CHAPITRE X
 
À la recherche d'un train fantôme

 

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La journée passa agréablement. M. Clément conduisit les enfants et Dagobert auprès d'un étang qui se trouvait à l'extrémité du plateau. On l'appelait l'étang Vert à cause de sa couleur due, expliqua M. Clément, à des substances chimiques dissoutes dans l'eau.

« J'espère que nous ne sortirons pas de là verts de la tête aux pieds, dit Michel en enfilant son maillot. Vous prenez un bain, monsieur Clément? »

M. Clément en avait l'intention. Les enfants croyaient qu'il ne ferait qu'une petite trempette sans s'éloigner du rivage ; mais, à leur grande surprise, il nageait comme un poisson et gagna François à la course.

Ils s'amusèrent beaucoup et, quand ils furent fatigués de leurs ébats, ils sortirent de l'eau pour se chauffer au soleil. La route qui longeait l'étang était à peu près déserte ; le passage d'un troupeau de moutons apporta une petite diversion. Soudain un camion de l'armée fit son apparition ; un jeune garçon était assis à côté du chauffeur et, à la grande surprise des enfants, il leur adressa des signes frénétiques.

« Qui est-ce ? demanda François étonné. Personne ne nous connaît ici. »

Mais Claude, grâce à ses yeux perçants, pouvait répondre à ses questions.

« C'était Jacquot. Et regardez, voici M. André dans son Aronde. Jacquot a préféré la compagnie du chauffeur du camion à celle de son beau-père. Je comprends ça ! »

M. André passa dans sa voiture toute neuve ; il ne jeta pas un regard aux enfants.

« Ils doivent aller au marché, je suppose, dit Michel en se recouchant sur l'herbe. Je me demande ce qu'il transporte.

— Moi aussi, dit M. Clément. Il faut qu'il vende ses céréales et ses légumes à un prix très élevé pour avoir de quoi acheter cette belle voiture et toutes les machines agricoles que vous m'avez décrites. C'est un type rudement malin, ce M. André.

— On ne le dirait pas à le voir, protesta Annie ; il a l'air, au contraire, complètement stupide. Il a une tête à se faire rouler par tout le monde.

— Ce qui prouve qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Si nous plongions encore une fois avant de déjeuner ? »

Les heures passèrent vite. M. Clément était si gai, si jeune de caractère, que les enfants oubliaient son âge et ses fonctions de professeur. Il plaisantait sans cesse, mais d'un air si solennel qu'on aurait pu croire qu'il parlait sérieusement, si son oreille droite n'avait frétillé comme si elle se tordait de rire.

Ils retournèrent au campement vers quatre heures et demie, Annie se hâta de préparer un excellent goûter qu'ils dégustèrent devant la tente de M. Clément.

Tandis que la soirée s'écoulait, François et Michel avaient peine à réprimer leur impatience. En plein jour, l'idée même de trains fantômes leur paraissait risible, mais, lorsque le soleil déclina et que de longues ombres revêtirent le flanc des montagnes, ils eurent un petit frisson en songeant à ce qui les attendait.

La nuit fut d'abord très obscure à cause des nuages qui cachaient les étoiles. Les garçons dirent bonsoir aux fillettes et se glissèrent dans leur sac de couchage ; à travers l'ouverture de la tente, ils surveillaient le ciel.

Peu à peu les nuages épais se dispersèrent, et des centaines d'étoiles brillèrent au firmament.

« Nous y verrons tout de même un peu, chuchota François. Tant mieux. Je ne tiens pas à trébucher dans un terrier de lapin et à me casser la cheville, et mieux vaut se servir le moins possible de lampes électriques en allant à la gare. Inutile d'attirer l'attention sur nous.

— Ce sera palpitant, chuchota Michel. J'espère que Jacquot va venir. Quel malheur si son beau-père le retenait ! »

Mais ils furent bientôt rassurés. Un pas léger se fit entendre et une ombre obscurcit l'ouverture de la tente.

François alluma sa lampe électrique, et la clarté tomba sur le visage rayonnant de Jacquot. François éteignit aussitôt.

« Bonsoir Jacquot. Tu as pu venir, quelle chance ! dit Michel. Dis donc, c'était toi qui étais dans le camion ce matin quand nous nous trouvions près de l'étang Vert ?

— Oui, vous m'avez reconnu ? Je vous ai aperçus et je vous ai fait signe. J'aurais voulu arrêter le camion pour vous parler, mais le chauffeur était d'une humeur de dogue, il a refusé net. Il a dit que mon beau-père serait furieux contre lui. Vous l'avez vu, mon beau-père ? Il suivait dans sa voiture.

— Vous alliez au marché ? demanda François.

