CHAPITRE XV
Claude a ses propres aventures
Claude était partie avec une idée en tête : découvrir la vérité sur ce tunnel mystérieux. Elle décida de traverser le plateau jusqu'à la vallée des Peupliers. Peut-être pourrait-elle même entrer dans le tunnel.
Elle arriva bientôt à la gare du Grand Chêne. Thomas bricolait dans la cour. Claude s'approcha de lui. Il ne l'entendit pas venir et sursauta quand elle l'interpella ; il se retourna et la regarda méchamment.
« Filez, cria-t-il. On m'a ordonné de vous chasser, vous et vos amis. Vous voulez que je perde ma place ?
— Qui vous a dit de nous chasser? » demanda Claude étonnée.
Qui pouvait savoir que les quatre enfants étaient venus jusque-là ? « C'est lui », dit le gardien. Il frotta ses yeux et regarda Claude. « J'ai cassé mes lunettes, gémit-il.
— Qui donc vous a dit de nous chasser ? » insista Claude.
Mais le vieux Thomas avait brusquement changé d'humeur ; il se pencha, ramassa un gros caillou et leva le bras. Dagobert gronda. Le vieux laissa retomber la pierre.
« Filez, dit-il. Vous ne voulez pas qu'un pauvre homme comme moi perde son gagne-pain, n'est-ce pas ? Vous avez l'air d'un gentil garçon. Vous ne voudriez pas que le vieux Thomas ait des ennuis? »
Claude fit demi-tour et s'engagea dans le chemin qui conduisait au tunnel afin de jeter un coup d'œil à l'intérieur, mais elle ne vit rien d'intéressant ; comme elle n'avait aucune envie de pénétrer toute seule dans ce passage souterrain elle prit le sentier que François avait suivi la veille au-dessus du tunnel ; elle s'arrêta à mi-chemin pour examiner un étrange monticule au milieu des bruyères.
La fillette écarta le feuillage et ses doigts rencontrèrent un obstacle ; elle tira de toutes ses forces sans arriver à un résultat. Dagobert qui croyait qu'elle avait trouvé un terrier de lapin, accourut à son aide. Il gratta la terre et, brusquement, avec un jappement de frayeur, il disparut.
« Dagobert, cria Claude. Qu'as-tu fait ? Où es-tu ? »
À sa grande joie, un aboiement lointain lui répondit. Où donc était le chien ? Elle l'appela de nouveau et Dagobert aboya de plus belle.
Claude arracha quelques touffes de bruyère et comprit brusquement la nature de cet étrange monticule ; c'était un des trous d'aération du tunnel… c'était de là que s’échappait la fumée à l'époque où circulait de nombreux trains. La cheminée en maçonnerie qui le dépassait avait été recouverte par un amas de terre où avaient poussé des herbes. En se penchant sur l'excavation que Dagobert avait creusée, Claude aperçut un grillage rouillé au milieu duquel s'ouvrait un large trou. C'était par là que le chien était tombé.
« Oh ! Dagobert, j'espère que tu ne t'es pas fait mal, dit anxieusement Claude, ce n'est pas très profond… Attends un moment ; je vais voir ce que je peux faire ; si seulement les autres étaient là pour m'aider. »
Hélas ! Ils n'étaient pas là, et Claude eut beaucoup de peine pour dégager le grillage. Elle y réussit enfin et entendit plus distinctement Dagobert. Il poussait de temps en temps quelques petits jappements comme pour dire : « Ce n'est pas grave, je peux attendre, je ne suis pas blessé… »
Claude était si fatiguée qu'elle fut obligée de s'asseoir pour reprendre haleine. Elle avait faim, mais ne voulut pas manger avant d'avoir rejoint Dagobert, et ne s'accorda qu'un bref moment de repos.
Elle descendit dans le conduit d'aération ; c'était très difficile et elle se demandait si elle n'allait pas dégringoler comme le chien. Une fois à l'intérieur, elle découvrit deux rangées de tiges de fer verticales dont quelques-unes supportaient de minces traverses ; jadis une échelle conduisait jusqu'en haut. La plupart des échelons avaient disparu, mais les montants de fer étaient restés dans le mur de briques. Dagobert poussa un petit cri ; sa jeune maîtresse était maintenant tout près de lui.
Avec précaution, la fillette descendit, et son pied toucha enfin Dagobert. Il se trouvait sur une étroite plate-forme entre deux échelons.
« Oh ! Dagobert, cria Claude terrifiée… comment vais-je te sortir de là ? Ce trou descend jusqu'au tunnel. »
Elle ne pouvait remonter le chien ni le faire descendre par cet escalier de fer où manquaient tant de marches ; la situation semblait désespérée.
