CHAPITRE XI
Où il est surtout question de Jacquot
Pour se rassurer, les trois garçons se serrèrent les uns contre les autres dans les ténèbres ; ils avaient découvert ce qu'ils étaient venus chercher et pouvaient à peine en croire le témoignage de leurs sens. Quel était donc ce train qui était sorti si mystérieusement du tunnel pour y retourner après un arrêt dans la gare ?
« Si au moins je ne m'étais pas tordu la cheville, nous aurions suivi le train jusqu'à la gare, gémit Michel. Que je suis maladroit d'avoir tout gâché au moment le plus palpitant !
— Ce n'est pas ta faute, dit Jacquot pour le consoler. Eh bien ! Nous avons vraiment vu le train fantôme. Il me semble que je rêve. Se dirige-t-il tout seul sans personne pour le conduire ? Est-ce un vrai train ?
— Oui, dit François, tout au moins à en juger par le bruit qu'il faisait. Il y avait de la fumée aussi. Voilà qui est plus fort que de jouer au bouchon. À dire vrai, ça ne me plaît pas beaucoup.
— Allons voir ce qui est arrivé au vieux Thomas, dit Michel. Je parie qu'il est caché sous son lit ! »
Ils se mirent en route. Michel boitait un peu, mais sa cheville ne lui faisait pour ainsi dire plus mal. Quand ils arrivèrent à la gare, ils regardèrent du côté de la cabane ; la lumière avait disparu.
« Il a éteint sa bougie et s'est caché sous son lit, dit Michel. Pauvre vieux ! Il y a de quoi le rendre complètement fou. Regardons ce qu'il fait. »
Ils s'approchèrent de la cabane et essayèrent de voir à l'intérieur ; mais l'obscurité régnait dans la petite pièce. Soudain une minuscule clarté brilla près du plancher.
« Thomas frotte une allumette, chuchota François. Et le voici qui sort la tête de sa cachette ; il a l'air affolé. Tapons à la vitre et demandons-lui s'il n'a besoin de rien. »
Il joignit le geste à la parole, mais se repentit aussitôt de son initiative, car le vieillard poussa un cri de frayeur et se réfugia de nouveau sous son lit ; l'allumette s'éteignit.
« Il vient me prendre, gémit-il, il vient me prendre, et moi qui ai enlevé ma jambe de bois !»
« Nous lui faisons peur, dit Michel ; venez, laissons-le. Il aura une attaque si nous l'appelons. Il croit que le train fantôme vient le chercher. »
Ils errèrent un moment dans la gare sans rien repérer d'intéressant dans l'obscurité. Le silence était complet ; le train fantôme ne paraîtrait sans doute plus de la nuit.
« Retournons au camp, dit François. Mon Dieu ! quelle aventure palpitante. Mes cheveux se sont dressés sur ma tête quand le train est sorti du tunnel. D'où diable venait-il et quelle est l'explication de ce mystère ? »
Ils renoncèrent à résoudre l'énigme et reprirent le chemin du camp ; ils montèrent sur le plateau au milieu des bruyères en s'aidant des pieds et des mains, plus surexcités encore que fatigués.
« Faut-il dire aux filles que nous avons vu le train ? demanda Michel.
— Bien sûr que non, répliqua François. Annie aurait une peur bleue et Claude serait furieuse si elle savait que nous sommes sortis sans elle ; attendons d'en savoir plus long avant de parler aux petites ou à M. Clément.
— Ça va, convint Michel ; tu tiendras ta langue aussi, n'est-ce pas, Jacquot ?
— Bien sûr, promit Jacquot d'un ton de dédain. Comme si j'allais raconter à mon beau-père notre sortie de ce soir. Il serait furieux s'il savait que, malgré ses avertissements, nous sommes descendus là-bas pour voir le train fantôme. »
Soudain il sentit contre sa jambe un contact chaud et humide et poussa un cri.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? »
C'était Dagobert qui était venu à la rencontre des trois garçons ; il leur donna à chacun un coup de langue accompagné de petits jappements.
— Il dit : « Pourquoi ne m'avez-vous pas emmené avec vous ? » traduisit Michel. Je regrette, mon vieux, mais c'était impossible. Claude nous aurait arraché les yeux si nous t'avions emmené en la laissant au camp. Quel effet t'aurait fait le train fantôme, Dagobert ? Je crois que tu aurais eu la frousse et que tu te serais caché dans un terrier de lapin. »
« Ouah », dit avec mépris Dagobert l'intrépide qui n'avait jamais eu peur de rien.
En approchant du camp, les trois garçons baissèrent la voix.
« Bonsoir, Jacquot, viens demain si tu peux. J'espère que tu n'auras pas Désiré sur les bras.
— Au revoir, à bientôt », chuchota Jacquot, et il disparut dans les ténèbres, Dago sur ses talons.
Il faisait chaud dans la tente, et Dagobert avait justement grande envie d'une promenade nocturne. Aux abords de la ferme, il s'immobilisa et grogna tout bas. Jacquot lui posa la main sur la tête.