— Je suppose que le camion y allait, répondit Jacquot. Il était vide, et sans doute mon beau-père avait-il des achats à faire. Je suis revenu avec lui. Le camion devait rentrer plus tard.

— Et Désiré Bonamour ? demanda Miche! en riant.

— Terrible ! Plus épouvantable encore que son nom, gémit Jacquot. Il a voulu jouer au soldat tout le temps. Le malheur, c'est qu'il doit revenir demain. Encore une journée perdue ! Qu'est-ce que je vais faire de lui ?

— Enferme-le dans la porcherie, suggéra Michel, ou bien avec Diane. Les petits chiens seront ravis de jouer au soldat avec lui. »

Jacquot se mit à rire.

« Si je pouvais ! Mais maman est très contente ; elle trouve que c'est gentil à mon beau-père de me procurer un camarade. Ne parlons plus de lui. Nous partons ?

— Oui », dit François, et il sortit sans bruit de son sac de couchage. « Il ne faut rien dire aux filles. Annie n'accepterait pas de venir et je ne veux pas qu'elle reste seule. Faisons attention de ne pas les réveiller. »

Michel se leva aussi. Les garçons ne s'étaient pas déshabillés et ils n'eurent qu'à enfiler leur veste pour être prêts à partir

« Par où faut-il passer ? » chuchota Jacquot.

François lui prit le bras et le guida. Il espérait qu'il ne perdrait pas son chemin dans l'obscurité ; la nuit, le plateau prenait un aspect tout différent.

« Allons vers cette colline que l'on aperçoit vaguement là-bas et nous serons dans la bonne direction », déclara François.

La colline qui s'élevait à l'ouest leur servit donc de point de repère. La gare semblait beaucoup plus loin la nuit que le jour. Les trois garçons se heurtaient souvent aux buissons de genêts et aux bruyères et avaient peine à garder l'équilibre.

Enfin, à leur grande satisfaction, ils trouvèrent un sentier.

« C'est à peu près à cet endroit que nous avons rencontré le berger », dit Michel qui, sans savoir pourquoi et sans nécessité, parlait à voix basse. « Nous approchons. »

Ils continuèrent à marcher sans bruit. Soudain François saisit le bras de Michel.

« Regarde, dit-il… là-bas. Je crois que c'est la gare ; tu vois ces reflets brillants, ce sont les rails. »

Ils restèrent immobiles sur la pente couverte de bruyère et s'efforcèrent de percer les ténèbres. Bientôt ils purent distinguer des formes vagues. Oui, c'était bien la gare.

Jacquot étreignit le bras de François.

« Tiens ! il y a de la lumière, tu vois. ? »

Les garçons suivirent la direction de son doigt ; en effet, ils aperçurent une clarté jaune et vacillante.

« Oh ! je sais ce que c'est, s'écria Michel ; cette lumière vient de la cabane du gardien. La bougie du vieux Thomas à la jambe de bois. Tu ne crois pas, François ?

— Oui, tu as raison, dit François. Voici ce qu'il faut faire : nous allons descendre là-bas et nous approcher de la cabane. Nous jetterons un coup d'œil à l'intérieur pour voir si Thomas y est, puis nous nous cacherons quelque part et nous attendrons les trains fantômes. »

Ils descendirent la pente ; leurs yeux étaient accoutumés à l'obscurité maintenant et ils se dirigeaient sans peine. Quand ils furent dans la gare, leurs pas résonnèrent sur les cailloux et ils s'arrêtèrent.

« Quelqu'un nous entendra si nous faisons tant de boucan, chuchota François.

— Qui veux-tu qui nous entende ? répondit Michel. Il n'y a personne, excepté le vieux dans sa cabane.

— Comment le sais-tu ? dit François. Voyons ! Jacquot, pas tant de bruit avec tes pieds. »

Ils hésitèrent un instant, puis François trouva la solution.

« Marchons sur le talus, dit-il ; l'herbe amortira le son de nos pas. »

En effet, l'herbe formait un épais tapis, et ils purent en silence avancer vers la lumière qui brillait dans la cabine du gardien. Pour atteindre la fenêtre étroite, les trois garçons durent se dresser sur la pointe des pieds ; ils regardèrent à l'intérieur. Le vieillard était là ; assis dans un fauteuil, il fumait sa pipe et lisait avec difficulté un journal qu'il tenait tout près de ses yeux. Evidemment ses lunettes n'étaient pas encore réparées. Sur une chaise, près de lui, il avait posé son pilon.

« Il n'attend pas de train fantôme, cette nuit, sans cela il n'aurait pas enlevé sa jambe de bois » chuchota Michel.

