CHAPITRE II
Le campement
M. Clément n'était pas un très bon chauffeur ; il appuyait sans cesse sur l'accélérateur et prenait les virages à une vitesse imprudente. De temps en temps, François se retournait pour s'assurer que les bagages étaient encore dans la remorque. Soudain, à un tournant, il vit le paquet des sacs de couchage bondir très haut dans les airs, mais, par bonheur, il ne retomba pas sur la route. Le jeune garçon posa la main sur l'épaule de M. Clément.
« Monsieur, pouvez-vous ralentir un peu, s'il vous plaît ? La remorque sera vide quand nous arriverons si les bagages continuent à sauter à chaque instant.
— Ma parole, j'avais oublié ce que nous traînons derrière nous, dit M. Clément en ralentissant aussitôt. Rappelez-moi à l'ordre si je fais plus de soixante à l'heure. La dernière fois que j'ai pris la remorque, j'ai semé en chemin la moitié de mes valises ; je ne tiens pas du tout à recommencer. »
François n'y tenait pas davantage ; il garda donc un œil fixé sur l'indicateur de vitesse et, quand l'aiguille dépassait le soixante, il donnait une petite tape sur le bras de M. Clément.
M. Clément ne s'en formalisait pas ; il était aux anges. Ce qui lui paraissait le plus agréable dans son métier de professeur, c'étaient les vacances. Pendant l'année scolaire, il n'avait pas assez de temps à consacrer à ses chers insectes ; maintenant il allait passer plusieurs semaines dans le paradis de ses rêves, c'est-à-dire un endroit sauvage, peuplé de sauterelles, de scarabées, de papillons, de chenilles et autres bestioles aussi séduisantes. Il se promettait d'associer à ses études ses jeunes compagnons qui feraient ainsi de rapides progrès en histoire naturelle. Les enfants auraient été horrifiés s'ils avaient deviné ses intentions. Heureusement ils ne s'en doutaient pas…
On ne pouvait regarder M. Clément sans avoir envie de rire tant son physique était cocasse. Ses sourcils en broussaille surmontaient des yeux marron, très doux, qui ressemblaient à des yeux de singe. C'était, du moins, l'opinion de Michel. Son grand nez, d'où sortait une forêt de poils, et sa moustache hérissée avaient un aspect féroce que démentait le menton rond creusé par une fossette. Mais c'étaient les oreilles qui surprenaient le plus Annie ; elles étaient très grandes et pointues, et la droite, quand M. Clément le lui ordonnait, frétillait de la façon la plus amusante ; la gauche, elle, refusait de bouger. Le professeur avait des cheveux épais et toujours en désordre, et ses costumes étaient trop amples pour lui. Les enfants le trouvaient très sympathique. Il était si bizarre, si désordonné, si distrait et si doux bien que, à l'occasion, il pût entrer dans de violentes colères.
François avait souvent raconté aux autres l'histoire de Robert Dumont. M. Clément avait un jour découvert Robert en train de maltraiter un petit garçon dans le vestiaire du collège ; il l'avait saisi par sa ceinture et le secouait. Avec un mugissement de taureau furieux, M. Clément se précipita sur Robert, l'attrapa par sa ceinture, le souleva, et l'accrocha à une patère.
« Vous resterez là jusqu'à ce que quelqu'un vienne vous décrocher, avait crié M. Clément d'une voix de tonnerre. Moi aussi, je sais me servir d'une ceinture. »
Puis il était parti avec le petit garçon terrifié, laissant Robert suspendu au mur et tout à fait incapable de se libérer. La punition avait duré longtemps, car les collégiens, quand ils revinrent après une partie de football, la jugèrent trop méritée pour l'abréger. « Et si la patère n'avait pas cédé sous son poids, Robert y serait encore, avait conclu François en riant. Bon vieux Clément, on ne croirait jamais qu'il est capable de choses pareilles. »
Annie aimait beaucoup cette histoire, et M. Clément désormais faisait figure de héros à ses yeux. Elle était très contente d'être assise près de lui dans la voiture et de bavarder. Les trois autres se serraient dans le fond. Dagobert était à leurs pieds. Claude refusait de le prendre sur ses genoux à cause de la chaleur ; le chien se consolait en se tenant debout contre la portière pour regarder le paysage.
Vers midi et demi, on fit halte pour déjeuner. M. Clément déballa une quantité de sandwiches confectionnés par Mme Clément et tous plus délicieux les uns que les autres.
« Du pâté, des œufs, de la salade, des sardines, du gruyère ! Oh ! monsieur Clément, vos sandwiches sont bien meilleurs que les nôtres », s'écria Annie en mordant dans deux à la fois, l'un au pâté, l'autre aux œufs.