« Qu'as-tu, mon vieux, tu crois qu'il y a des cambrioleurs ? »
De grands nuages couvraient maintenant les étoiles, et il faisait noir comme dans un four. Au bout d'un moment, Jacquot aperçut, une vague lumière dans une grange ; il approcha sur la pointe des pieds. Soudain il entendit un bruit de pas, une porte qui se refermait et une clef qui tournait dans une serrure.
Jacquot s'avança plus près encore… un peu trop près, car l'homme qui était là l'entendit et brandit le poing. Jacquot reçut le coup sur l'épaule et perdit l'équilibre. Il serait tombé si son agresseur ne l'avait retenu. La clarté d'une lampe électrique aveugla le jeune garçon.
« Tiens, c'est vous, dit une voix étonnée et impatiente. Que faites-vous là si tard ?
— Et vous, que faites-vous ? » riposta Jacquot en se libérant.
Il prit sa lampe électrique et en promena le rayon sur la silhouette obscure qui se dressait devant lui. C'était Pierre, un des ouvriers de la ferme, celui qui avait conduit le camion dans la journée.
« Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ? cria Pierre avec colère. J'ai eu une panne et je rentre à l'instant. Tiens ! vous êtes tout habillé ? D'où venez-vous à cette heure-là ? Vous m'avez entendu venir et vous vous êtes levé pour m'épier, hein ? Avouez-le !
— Jamais », répliqua hardiment Jacquot qui ne voulait pas éveiller les soupçons de Pierre.
« C'est votre chienne, dit l'homme en voyant une forme sombre qui s'esquivait. Vous vous êtes promené avec Diane ? Que diable manigancez-vous donc ? »
Jacquot se réjouit que Pierre n'eût pas reconnu Dagobert. Il s'éloigna sans un mot. Pierre penserait ce qu'il voudrait ; ce n'était pas de chance qu'il ait eu une panne et fût rentré si tard. Si le domestique disait à son maître qu'il avait surpris Jacquot dehors tout habillé en pleine nuit, Mme André, comme son mari, poserait des questions embarrassantes, et Jacquot, qui ne savait pas mentir, serait bien en peine de donner une explication plausible.
Il regagna sa chambre en grimpant sur le poirier devant sa fenêtre. Il ouvrit sa porte doucement pour écouter si quelqu'un était éveillé dans la maison, mais tout était sombre et silencieux. « Au diable, Pierre ! pensa-t-il. S'il parle, je serai puni. » Il se coucha et réfléchit un moment aux étranges événements de la nuit. Puis il glissa dans un sommeil agité et, dans ses rêves, les trains fantômes, Pierre et Dagobert dansèrent une étrange sarabande. Il fut content de se réveiller dans la matinée ensoleillée. Sa mère le secouait.
« Lève-toi, Jacquot. Tu es très en retard. Tu ne vas tout de même pas dormir jusqu'à midi. Nous avons presque fini de déjeuner. »
Pierre n'avait donc pas parlé de la rencontre nocturne. Le jeune garçon s'en félicita et ne pensa plus qu'à rejoindre ses amis. Il leur porterait des provisions ; cela serait un excellent prétexte.
« Maman, veux-tu me donner du pain, du beurre, des œufs pour les campeurs, dit-il après le déjeuner. Je suis sûr qu'il ne leur reste plus rien.
— Tu ne peux pas aller là-bas, ton petit ami va venir, dit sa mère. Comment s'appelle-t-il déjà ? Désiré je ne sais quoi. Il a l'air très gentil. Tu t'es bien amusé hier avec lui, n'est-ce pas ? »
Jacquot aurait fait de Désiré un portrait peu flatteur, mais son beau-père était là, assis près de la fenêtre, en train de lire le journal ; il se contenta de hausser les épaules et de faire une grimace en espérant que sa mère comprendrait sa déception. En effet, elle eut pitié de lui.
« À quelle heure vient Désiré ? demanda-t-elle. Peut-être as-tu le temps de courir jusqu'au camp avec un panier de provisions ?
— Je ne tiens pas du tout à ce qu'il aille là-bas », dit M. André qui posa brusquement son journal pour se joindre à la conversation. « Désiré va arriver d'une minute à l'autre et je connais Jacquot ; il se mettra à parler avec ces gosses et oubliera de revenir. Le père de Désiré est un de mes meilleurs amis, et je veux que Jacquot accueille poliment ce garçon. Je lui défends d'aller au camp aujourd'hui. »
Jacquot ne cacha pas son mécontentement. Pourquoi son beau-père intervenait-il ainsi ? Il l'avait emmené en ville, puis l'obligeait à recevoir Désiré comme pour l'empêcher de jouir de la société de ses charmants camarades qui égayaient sa solitude. C'était exaspérant.
« Je pourrais peut-être aller porter les provisions moi-même ou bien les enfants viendront chercher ce qui leur faut », dit sa mère pour le consoler.
Jacquot refusa de se dérider ; il sortit dans la cour et siffla Diane. La chienne surveillait ses petits qui commençaient à se promener, encore mal assurés sur leurs pattes. Si au moins les campeurs venaient se ravitailler eux-mêmes ce jour-là, il pourrait échanger quelques mots avec eux.