La bougie vacillait et répandait dans la petite pièce une faible clarté. C'était un logis pauvre, à peine meublé et mal tenu. Un verre grossier et une bouteille de vin rouge étaient sur la table. Au-dessus du poêle rouillé se balançait une vieille casserole accrochée au mur.

L'homme posa son journal, se frotta les yeux et grommela quelques mots. Les garçons n'entendirent pas ce qu'il disait, mais supposèrent qu'il s'agissait des lunettes cassées.

« Est-ce qu'il y a beaucoup de voies dans cette gare ? chuchota Jacquot qui en avait assez de regarder le vieillard. De quel côté se dirigent-elles?

— À environ huit cents mètres d'ici, il y a un tunnel, dit François. Les rails sortent de ce tunnel et aboutissent à la gare.

— Allons jusque là-bas, proposa Jacquot ; venez, il n'y a rien d'intéressant ici.

— Bon, dit François ; je ne crois pas que nous verrons grand-chose là-bas non plus ; à mon avis, les trains fantômes n'existent que dans l'imagination de Thomas. »

Ils s'éloignèrent de la petite cabane pour retourner à la gare, puis suivirent la voie unique qui se dirigeait vers le tunnel. Sûrs de ne pas être entendus par le gardien, ils marchaient sur les cailloux ; pourtant ils parlaient toujours à voix basse.

Soudain le conte fantastique se transforma en réalité ; un grondement lointain et assourdi sortit du tunnel qui était maintenant si près que les garçons apercevaient son ouverture noire. François entendit le premier ce son extraordinaire. Il s'arrêta et saisit le bras de Michel.

« Ecoutez ! » souffla-t-il.

Les autres prêtèrent l'oreille.

« Oui, dit Michel, mais ce n'est qu'un train qui passe sous le plateau, et le bruit se répercute jusqu'ici.

— Non, non, c'est un train qui arrive vers nous », affirma François.

Le grondement devenait de plus en plus fort, accompagné d'un cliquetis métallique ; les garçons s'écartèrent des rails et attendirent en retenant leur souffle.

Était-ce le train fantôme ? Allait-on voir briller l'œil étincelant de la locomotive? Mais le tunnel resta obscur ; pourtant le vacarme se rapprochait. Était-ce le bruit d'un convoi invisible conduit par des fantômes ? Le cœur de François battait à se rompre. Michel et Jacquot se tenaient par la main sans s'en apercevoir.

Le grondement s'amplifia encore, et du tunnel jaillit une longue ombre noire précédée d'une vague lueur. Un bruit de tonnerre assourdit les garçons, puis diminua ; le sol trembla un moment, puis ce fut le silence.

« Eh bien, voilà, dit François d'une voix tremblante. Le train fantôme, sans lumière, sans sifflet ; où est-il passé ? Crois-tu qu'il s'est arrêté à la gare ?

— Allons-y, dit Michel. Je n'ai vu personne dans la locomotive, près de la chaudière ; mais sûrement quelqu'un conduisait. Quelle chose fantastique ; à vous donner le frisson… Pourtant le vacarme était bien réel.

— Filons à la gare », proposa Jacquot qui semblait le moins effrayé des trois.

Ils revinrent lentement sur leurs pas. Soudain Michel poussa un cri.

«Flûte ! Je me suis tordu la cheville ; attendez une minute. »

Incapable de rester debout, il s'assit par terre. Par bonheur, c'était une foulure et non une entorse, mais la douleur était vive, et Michel ne put s'empêcher de gémir ; les autres n'osaient pas le quitter. François s'agenouilla près de lui et offrit de le masser. Michel souffrait trop pour accepter. Jacquot restait debout, dévoré d'anxiété.

Après vingt minutes de repos, Michel parvint à se remettre debout ; avec l'aide des autres, il fit quelques pas hésitants.

« Ça va maintenant, je peux marcher. Allons voir ce qui se passe à la gare. »

Mais ils avaient à peine parcouru cinq ou six mètres quand un halètement sourd, accompagné de chocs métalliques, frappa leurs oreilles. Teuf… teuf… teuf… clic… clac… clic… clac…

« Le train revient, dit François Ne bougez pas ; regardez bien. »

Ils restèrent cloués sur place ; le bruit devint plus proche et se transforma en vacarme. Ils aperçurent le reflet de la chaudière dans la locomotive, puis le train disparut sous le tunnel en éveillant de vagues échos.

« Plus de doute, nous avons vu un train fantôme, s'écria François avec un rire qui sonnait faux. Il est venu et reparti, et personne ne sait d'où il sort ni où il va ; mais nous l'avons vu et entendu. Et, je puis bien l'avouer, j'en ai la chair de poule. »