« Oh ! Dagobert… pourquoi me suis-je mise en colère et suis-je partie sans les autres à la recherche d'aventures. Ne tombe pas, Dagobert ; si tu tombais, tu te casserais les pattes. »
Dagobert n'avait pas du tout l'intention de tomber ; il avait peur, mais se sentait à peu près en sécurité sur sa plate-forme et se gardait de faire un mouvement.
« Ecoute, Dagobert, dit enfin Claude, je vais essayer d'arriver en bas pour voir à quel endroit nous sommes dans ce tunnel. Je pourrais trouver quelqu'un pour m'aider. Non, c'est impossible ; si au moins je découvrais une vieille corde ou quelque chose qui me permette de te descendre. Oh ! Mon Dieu, quel horrible cauchemar ! »
Claude donna une petite tape à Dagobert pour le rassurer et, du bout des pieds, tâta les échelons. Maintenant ils étaient tous à leur place, et la descente devenait plus facile. La fillette fut bientôt dans le tunnel et pressa le bouton de sa lampe électrique. Alors elle retint un cri de terreur.
Avec précaution, la
fillette descendit
Devant elle, à portée de la main, se dressait une locomotive… Était-ce le train fantôme lui-même ? Claude, haletante, écarquilla les yeux. C'était un train de marchandises d'un modèle très ancien. Claude n'avait jamais vu de locomotive ni de fourgons de cette forme. La cheminée était ridiculement haute, les roues bizarres. La fillette examinait cette étrange apparition à la clarté de sa lampe et, désemparée, ne savait vraiment que penser.
C'était sûrement le train fantôme. Il était sorti du tunnel la nuit d'avant et y était retourné ; mais à la gare de la vallée des Peupliers, François avait en vain guetté son arrivée. Tout s'expliquait maintenant. Le train s'était arrêté au milieu du tunnel et il attendait la nuit pour repartir.
Claude frissonna. Ce train datait d'une époque déjà lointaine. Qui le conduisait la nuit ? Se déplaçait-il sans mécanicien en souvenir de sa jeunesse ?
Non, c'était stupide ; les trains ne pensent pas, ne se souviennent pas. Claude se secoua, et son esprit de nouveau fut tout à Dagobert.
Au même instant, le pauvre Dagobert perdit l'équilibre. Il s'était penché pour voir Claude, ses pattes avaient glissé, et maintenant il dégringolait. Il poussa un hurlement de détresse, son corps heurta un échelon qui ralentit sa chute ; puis il roula jusqu'en bas.
Claude l'entendit et comprit qu'il tombait. Paralysée par la terreur, elle resta immobile comme une statue sans même respirer.
Dagobert s'abattit avec un bruit sourd non loin d'elle et gémit ; en une seconde, Claude fut à genoux près de lui.
« Dagobert, es-tu blessé, es-tu vivant ? Dagobert, dis quelque chose… »
« Ouah », soupira Dagobert, et il se leva en chancelant sur ses quatre pattes, sain et sauf à en juger d'après les apparences.
Il s'était enfoncé au milieu d'un tas de suie accumulée au cours des années dans un coin. Il se secoua violemment, et un nuage noir recouvrit Claude. Peu importait à la fillette ; elle serra Dagobert sur son cœur sans se soucier de maculer son visage et ses vêtements. Puis elle inspecta l'endroit où Dagobert était tombé.
« De la suie ! Oh ! Dago, quelle chance pour toi ! Sans cela tu te serais fait si mal ! »
Dagobert lécha le nez de Claude et fit la grimace ; le goût de la suie ne lui plaisait pas !
Claude se releva ; elle ne tenait pas à remonter par cet horrible trou et, d'ailleurs, Dagobert en aurait été incapable ; il fallait donc sortir par le tunnel. Quelques instants plus, tôt, elle n'aurait pas osé s'engager dans le souterrain de peur de rencontrer le train fantôme, mais le train fantôme était là, devant elle et, dans son inquiétude au sujet de Dagobert, elle l'avait complètement oublié.
Dagobert s'approcha de la locomotive et flaira les roues ; puis il sauta à l'intérieur ; l'audace de Dagobert calma les craintes de Claude. Ce n'était, après tout, qu'un train comme les autres puisque le chien y montait sans frayeur. Elle décida d'examiner les fourgons qui étaient au nombre de quatre. Sa lampe électrique à la main, elle grimpa dans l'un d'eux et Dagobert la suivit. Elle imaginait que le wagon serait vide, déchargé bien des années plus tôt par des employés, mais il était plein de caisses. Claude fut surprise. Pourquoi un train fantôme transportait-il des caisses ? Elle s'apprêtait à examiner leur contenu quand un bruit frappa ses oreilles. Claude se hâta d'éteindre sa lampe électrique, se blottit dans un coin, saisit le collier de Dagobert et écouta. Le chien était aussi sur le qui-vive et ses poils se hérissaient sur son dos.
