CHAPITRE XIV
Jacquot devient campeur
François découvrit le sentier tout à fait par hasard et continua sa course au pas de gymnastique ; il s'éclairait avec sa lampe électrique, car il ne croyait pas qu'il rencontrerait quelqu’un dans un chemin aussi désert à cette heure tardive. Quoiqu’envahi par les herbes, le sentier n'offrait pas d'obstacles qui ralentissaient la marche.
« Si le train fantôme s'arrête une vingtaine de minutes, comme la dernière fois, j'aurai juste le temps d'atteindre l'autre extrémité du tunnel, pensait le jeune garçon. Je serai à la vallée des Peupliers avant qu'il arrive. »
Le trajet lui parut très long, mais enfin, à quelque distance, François aperçut une cour entourée de grands bâtiments, des hangars, semblait-il.
Il se rappela les paroles du vieux porteur : la gare de la vallée des Peupliers avait été transformée ; peut-être les voies avaient-elles été enlevées ; peut-être même le tunnel était-il bloqué ? François descendit rapidement la pente et arriva au milieu des hangars qui devaient, supposa-t-il, abriter des ateliers. Avant d'éteindre par précaution sa lampe électrique, il promena autour de lui son rayon et aperçut ce qu'il cherchait : deux voies ferrées toutes rouillées qui le conduisirent jusqu'à l'ouverture noire du tunnel ; là, il alluma de nouveau sa lampe pendant quelques secondes. Oui, les rails s'enfonçaient à l'intérieur. François s'arrêta pour prendre une décision.
« Je vais pénétrer dans le tunnel pour voir s'il est muré », pensa-t-il.
Il s'engagea aussitôt dans le souterrain et marcha entre deux rails ; là, il se servit sans scrupule de sa lampe, certain que personne ne se dresserait devant lui pour lui demander ce qu'il venait faire.
Une cavité béante s'étendait devant lui et se perdait dans les ténèbres ; le tunnel n'était certainement pas bloqué. François aperçut dans le mur une de ces niches destinées aux ouvriers qui travaillent sur les voies et décida de s'y cacher.
Blotti dans cet abri, il regarda le cadran lumineux de sa montre et constata que le trajet avait duré vingt minutes. Le train, sans doute, ne tarderait pas à arriver et passerait près de lui. François eut un frisson et déplora l'absence de Michel. Ce n'était pas très rassurant d'attendre dans l'obscurité un train mystérieux qui, selon toute apparence, roulait sans mécanicien et sortait du néant pour retourner dans le néant.
L'attente se prolongea. Un moment, le jeune garçon crut entendre un grondement lointain et il retint son souffle ; mais bientôt le silence régna de nouveau. Au bout d'une demi-heure, François perdit patience.
« Dans dix minutes, je partirai, décida-t-il ; je ne vais pas passer la nuit à attendre un train fantôme qui ne vient pas. Il restera peut-être à la gare du Grand Chêne jusqu'à demain matin. »
Le délai écoulé, il retourna à la gare de la vallée des Peupliers et reprit le sentier qui montait sur le plateau ; il marchait vite, pressé de retrouver Michel qui montait la garde à l'entrée du tunnel.
Michel était à son poste, fatigué et impatient. Il aperçut le signal que François lui adressait avec sa lampe électrique et répondit de la même façon. Quelques minutes plus tard, les deux frères se rejoignaient.
« J'ai cru que tu ne reviendrais jamais, s'écria Michel d'un ton de reproche. Que s'est-il passé ? Le train fantôme est rentré dans le tunnel il y a un siècle ; il n'est resté que vingt minutes dans la gare.
— Il est retourné dans le tunnel ? répliqua François. Tu es sûr ? Eh bien, il n'est pas sorti de l'autre côté. Je n'ai même rien entendu… à part un faible grondement qui n'a peut-être existé que dans mon imagination. »
Les deux garçons gardèrent le silence, trop étonnés pour parler. Qu'est-ce que c'était que ce train qui sortait d'un tunnel en pleine nuit, s'y enfonçait de nouveau et ne reparaissait pas à l'autre extrémité ?
« Le vieil Etienne nous a parlé d'une bifurcation, remarqua enfin François ; mais elle a été bloquée ; sinon le train aurait pu s'y engager.
— Oui, c'est la seule solution, si le train est réel, convint Michel. Nous ne pouvons pas explorer les tunnels toute la nuit ; attendons à demain. Pour le moment, j'ai envie de dormir. »
François l'approuva. En silence, tous deux retournèrent au camp ; mais ils oublièrent la ficelle tendue devant leur tente et, sans s'en apercevoir, posèrent le pied dessus. Ils se hâtèrent de se recoucher, car ils mouraient de sommeil.
Claude avait décousu un coin de son sac de couchage pour y passer la ficelle qu'elle avait attachée à son orteil. La secousse l'éveilla en sursaut. Dagobert, alerté par le retour des garçons, lui donna un grand coup de langue.
