CHAPITRE XII
 
Claude se met en colère

img29.png

Jacquot fit un pied de nez à Désiré et s'éloigna lentement. Les autres tendirent l'oreille, craignant d'entendre des coups et des cris, mais aucun son ne leur parvint.

« Il m'a effrayé, dit Désiré en s'asseyant à côté des quatre enfants.

— Pauvre mignon, dit Michel.

— Bébé a bobo, renchérit Claude.

— Le chouchou à sa maman », ajouta François.

Désiré les toisa les uns après les autres et se leva.

« Si je n'étais pas aussi bien élevé, je vous donnerais une gifle à chacun », dit-il, et il partit en courant de peur de représailles.

Les quatre enfants restèrent assis sans parler. Ils étaient désolés pour Jacquot. Claude, furieuse de n'avoir pas participé à l'aventure de la veille, ruminait sa colère. Annie était inquiète.

Au bout d'une dizaine de minutes, la mère de Jacquot parut. Elle portait un grand panier plein de provisions et paraissait chagrinée. Les enfants se levèrent poliment.

« Bonjour, madame, dit François.

— Je regrette de ne pas pouvoir vous demander de rester aujourd'hui, dit Mme André, mais Jacquot s'est très mal conduit. Je n'ai pas voulu que mon mari lui donne une correction ; le petit en garderait rancune à son beau-père, et je ne le veux à aucun prix. Mais il restera au lit toute la journée. Vous ne pourrez pas le voir et j'en suis fâchée. Voici des provisions. Mon Dieu, je suis désolée de cette histoire. Je ne comprends pas pourquoi Jacquot a été insupportable, lui qui est si doux d'habitude. »

Désiré montra un visage hilare.

« Si vous voulez, nous emmènerons Désiré en promenade, proposèrent les enfants. Nous lui ferons escalader des collines et sauter des cours d'eau. Il passera une excellente journée. »

Désiré s'éclipsa aussitôt.

« Vous êtes bien gentils, dit Mme André. Puisque Jacquot est dans sa chambre pour la journée, Désiré n'aura personne avec qui jouer. Mais j'ai peur qu'il ne soit trop gâté pour apprécier des jeux un peu rudes. Il faudra que vous le ménagiez. Désiré, Désiré, venez vite ici faire la connaissance de ces enfants charmants. »

Désiré avait disparu, et personne ne répondit. Ces « enfants charmants » ne lui disaient rien qui vaille. Mme André se mit à sa recherche ; ce fut en pure perte. Les jeunes campeurs n'en furent nullement surpris. François, Michel et Annie riaient sous cape. Claude leur tournait le dos.

Mme André revint essoufflée.

« Je ne peux pas le trouver, dit-elle, tant pis. Je chercherai à l'amuser moi-même quand il reviendra.

— Oui, vous pourriez lui donner des perles à enfiler ou un jeu de patience », dit poliment François.

Les autres s'esclaffèrent, et Mme André elle-même ne put s'empêcher de sourire.

« Oh, mon pauvre Jacquot ! soupira-t-elle. Pourtant c'est sa faute. Au revoir, il faut que je retourne à mon travail. »

Elle entra dans la laiterie. Les enfants firent le tour de la meule de foin. M. André montait dans sa voiture ; il serait bientôt parti. Ils attendirent quelques minutes et l'auto démarra.

« Allons dire un mot à Jacquot avant de partir, proposa François. Ce poirier là-bas est devant sa chambre. »

Ils traversèrent la cour et s'arrêtèrent sous le poirier, à l'exception de Claude qui était restée près de la meule de foin. Michel leva la tête vers la fenêtre et appela : « Jacquot. »

Un visage encore barbouillé de toutes les couleurs se pencha vers eux.

« Bonjour. Il ne m'a pas fouetté, maman n'a pas voulu. C'est égal, j'aurais, mieux aimé être fouetté que de rester enfermé ici. Il fait si beau. Où est ce cher Désiré ?

— Je ne sais pas. Peut-être dans le coin le plus sombre d'une grange, dit François. Jacquot, si tu ne peux pas sortir aujourd'hui, viens ce soir : nous voulons absolument te voir.

— Ça va, dit Jacquot. Est-ce que vous trouvez que je ressemble à un Peau Rouge ?