À un cliquetis métallique succéda un choc sourd. Soudain une lumière brilla et le tunnel fut éclairé comme en plein jour.
Cette clarté venait d'une grande lampe accrochée au mur du tunnel. Claude jeta un regard prudent par une fente du fourgon. Elle se trouvait sans doute au point d'intersection des deux tunnels : l'un allait jusqu'à la gare de la vallée des Peupliers ; mais l'autre, d'après ce qu'avaient appris les garçons, était obstrué. Claude suivit les voies des yeux ; la première descendait le long du tunnel jusqu'à la vallée des Peupliers ; la seconde se dirigeait vers un grand mur fermant le tunnel qui conduisait autrefois à la gare des Corbeaux.
« Oui, c'est bien ce que le vieux porteur a dit à François », pensa Claude. Et elle s'immobilisa, les mains crispées sur le collier de Dagobert, stupéfaite, pouvant à peine en croire ses yeux.
Un pan de mur pivotait, laissant un passage assez large pour le train. Claude retint une exclamation.
Un homme franchit l'ouverture. Claude était sûre qu'elle l'avait déjà vu quelque part ; il s'approcha du train et monta dans la locomotive.
Des bruits divers résonnaient. Que se passait-il donc ? Allumait-on la chaudière pour mettre le train en marche ? Claude n'osait se pencher au-dehors pour regarder ; elle tremblait de tous ses membres, et Dagobert se pressait contre elle pour la réconforter.
Un halètement se mêla aux autres sons. L'homme mettait sans doute la locomotive en marche ; une volute de fumée sortit de la cheminée… Et, de nouveau, des cliquetis et des chocs sourds s'élevèrent…
Une brusque idée épouvanta la fillette : l'homme ferait peut-être franchir au train l'ouverture béante et la refermerait derrière lui. Alors Claude se trouverait prisonnière ; elle serait dans le fourgon, cachée derrière ce mur, sans aucun espoir d'évasion.
« Il faut que je descende avant qu'il ne soit trop tard, pensa-t-elle, prise de panique ; pourvu que l’homme ne me voie pas ! »
Mais au moment où elle s'approchait du marchepied, la locomotive, avec un bruyant « teuf, teuf ! » se mit à reculer, parcourut quelques mètres en arrière, puis s'élança en avant ; cette fois, les roues étaient sur les rails qui franchissaient l'ouverture et s'enfonçaient dans le second tunnel.
Claude n'osa pas sauter du train en marche ; elle resta donc immobile tandis que le convoi pénétrait dans l'autre tunnel par l'ouverture juste assez grande pour la laisser passer.
Le second passage souterrain était aussi brillamment éclairé que le premier. Claude jeta un regard par la fente et aperçut, de chaque côté, de grandes caves où des hommes attendaient. Qui pouvaient-ils être et que faisaient-ils avec ce vieux train ?
Un bruit étrange résonna derrière les fourgons. L'ouverture du mur de brique se refermait. Maintenant il n'y avait plus moyen ni d'entrer ni de sortir. « C'est comme la caverne d'Ali-Baba et des Quarante Voleurs, pensa Claude et, comme Ali-Baba, je suis dans la caverne et je ne sais comment en sortir. Grâce à Dieu, Dagobert est avec moi. »
Le train s'était arrêté. Derrière lui s'élevait le mur et, devant, un autre mur se dressait. Le tunnel devait être bouché à deux endroits. Et, entre les deux, s'étendait cette cave extraordinaire.
Que signifiait tout cela ? Claude se creusait la tête sans le découvrir.
« Que diraient les autres s'ils savaient que nous sommes tous deux dans le train fantôme, prisonniers dans une cachette où personne ne peut nous trouver, chuchota Claude à Dagobert. Qu'allons-nous faire, mon vieux Dago ? »
Dagobert agita la queue ; ces événements dépassaient sa compréhension ; il éprouvait le besoin de dormir quelques instants pour s'éclaircir les idées.
« Nous attendrons que les hommes soient partis, Dagobert, chuchota Claude, en admettant qu'ils partent. Ensuite nous verrons si nous pouvons trouver le moyen de sortir. Nous raconterons tout cela à M. Clément ; il se passe ici des choses bizarres et très mystérieuses et nous sommes tombés juste au milieu. »