Claude ne s'était pas déshabillée complètement ; elle sortit de son sac et rampa au-dehors. François et Michel se préparaient à partir sans tambour ni trompette ; rirait bien qui rirait le dernier.
Mais lorsqu'elle s'approcha de la tente, rien ne bougeait ; les deux garçons s'étaient endormis tout de suite, fatigués par leur course nocturne. François ronflait un peu et Michel respirait si profondément que Claude l'entendait du dehors. La surprise la cloua sur place. Quelqu'un avait marché sur la ficelle, c'était sûr. Après être restée plusieurs minutes aux aguets, elle se résigna à retourner se coucher.
Le lendemain matin, Claude eut un nouvel accès de rage. Michel et François racontèrent leur aventure de la nuit et Claude eut d'abord quelque peine à les croire. Ils étaient donc encore partis sans elle et, de plus, ils avaient pris soin de ne pas toucher la ficelle. Michel s'aperçut de la fureur de Claude et ne put s'empêcher de rire.
« Tu vois, ma vieille, nous sommes plus malins que toi ; ta petite astuce n'a servi à rien. Mais, au retour, nous avons oublié le piège. Quelle secousse tu as dû sentir ! Tu avais attaché l'autre bout de la ficelle à ton orteil, n'est-ce pas ? »
Claude lui aurait jeté son bol de chocolat à la tête si Jacquot n'était pas arrivé juste à cet instant. Il n'avait pas son sourire habituel et paraissait tout déconfit.
« Bonjour, Jacquot, dit François, tu vas déjeuner avec nous. Assieds-toi.
— Impossible, répondit Jacquot, je n'ai que quelques minutes. C'est la déveine. Il faut que j'aille chez la sœur de mon beau-père et que j'y passe deux semaines. Quinze jours ! Vous vous rendez compte ? Vous serez partis quand je reviendrai, n'est-ce pas ?
— Oui. Jacquot, pourquoi es-tu obligé de partir ? demanda Michel avec surprise. Il y. a eu une scène chez toi ?
— Je ne sais pas, dit Jacquot ; maman ne veut rien me dire, mais elle est toute triste. Mon beau-père est d'une humeur massacrante. À mon avis, ils veulent m'éloigner pour une raison quelconque. Je ne connais pas bien la sœur de mon beau-père, je ne l'ai vue qu'une fois ; elle m'a été très antipathique.
— Eh bien, viens avec nous si tes parents veulent se débarrasser de toi », dit François qui avait pitié de Jacquot.
Le visage du jeune garçon s'éclaira.
« Ça c'est une idée, s'écria-t-il.
— Une idée épatante, convint Michel. Je ne vois pas pourquoi tu ne viendrais pas si tu es de trop à la ferme. Qu'est-ce que ça peut faire à ton beau-père que tu sois chez sa sœur ou ici ? Nous serons très contents de t'avoir.
— Entendu ! déclara Jacquot. Je ne dirai pas un mot à mon beau-père ; je mettrai maman dans le secret ; elle devait m'emmener aujourd'hui. Je ne crois pas qu'elle vendra la mèche et j'espère qu'elle arrangera les choses avec sa belle-sœur. »
Jacquot rayonnait de bonheur ; tous partageaient sa joie, même Claude. Quant à Dagobert, il agitait frénétiquement la queue. Les garçons se réjouissaient d'avance de raconter à leur camarade les aventures de la nuit. Il s'en alla demander la permission à sa mère pendant que les autres faisaient la vaisselle et mettaient tout en ordre.
Après son départ, Claude reprit son air boudeur. Elle ne pouvait pardonner ce qu'elle appelait « la trahison des garçons » et refusa d'écouter leurs commentaires.
« Je me moque de vos trains fantômes, cria-t-elle. Vous n'avez pas voulu de moi ; eh bien, je me désintéresse de vos histoires ! »
Et elle s'éloigna avec Dagobert sans faire part de ses projets.
« Laissez-la partir, dit François exaspéré.
Que faudrait-il que je fasse ? Que je tombe à ses pieds et que je la supplie de nous honorer de sa présence la nuit prochaine si nous retournons là-bas ?
— Nous devrions y aller en plein jour, remarqua Michel, et Claude pourrait venir, car Annie, si elle ne veut pas nous accompagner, peut très bien rester seule dans la journée.
— Tu as raison, dit François, rappelons-la. » Mais Claude était trop loin pour entendre. « Elle a pris des sandwiches, dit Annie ; nous ne la reverrons pas de sitôt. Quelle idiote ! » Jacquot revint au bout d'un moment avec deux couvertures, un chandail de laine et d'autres provisions.
