais que ton père était ici, remarqua Michel étonné.
— C'est mon beau-père, expliqua-t-il. Il n'est pas fermier. »
Il jeta un regard autour de lui et baissa la voix.
« Il ne sait pas grand-chose sur la culture ; c'est ma mère qui commande les ouvriers, mais il lui donne beaucoup d'argent, et nous avons de belles machines, des voitures. Vous voulez voir la laiterie ? Elle est tout à fait moderne, et maman aime y travailler. »
Jacquot conduisit les quatre enfants dans une laiterie reluisante de propreté où sa mère s'affairait avec une servante. Elle sourit à ses jeunes visiteurs.
« Bonjour. Vous avez encore faim ? Je remplirai vos paniers quand j'aurai fini mon travail. Voulez-vous déjeuner avec mon Jacquot ? Il est très seul ici pendant les vacances et il n'a personne pour lui tenir compagnie.
— Oh ! nous pouvons rester ? cria Annie, ravie. J'aimerais tant ! Tu veux bien, François ?
— Bien sûr. Merci beaucoup, madame, dit François.
— Je suis Mme André, dit la mère de Jacquot. Mais Jacquot s'appelle Jacquot Robin ; c'est le fils de mon premier mari qui était fermier. Vous resterez à déjeuner et vous ferez un repas si copieux que vous ne penserez plus à manger de toute la journée. »
La perspective était agréable, et cette invitation comblait de joie les quatre enfants. Dagobert agita la queue avec énergie. Mme André lui plaisait beaucoup.
« Venez, dit gaiement Jacquot. Je vais vous faire visiter la ferme. Elle n'est pas très grande, mais ça sera bientôt la plus belle ferme du plateau. Mon beau-père ne s'intéresse pas beaucoup aux travaux des champs, mais il est très généreux ; il donne de l'argent à maman et elle achète ce qu'elle veut. »
Les enfants eurent l'impression que les machines représentaient le dernier mot du modernisme. Ils examinèrent une lieuse toute neuve ; ils entrèrent dans l'étable et admirèrent les dalles blanches et les murs de briques blancs ; ils montèrent dans les charrettes peintes en rouge et ils auraient bien voulu essayer les deux tracteurs qui étaient côté à côte dans une grange.
« Vous avez beaucoup d'ouvriers agricoles, observa François ; je n'aurais pas cru qu'il en fallait tant pour cette petite propriété.
— Ce sont des fainéants, dit Jacquot les sourcils froncés. Maman est furieuse contre eux ; ils ne connaissent pas leur métier ; papa lui procure beaucoup d'hommes pour labourer et moissonner, mais il les choisit mal ; ils n'aiment pas le travail des champs et, chaque fois qu'ils le peuvent, ils filent en ville. Nous n'avons qu'un bon travailleur et il est vieux ! Vous le voyez, là-bas ? Il s'appelle Anatole. »
Les enfants regardèrent Anatole occupé à désherber le potager. C'était un vieillard aux yeux très bleus dans un visage ridé.
« Oui, on voit tout de suite que c'est un campagnard, dit François. Les autres ont l'air de citadins.
— Il ne s'entend pas avec eux, dit Jacquot ; il les traite de paresseux et de ganaches.
— Qu'est-ce que ça veut dire « ganaches » ? demanda Annie.
— Ça veut dire idiots, petite sotte », riposta Michel.
Il s'approcha du vieil Anatole.
« Bonjour, dit-il, vous êtes très occupé. Il y a beaucoup à faire dans une ferme, n'est-ce pas ? »
Le vieux leva vers Michel ses yeux de brave homme et reprit aussitôt sa besogne.
« Beaucoup à faire, oui, mais y en a ici des tire-au-flanc, je vous jure, dit-il d'une voix enrouée. Je ne croyais pas qu'un jour je travaillerais avec de si grands paresseux. Non, je ne le croyais pas.
— Qu'est-ce que je vous avais dit ! s'écria Jacquot en riant. Il est toujours en train d'injurier les autres. Aussi il faut les séparer et le laisser travailler tout seul. Mais il a raison, la plupart des types qui sont ici ne savent absolument rien faire. Mon beau-père ferait mieux d'embaucher des gens sérieux que ces bons à rien.
— Où est-il ton beau-père ? » demanda François.
Seul un original, pensait-il, pouvait dépenser tant d'argent en machines neuves et pourtant choisir des ouvriers incapables.
« Il est absent pour la journée, dit Jacquot. Grâce à Dieu ! ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur ses nouveaux amis.
— Pourquoi ? Tu ne l'aimes pas ? demanda Michel.
— Il est gentil, reconnut Jacquot, mais malgré les airs qu'il se donne, ce n'est pas un vrai fermier. Et puis il ne m'aime pas beaucoup ; j'essaie de l'aimer à cause de maman, mais je suis bien content quand il s'en va.
— Ta maman est gentille, dit Claude.
— Oh oui ! Maman est épatante, approuva Jacquot. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle est contente d'avoir une ferme et de posséder toutes ces machines. »
Ils arrivèrent à une grange ; la porte était fermée à clef.
« Je vous avais déjà dit ce qu'il y avait là-dedans, déclara Jacquot. Des camions ! Regardez-les par cette fente. Je ne sais pas pourquoi mon beau-père en a acheté plusieurs à la fois ; il a eu sans doute une occasion. Il aime acheter les choses bon marché et les revendre cher. Il dit que ces camions seront utiles pour porter les récoltes au marché.
— Oui, tu nous l'as déjà dit hier, remarqua Michel. Mais vous avez des tas de charrettes.
— Peut-être bien que les camions ne sont pas pour la ferme et que mon beau-père les garde en attendant que les prix montent, dit Jacquot en baissant la voix. Je ne le dis pas à maman ; ça pourrait l'ennuyer. »
Les filles aussi bien que les garçons écoutaient Jacquot avec intérêt. Ils auraient bien voulu voir M. André. Ce devait être un drôle d'homme, pensaient-ils. Annie essayait d'imaginer son aspect. « Il doit être grand et gros, brun, les sourcils toujours froncés, brusque et impatient, se dit-elle, et certainement il n'aime pas les enfants ; les gens comme lui n'aiment jamais les enfants. »
Ils passèrent une agréable matinée à aller et venir dans la petite ferme ; ils retournèrent rendre visite à Diane et à ses petits. Dagobert attendit dehors, la queue entre les jambes, furieux de voir que Claude pouvait s'intéresser à d'autres chiens que lui.
Soudain, une cloche retentit.
« C'est le déjeuner, dit Jacquot. Allons faire un brin de toilette ; nous sommes très sales. J'espère que vous avez faim. Maman a certainement préparé quelque chose de bon.
— J'ai une faim de loup, dit Annie. Comme si je n'avais rien mangé depuis huit jours. »
Tous auraient pu en dire autant. Ils entrèrent dans la ferme et furent surpris de trouver une belle petite salle de bains. Mme André les attendait et leur distribua des serviettes propres.
« C'est joli, n'est-ce pas ? dit-elle avec fierté. C'est la première fois que je possède une vraie salle de bains. Mon mari vient de la faire installer pour moi. »
Une odeur appétissante montait de la cuisine.
« Vite, dit Jacquot en prenant le savon ; dépêchons-nous ; nous serons prêts dans une minute, maman. »
Leur toilette n'en demanda guère davantage. Qui passerait des heures à se laver quand un bon repas attend dans la salle à manger ?