— Tu es effrayant, dit François. Je me demande si Dagobert t'a reconnu.

— Où est Claude ? demanda Jacquot.

— Elle boude derrière la meule de foin, dit Michel. De toute la journée, elle ne sera pas à prendre avec des pincettes. Tu as vendu la mèche, idiot !

— Oui, je suis un imbécile, convint Jacquot. Tiens voilà Désiré là-bas. Recommandez-lui de faire bien attention au taureau !

— Il y a un taureau ? demanda Annie effrayée.

— Non, mais il pourrait y en avoir un. Au revoir, amusez-vous bien. »

Les trois enfants quittèrent Jacquot et se dirigèrent vers Désiré qui venait de sortir d'un petit hangar. Il leur fit une grimace et courut vers la laiterie pour se réfugier auprès de Mme André.

François saisit le bras de Michel.

« Le taureau. Attention au taureau ! » cria-t-il.

Michel se hâta de participer au jeu.

« Le taureau est détaché. Attention ! » cria-t-il. Annie poussa un cri. Elle savait qu'il s'agissait d'une plaisanterie, mais la voix des garçons était si convaincue qu'elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur.

« Le taureau ! » s'écria-t-elle.

Désiré devint vert.

« Où est-il ? balbutia-t-il.

— Derrière toi », dit François.

Le pauvre Désiré, persuadé qu'un taureau furieux allait se précipiter sur lui, poussa un cri d'épouvante, s'élança dans la laiterie et cacha son visage dans la jupe de Mme André.

« Au secours, au secours, le taureau me poursuit !

— Il n'y a pas de taureau, dit Mme André, surprise. Voyons, Désiré, cela ne peut être qu'un porc ou un mouton. »

Les trois enfants rejoignirent Claude et voulurent lui raconter l'histoire du taureau ; mais elle leur tourna le dos sans les écouter. Mieux valait ne pas insister et laisser Claude se calmer toute seule. Elle s'emportait moins souvent qu'autrefois, pourtant il lui arrivait encore d'avoir des accès de rage. Ils reprirent le chemin du camp. Dagobert les suivait lentement, la queue entre les jambes, sans ses gambades habituelles. Claude n'avait pour lui ni un regard ni une caresse et il était malheureux. Quand ils eurent regagné les tentes, elle laissa libre cours à sa colère.

« Comment avez-vous osé partir sans moi quand je vous avais dit que je voulais venir. Et dire que vous avez emmené Jacquot à ma place ! Vous êtes des brutes ! Je ne vous croyais pas capables de tant de méchanceté, François et Michel.

— Ne dis pas de bêtises, Claude, protesta François. Je t'avais avertie que nous ne voulions pas de toi. Je te raconterai tout ; c'est formidable !

— Vite, vite », supplia Annie.

Mais Claude détourna la tête comme si leurs faits et gestes ne lui inspiraient aucun intérêt. François relata les étranges événements de la nuit. Annie l'écoutait de toutes ses oreilles ; Claude aussi, tout en affectant l'indifférence. Elle ne pardonnerait pas de sitôt ce qu'elle appelait une trahison.

« Voilà, conclut François. Quand le train est sorti du tunnel, j'ai eu peur, je vous l'avoue. Je regrettais ton absence, Claude, mais Annie ne pouvait pas rester seule. »

Claude n'accepta pas les excuses.

« Dagobert vous a sans doute accompagnés, dit-elle ; c'est odieux de sa part de partir sans m'éveiller, lui qui sait que j'adore les aventures !

— Ne dis pas de sottises, cria Michel. Quelle idée d'en vouloir aussi au pauvre Dagobert ; tu lui fais de la peine et tu es injuste : il ne nous a pas accompagnés ; il est venu à notre rencontre à notre retour, puis il a suivi Jacquot jusqu'à la ferme.

— Oh ! » dit Claude ; elle se pencha pour caresser Dagobert qui reprit toute sa gaieté. « Au moins, Dagobert m'a été fidèle. C'est une consolation ! »

Il y eut un silence. Personne ne savait sur quel pied danser lorsque Claude avait un accès de rage. Mieux valait la laisser tranquille.

Annie prit le bras de sa cousine ; elle était très malheureuse quand Claude s'emportait.

« Je ne vois pas pourquoi tu serais fâchée contre moi… je ne t'ai rien fait !