« Ça a été dur de persuader maman, dit-il ; mais elle a fini par consentir ; d'ailleurs, même si elle avait refusé, je serais venu. Mon beau-père n'a pas le droit de me donner des ordres. Que je suis content ! Je n'avais jamais imaginé que je camperais avec vous. S'il n'y a pas de place pour moi dans la tente, François, je coucherai dehors.
— Il y aura bien assez de place, dit François. Bonjour, monsieur Clément. Vous vous levez de bonne heure. »
M. Clément jeta un regard à Jacquot.
« Ah ! c'est votre petit ami de la ferme ? Il vient passer quelques jours avec nous ? Je vois qu'il a apporté des couvertures.
— Oui, Jacquot campera, dit François ; Regardez toutes les provisions qu'il a apportées… assez pour soutenir un siège.
— En effet ! dit M. Clément. Je vais mettre mes collections en ordre. Et vous ?
— Oh ! nous flânerons jusqu'au déjeuner, dit François, puis nous ferons peut-être une promenade. »
M. Clément retourna dans sa tente et se mit au travail en fredonnant.
Soudain Jacquot sursauta et une lueur de crainte passa dans ses yeux.
« Qu'est-ce que tu as ? » demanda François. Puis il entendit ce qui épouvantait Jacquot ; des coups de sifflet qui retentissaient à quelque distance.
« C'est mon beau-père, dit l'enfant. Il me rappelle. Maman a dû lui dire où j'étais ou bien il l'a découvert tout seul.
— Vite, filons et cachons-nous, dit Annie ; si tu n'es pas là, il ne peut pas te reprendre. Quand il en aura assez de te chercher, il partira. »
L'idée leur parut excellente. D'ailleurs, ils ne tenaient pas à affronter la colère de M. André. Tous les quatre dégringolèrent la pente et se cachèrent dans les broussailles. On entendit bientôt une voix qui appelait Jacquot, mais Jacquot resta invisible. M. André arriva jusqu'à la tente de M. Clément. Le professeur, surpris de ces cris, sortit la tête pour voir ce qui se passait et M. André ne lui plut pas du tout.
« Où est Jacquot ? demanda l'homme d'un ton menaçant.
— Je ne sais pas, répondit M. Clément.
— Il faut qu'il retourne à la ferme. Je ne veux pas qu'il rôde ici avec ces gosses.
— Que leur reprochez-vous ? demanda M. Clément. Moi, je les trouve très gentils et très bien élevés. »
M. André dévisagea M. Clément et décida de s'assurer l'appui de ce bonhomme placide, un peu benêt et sûrement inoffensif.
« Je ne sais pas qui vous êtes, dit-il, mais je suppose que vous êtes un parent ou un ami des jeunes campeurs. Dans ce cas, je vous avertis qu'ils courent de grands dangers. Compris ?
— Vraiment ? Quels dangers ? demanda M. Clément d'un ton incrédule.
— Eh bien, sur ce plateau, il y a des endroits qui ne sont pas de tout repos, reprit M. André. Je les connais ; ces enfants s'y sont aventurés. Si Jacquot vient ici, il ira aussi, et je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Sa mère en aurait le cœur brisé…
— Sûrement, approuva M. Clément.
— Renvoyez-le-moi, voulez-vous ? dit M. André. Cette gare là-bas est un endroit très dangereux. On raconte qu'elle est hantée. Des trains fantômes s'y arrêtent. Je ne veux pas que Jacquot soit mêlé à des histoires de ce genre.
— Parfait, dit M. Clément en regardant attentivement M. André ; vous avez l'air de vous intéresser beaucoup à tout cela.
— Moi ? Jamais de la vie, dit M. André. Je me garde bien d'y mettre les pieds. Je ne tiens pas du tout à voir des trains fantômes. Si j'en apercevais un, je prendrais mes jambes à mon cou ; je ne veux pas que Jacquot s'expose au danger. Aussi vous serais-je très reconnaissant de me le renvoyer dès que vous le verrez.
— Parfait !, répéta M. Clément.
M. André, exaspéré, se retint pour ne pas gifler M. Clément, mais il fit demi-tour et s'en alla. Quand il ne fut plus qu'un point noir au loin, M. Clément cria :
« Il est parti, Jacquot. Viens, j'ai à te parler. »
Les quatre enfants sortirent de leur cachette, et Jacquot s'approcha de M. Clément, l'air buté.
« Je voulais simplement te dire que je comprends très bien que tu veuilles passer quelque temps loin de ton beau-père, expliqua M. Clément. Je considère que ce n'est pas du tout mon affaire de te renvoyer auprès de lui. »
Jacquot se mit à rire.
« Oh ! merci, dit-il, que vous êtes gentil ! »
Il se précipita vers les autres.
« Tout est arrangé, dit-il. Je reste. Si nous allions explorer le tunnel après le déjeuner, nous verrions peut-être le train fantôme?
— Bonne idée, dit François. Pauvre Claude ! Encore une aventure qu'elle manquera ! »