Désiré arriva. Il était à peu près de l'âge de Jacquot, mais très petit pour ses douze ans. Ses cheveux bouclés lui donnaient l'air d'une fille ; son costume de flanelle grise, qui ne faisait pas un pli, était trop élégant pour la campagne.
« Bonjour, cria-t-il à Jacquot ; me voilà. À quoi allons-nous jouer ? Au soldat ?
— Non, au Peau Rouge », dit Jacquot qui se rappelait qu'il avait reçu pour le carnaval un déguisement d'Indien.
Il monta en courant dans sa chambre, enfila le costume et mit sur sa tête le bandeau de plumes qui tombait dans son dos. Puis il prit sa boîte de peinture et, à la hâte, se barbouilla le visage de rouge, de bleu et de vert. Armé de son tomahawk, il redescendit. Il jouerait au Peau Rouge et il scalperait ce Visage Pâle qui venait le relancer chez lui !
Désiré se promenait tout seul dans la cour ; soudain, à sa grande épouvante, un sauvage effrayant se précipita sur lui en poussant un horrible cri de guerre et brandit une arme qui ressemblait à un couperet. Désiré fit demi-tour et s'enfuit avec des hurlements de frayeur.
Jacquot se lança à sa poursuite. Il criait à tue-tête et s'amusait de tout son cœur. Obligé de jouer au soldat la veille avec Désiré, il ne voyait pas pourquoi Désiré, maintenant, ne jouerait pas au Peau Rouge avec lui.
Au même instant, les quatre campeurs arrivèrent en quête de vivres, escortés par Dagobert. Ils s’arrêtèrent net à la vue de Désiré qui fuyait en hurlant, tandis qu'un guerrier indien bondissait derrière lui.
<IMG SRC="IMAGES/IMG28.PNG" WIDTH="448" HEIGHT="627"
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s’enfuit avec des
hurlements de frayeur
Jacquot les aperçut et se livra à une danse guerrière tout autour d'eux, fit semblant de couper la queue de Dagobert, puis se précipita derrière Désiré qui disparaissait.
Les enfants n'en pouvaient plus de rire.
« Oh ! Mon Dieu, s'écria Annie qui pouvait à peine parler. C'est sûrement Désiré ! Et Jacquot, qui a joué au soldat hier toute la journée, prend sa revanche. Regardez, les voici qui reviennent. Pauvre Désiré, il croit qu'il va être scalpé. »
Désiré disparut dans la cuisine en sanglotant, et Mme André courut à lui pour le consoler. Jacquot rejoignit ses amis.
« Bonjour, dit-il. Je m'amusais bien gentiment avec Désiré ; je suis si content de vous voir ; j'aurais voulu aller là-bas, mais mon beau-père me l'a défendu ; il faut que je tienne compagnie à Désiré. Il est odieux, n'est-ce pas ?
— Tout à fait odieux, convinrent les autres.
— Pourquoi ne se fait-il pas tondre ? dit-François avec une grimace. Les cheveux longs donnent un air si niais aux garçons. Crois-tu que ta maman sera furieuse parce que tu as effrayé Désiré ? Peut-être ferions-nous mieux de filer sans rien demander aujourd'hui ?
— Attendez un moment, dit Jacquot en les conduisant vers une meule de foin. Bonjour, Dagobert. Tu n'as pas eu d'aventure en rentrant chez toi la nuit dernière ? »
Jacquot avait complètement oublié que les filles ignoraient les événements de la nuit. Annie et Claude dressèrent aussitôt l'oreille. François fronça les sourcils et Michel donna un coup de coude à Jacquot.
« Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda Claude, aussitôt sur le qui-vive. Que s'est-il passé la nuit dernière ?
— Oh ! je suis allé au camp pour bavarder avec les garçons, et Dagobert m'a raccompagné, dit Jacquot d'un air dégagé. Tu lui permets bien cette petite promenade, Claude ? »
Claude devint rouge de colère.
« Vous me cachez quelque chose, dit-elle aux garçons. Oh ! je devine ; vous êtes descendus à la gare hier soir, n'est-ce pas ? »
Il y eut un silence gêné. François foudroya du regard le pauvre Jacquot qui était furieux contre lui-même.
« Avouez-le, persista Claude. Vous y êtes allés et vous ne m'avez pas réveillée. Je vous déteste tous les trois.
— Avez-vous vu quelque chose ? » demanda Annie en levant vers eux des yeux interrogateurs.
Les deux fillettes pressentaient que les trois garçons avaient vécu des aventures sensationnelles pendant qu'elles dormaient paisiblement sous leur tente.
« Eh bien… » commença François, mais il fut interrompu par l'arrivée de Désiré qui s'approchait, les yeux rouges, et se plantait devant Jacquot ; il était l'image même de la réprobation.
« Ton père te demande, dit-il. Il faut que tu y ailles tout de suite. Tu es une brute et je veux retourner à la maison. Ton père a pris un fouet, et je voudrais qu'il te frappe très fort. J'espère qu'il te fera bien mal. »