— Si tu n'étais pas une poule mouillée, trop froussarde pour nous accompagner, j'aurais pu voir le train fantôme, moi aussi », dit Claude en se dégageant.

Des larmes montèrent aux yeux d'Annie et François s'indigna.

« Mais toi, Claude, cria-t-il, tu te conduis comme une fille, bien que tu te juges digne d'être un garçon ! Je ne te croyais pas si méchante ! »

img30.jpg
« Je ne te croyais pas si méchante. »

Claude eut honte d'elle-même, mais elle était trop orgueilleuse pour s'excuser. Elle défia François du regard.

« Et moi, je ne vous croyais pas capables de me traiter de cette façon, dit-elle. Après toutes les aventures que nous avons eues ensemble, vous essayez de me semer. Vous m'emmènerez la prochaine fois, n'est-ce pas ?

— Pour te récompenser d'être si vilaine ? » s'écria François qui était aussi obstiné qu'elle dans son genre, « certainement pas ; c'est mon aventure et celle de Michel ; peut-être aussi celle de Jacquot. Mais nous ne voulons ni de toi ni d'Annie. »

Il se leva et s'éloigna avec Michel. Claude arracha des brins d'herbe et les mâchonna avec fureur.

Annie refoulait ses larmes ; elle détestait les querelles. En soupirant, elle se mit en devoir de préparer le déjeuner ; un bon repas rétablirait peut-être la paix.

M. Clément lisait, assis devant sa tente. Il entendit les pas des garçons qu'il avait déjà vus le matin et leva la tête en souriant. « Vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui, répondit François saisi d'une brusque idée. Puis-je jeter un regard sur votre carte, Monsieur Clément ? La grande que vous nous avez montrée.

— Bien sûr. Elle est dans ma tente », dit M. Clément.

Les garçons la trouvèrent et la déplièrent. Michel comprit immédiatement les intentions de François. M. Clément continua sa lecture.

« Les voies ferrées qui passent sous le plateau sont indiquées, n'est-ce pas ? demanda François.

— Oui, il y en a plusieurs, dit M. Clément avec un signe affirmatif. Je suppose qu'il était plus facile de percer un tunnel sous le plateau d'une vallée à l'autre, plutôt que de passer par-dessus. D'ailleurs une voie ferrée là-haut serait complètement recouverte de neige et inutilisable en hiver. »

Les garçons se penchèrent sur la grande carte ; les voies ferrées étaient représentées par un pointillé quand elles étaient souterraines, par de longues lignes noires lorsqu'elles se trouvaient à découvert.

Ils situèrent bientôt l'emplacement du camp. Puis François, après une brève recherche, posa le doigt sur un trait noir qui venait à la suite d'un pointillé. Il regarda Michel qui hocha la tête ; oui, ce pointillé indiquait l'emplacement du tunnel d'où le train fantôme était sorti, et le trait plein, la ligne reliant le tunnel à la gare désaffectée. Le doigt de François revint de la gare au tunnel et le suivit jusqu'à sa sortie. Là, la voie débouchait dans une autre vallée.

Le jeune garçon désigna ensuite sur le plan l'endroit où le tunnel, semblait-il, se divisait en deux tronçons, dont l'un aboutissait à une autre vallée. Les deux frères échangèrent un regard.

M. Clément aperçut soudain un papillon et se leva pour le poursuivre. François et Michel en profitèrent pour se communiquer leurs impressions.

« Le train fantôme suit le tunnel sur toute sa longueur ou bien il tourne ici et débouche dans l'autre vallée, dit François à voix basse. Sais-tu ce que nous allons faire, Michel ? Nous allons demander à M. Clément de nous conduire en ville sous prétexte d'un achat quelconque, et nous irons à la gare pour interroger les employés au sujet de ces deux tunnels ; nous obtiendrons sans doute des renseignements précis.

— Bonne idée, dit Michel au moment où M. Clément revenait. Dites, monsieur, êtes-vous très occupé aujourd'hui ? Pourriez-vous nous conduire en ville après le déjeuner ?

— Certainement », répondit M. Clément avec amabilité.

Les garçons échangèrent un regard ravi ; leur enquête aboutirait, ils n'en doutaient pas, mais ils n'emmèneraient pas Claude. Non, tant pis pour elle. Son accès de colère méritait une punition.

img31.png