CHAPITRE V
 
Le retour au camp

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Les enfants et Dagobert laissèrent la gare déserte derrière eux et gravirent la pente couverte de bruyère pour retourner à leur campement. Tout en marchant, les garçons parlaient du vieux Thomas à la jambe de bois et commentaient ses paroles bizarres.

« C'est une drôle d'histoire, remarqua François ; je me demande pourquoi cette gare est désaffectée. Qui sait aussi où conduit ce tunnel et si des trains y passent encore ?

— Je suppose qu'il y a une explication tout à fait banale, riposta Michel. Ce vieux bonhomme a le cerveau complètement fêlé. Si nous avions eu affaire à un véritable gardien, tout nous aurait paru parfaitement normal.

— Le petit garçon de la ferme pourra peut-être nous renseigner ; nous l'interrogerons demain. J'ai bien peur qu'il n'y ait pas de trains fantômes. Tant pis ! Mais j'aimerais bien y aller voir ; s'il y en avait, ce serait si amusant !

— Oh ! François, tais-toi ! s'écria Annie toute tremblante. J'ai l'impression que tu cherches une autre aventure, et tu sais, moi, les aventures, j'en ai par-dessus la tête !

— Il n'y aura pas d'aventure, n'aie pas peur, promit Michel d'un ton rassurant. Et dans le cas contraire, tu pourrais toujours te réfugier auprès de M. Clément. Même s'il avait une aventure devant son nez, il ne la verrait pas ; avec lui, tu ne risquerais rien.

— Voyez ! il y a quelqu'un là-bas », s'écria Claude prévenue par Dagobert qui dressait les oreilles et se mettait à grogner.

« Un berger, je suppose », dit François qui cria gaiement : « Bonsoir, il a fait beau aujourd'hui, n'est-ce pas ? »

Le vieillard qui s'avançait vers eux hocha la tête d'un air approbateur. C'était un berger ou un ouvrier agricole. Il fit halte devant les enfants.

« Vous n'auriez pas vu mes moutons en bas ? demanda-t-il. Ils sont marqués d'une croix rouge.

— Non, nous n'en avons pas rencontré en chemin, répondit François. Mais j'en ai aperçu un peu plus loin sur la colline. Nous sommes simplement descendus jusqu'à la gare.

— N'allez pas là-bas », dit le, vieux berger, et ses yeux d'un bleu fané se fixèrent sur François. « C'est un endroit maudit.

— Nous avons déjà entendu parler de trains fantômes, dit François en riant. C'est à eux que vous pensez ?

— Oui, des trains passent sous ce tunnel et on ne sait pas d'où ils viennent, dit le berger. Souvent je les ai entendus quand j'étais là-haut, la nuit, avec mes moutons. Ce tunnel n'a pas servi depuis trente ans, mais des trains en sortent tout comme autrefois.

— Comment le savez-vous ? Les avez-vous vus ? » demanda François, et un frisson glacé courut le long de son échine.

« Non, je les ai seulement entendus, répliqua le vieillard. Comme cela. Teuf… teuf… teuf, et les wagons s'entrechoquent, mais ils ne sifflent plus. Le vieux Thomas à la jambe de bois prétend que ce sont des trains fantômes et qu'il n'y a personne dedans. Ne descendez pas là-bas, c'est dangereux. »

François aperçut le visage terrifié d'Annie et se mit à rire pour la rassurer.

« Quelle histoire à dormir debout ; je ne crois pas aux trains fantômes, et vous non plus, berger. Michel, tu as notre goûter dans ton sac ? Cherchons un peu d'ombre et nous mangerons nos sandwiches et nos gâteaux. Voulez-vous goûter avec nous, berger ?

— Non, merci, vous êtes bien gentils, dit le vieux en s'éloignant. Il faut que j'aille retrouver mes moutons. Ils s'égarent toujours, et je suis obligé de courir après eux. Au revoir. Ne descendez pas dans cet endroit maudit. »

François trouva une petite pente gazonnée sous un chêne vert d'où « l'endroit maudit » était invisible, et ils s'assirent en rond.

« Quelles absurdités ! dit-il pour ramener un sourire sur les lèvres d'Annie. Nous demanderons demain au petit garçon du fermier. Ce vieux bonhomme à la jambe de bois a fait un cauchemar et l'a raconté à tout le monde.