Tous firent honneur au repas. Dagobert, affamé lui aussi, recevait la dernière bouchée de chaque sandwich et attendait avec impatience son tour. M. Clément ne se conforma pas à cet usage, et Dagobert le rappela à l'ordre en lui prenant des doigts le croûton d'un succulent petit pain au jambon. M. Clément en resta ébahi.
« C'est un chien remarquable, dit-il en le caressant, il connaît ses droits ; sa malice est extraordinaire. »
Claude fut ravie de cet éloge. Elle soutenait qu'aucun chien ne pouvait montrer plus d'intelligence que son cher Dago et elle ne se trompait pas. Il lui obéissait au doigt et à l'œil et semblait deviner d'avance ses pensées. Et si, sur le plateau, M. Clément oubliait l'existence des enfants, il serait là pour les protéger.
Ils s'étaient munis de quelques bouteilles d'eau minérale, et des prunes mûres à point composaient le dessert.
Dagobert refusa les prunes, renifla l'eau minérale, puis il alla boire au petit ruisseau qui coulait non loin de là.
Rassasiés, les voyageurs remontèrent en voiture. Annie s'endormit, la tête contre le bras de M. Clément. Michel bâilla et se disposa aussi à faire la sieste. Claude n'avait pas sommeil ni Dagobert non plus. François sentait ses paupières s'appesantir, mais il n'osait pas quitter des yeux l'indicateur de vitesse. M. Clément, ragaillardi par un bon déjeuner, ne paraissait que trop disposé à battre ses records.
« Nous ne nous arrêterons pas pour goûter », dit brusquement M. Clément, et sa voix sonore éveilla Michel en sursaut. « Nous arriverons vers cinq heures et demie. Voyez, on aperçoit le plateau là-bas… Regardez ces taches rouges ; la bruyère est en fleur. »
Tous écarquillèrent les yeux, excepté Annie qui dormait profondément. À gauche, s'élevait le plateau couvert de genêts et de bruyère ; il s'étendait sur des kilomètres et des kilomètres et se perdait au loin dans une brume violette.
« Nous allons prendre cette route à gauche et nous ne tarderons pas à être sur le plateau », déclara M. Clément.
Il fit une si brusque embardée que les bagages bondirent de nouveau dans la remorque. La voiture s'engagea sur une route escarpée et laissa derrière elle deux ou trois petites maisons. Plus loin, c'était la solitude avec quelques fermes très espacées. Çà et là des brebis s'arrêtaient de paître pour regarder ces étrangers.
« Il ne nous reste qu'une trentaine de kilomètres », dit M. Clément en freinant pour éviter deux gros moutons plantés au milieu de la route. « Ces sales bêtes-là devraient bien choisir un autre endroit pour se raconter leurs petites histoires. Filez, laissez-moi passer. »
Dagobert aboya et voulut descendre. Les moutons se décidèrent à s'écarter, et la voiture continua. Annie, réveillée en sursaut par un cahot, demanda où l'on était.
« Quel dommage ! Vous dormiez si bien », dit M. Clément qui donna un coup de volant et faillit verser dans un fossé. « Nous sommes presque arrivés, Annie. »
La route devenait de plus en plus escarpée et le vent fraîchissait. Le plateau s'étendait à perte de vue sous son manteau de bruyère et de genêts, traversé par des ruisseaux qui coulaient en gazouillant.
« Nous pourrons boire leur eau, déclara M. Clément, elle est limpide comme du cristal et froide comme la glace. Il y a un de ces ruisseaux tout près de l'endroit où nous camperons. »
Les enfants accueillirent avec joie cette nouvelle. Le grand seau de toile qu'ils avaient apporté leur aurait paru très lourd s'il avait fallu faire un long trajet. La proximité d'un cours d'eau leur éviterait une ennuyeuse corvée.
M. Clément quitta enfin la route pour prendre à gauche un étroit sentier sillonné d'ornières ; impossible d'aller vite, et les jeunes voyageurs eurent le temps de remarquer tous les détails du paysage.
« Je vais laisser la voiture ici », déclara M. Clément en s'arrêtant près d'un grand rocher qui s'élevait, nu et gris, au milieu de la bruyère ; « elle sera à l'abri du vent. Je crois que nous serions bien là-bas pour camper. »
Il montrait un petit espace entouré de gros buissons de genêts et tapissé de bruyère. François approuva d'un signe de tête. C'était l'endroit rêvé.
« C'est très bien, monsieur, dit-il. Par quoi faut-il commencer ? Nous goûtons ou nous défaisons nos bagages ?
— Goûtons d'abord, répondit M. Clément sans hésitation. J'ai apporté un réchaud ; cela vaut mieux qu'un feu de bois. Les marmites et les casseroles noirciront moins.
— Nous avons un réchaud aussi », dit Annie qui descendait de la voiture et jetait un regard autour d'elle. « C'est délicieux ici… Rien que la bruyère, le vent et le soleil. Là-bas, est-ce la ferme où nous irons chercher des œufs ? »
Elle montrait une maison sur la colline opposée. Par-derrière, dans un champ, trois ou quatre vaches et un cheval paissaient. Un petit verger s'étendait d'un côté et un potager de l'autre.
On ne s'attendait guère à voir une ferme si bien tenue au milieu de la lande.
« C'est la ferme du Grand-Chêne, expliqua M. Clément ; elle a changé de propriétaire, je crois, depuis mon dernier passage ici. J'espère que les nouveaux seront gentils. Voyons, nous reste-t-il quelque chose à manger pour notre goûter ? »
Annie avait eu la précaution de mettre de côté des sandwiches et des morceaux de gâteau. Ils s'assirent sur la bruyère et attaquèrent les provisions.
Dagobert attendait avec patience sa part et regardait les abeilles qui bourdonnaient autour d'eux. Il y en avait des centaines.
« Maintenant, c'est le moment de monter nos tentes, dit François quand il eut avalé la dernière bouchée. Viens, Mick, déchargeons la remorque. Monsieur Clément, nous n'avons pas l'intention de camper trop près de vous ; nous sommes bruyants, nous vous dérangerions. Où voulez-vous que nous installions votre tente ? »
M. Clément ouvrit la bouche pour protester et dire qu'il serait très content d'avoir la compagnie des quatre enfants et de Dagobert, mais il réfléchit que ce serait lui qui risquait de gêner ses jeunes compagnons. Ils voudraient chanter, rire, organiser des jeux ; son voisinage les empêcherait de s'amuser. Il approuva donc leur projet.
« Je vais dresser ma tente ici, près de ce genêt, répondit-il. Je crois que vous seriez très bien là-bas où ces buissons forment un demi-cercle ; ils vous abriteront du vent et nous serons voisins tout en gardant notre indépendance.
— Parfait, monsieur », dit François.
Michel et lui se mirent en devoir de dresser les tentes. C'était très amusant. Dagobert, selon son habitude, se jetait dans les jambes de tout le monde et emportait dans sa gueule les cordes dont on avait besoin, ce qui soulevait des tempêtes de rire. Quand le soir tomba, les trois tentes étaient montées, les bâches étendues par terre et les sacs de couchage tout prêts. Deux dans chacune des tentes des enfants et un dans celle de M. Clément.
« Je vais me coucher, dit M. Clément. Je ne peux plus tenir les yeux ouverts. Bonsoir, dormez bien… » Il disparut dans la nuit.
Annie bâilla et les autres l'imitèrent.
Michel et lui se mirent en devoir de dresser
les tentes
« Couchons-nous aussi, proposa François. Après un goûter si copieux, nous pouvons nous passer de dîner. Une tablette de chocolat et quelques biscuits nous suffiront ; nous les mangerons dans notre sac de couchage. Bonsoir, les filles. Ce sera épatant de se réveiller demain matin. »
Michel et lui se retirèrent dans leur tente. Claude et Annie en firent autant avec Dagobert. Elles se déshabillèrent et se glissèrent dans les sacs de couchage.
« C'est formidable, dit Claude en repoussant Dagobert. Je n'ai jamais été aussi bien de ma vie. Je t'en prie, Dagobert, tiens-toi tranquille ; tu ne vois donc pas la différence entre mes pieds et mon estomac ? Là, c'est mieux.
— Bonsoir, dit Annie à moitié endormie. Regarde, Claude, on voit les étoiles à travers l'ouverture de la tente ; comme elles sont brillantes ! »
Mais Claude n'eut pas le temps d'admirer les étoiles ; elle dormait déjà. Dagobert leva une oreille en entendant la voix d'Annie et poussa un petit grognement. C'était là sa façon de dire bonsoir ; puis il posa sa tête sur ses pattes et s'endormit.
« Notre première nuit de campement, pensa Annie avec bonheur. Je ne veux pas dormir. Je resterai éveillée ; je regarderai les étoiles et je sentirai l'odeur des genêts. »
Mais malgré ses belles résolutions, une seconde plus tard, elle était au pays des songes.