— Sans doute, dit Michel. Tu as remarqué que le berger n'a pas vu les trains, n'est-ce pas, François ? Il les a simplement entendus. Les bruits se propagent rapidement la nuit et je parie qu'il a été effrayé par les trains qui passent sous le plateau. Il y en a un en ce moment. Vous sentez la vibration ? »

En effet, le sol tremblait et c'était une sensation bizarre.

Le bruit s'arrêta enfin, et les enfants goûtèrent en regardant Dagobert qui s'efforçait d'entrer dans un terrier de lapin. Il creusait avec les deux pattes de devant et soulevait un nuage de poussière. Les enfants lui ordonnèrent de cesser ce jeu stupide, mais il fit la sourde oreille.

« Dites donc, si nous ne sortons pas Dagobert de ce trou, il s'y enfoncera tellement que nous serons obligés de le tirer par la queue, remarqua François. Dagobert, Dagobert, le lapin est très loin d'ici, viens vite. »

Il fallut les efforts combinés de Claude et de François pour obliger Dagobert à obéir, mais il ne cacha pas son indignation. Il leur lançait des regards furieux comme pour leur dire : « Quels empêcheurs de danser en rond ! Je le tenais presque, le lapin, et il a fallu qu'ils viennent me déranger. »

Il se secoua pour se débarrasser du sable accroché dans ses poils, puis s'élança de nouveau vers le trou ; mais Claude l'attrapa par la queue.

« Non, Dagobert, nous rentrons maintenant.

— Il cherche un train fantôme », s'écria Michel.

Cette plaisanterie les fit tous rire, excepté Annie. Ils retournèrent au camp, heureux à la perspective du repos après cette longue marche. Dagobert les suivait de loin en ruminant ses griefs. Ils trouvèrent M. Clément qui les attendait ; la fumée bleue de sa pipe montait dans l'air du soir.

« Ah ! vous voilà, dit-il en levant vers eux ses yeux marron surmontés de sourcils en broussaille. Je commençais à me demander si vous vous étiez perdus. Je suppose que votre chien saurait vous ramener. »

Dagobert agita poliment la queue. « Ouah », dit-il, et il courut vers le seau d'eau pour étancher sa soif. Annie l'arrêta juste à temps.

« Non, dit-elle, c'est l'eau pour laver notre vaisselle ; la tienne est là-bas dans ce plat. »

Dagobert alla à son plat et se désaltéra ; il jugeait qu'Annie était vraiment très tatillonne. La fillette demanda à M. Clément s'il voulait dîner. « Nous ne ferons pas un repas compliqué, expliqua-t-elle ; nous avons goûté très tard, mais je vous ferai cuire quelque chose, si vous voulez, monsieur Clément.

— Vous êtes bien gentille ; moi, aussi, j'ai beaucoup goûté, dit M. Clément Je vous ai apporté un gâteau que ma femme a fait. Voulez-vous que nous le partagions ? Et j'ai une bouteille de sirop d'orange ; il sera très bon avec l'eau du ruisseau. »

Les garçons allèrent chercher de l'eau fraîche. Annie prépara des assiettes et coupa le gâteau en tranches.

« Vous vous êtes bien promenés ? demanda M. Clément.

— Oui, répondit Annie, mais nous avons rencontré un homme très bizarre ; il n'a qu'une jambe et il nous a parlé de trains fantômes. »

M. Clément se mit à rire.

« Ah ! ça, alors ! Ce devait être le cousin d'une petite fille de ma connaissance qui croyait être assise sur un volcan. »

Annie se mit à rire.

« Ne me taquinez pas, monsieur Clément, C'est vrai, vous savez, ce vieux est gardien dans une espèce de vieille gare déserte et il a dit que, lorsque les trains fantômes passaient, il éteignait sa lumière et se fourrait sous son lit.

— Pauvre homme, dit M. Clément. J'espère qu'il ne vous a pas fait peur ?

— Oh ! si, un peu, avoua Annie ; il a jeté un caillou à Michel et l'a atteint à la tête. Demain nous irons à la ferme pour demander au petit garçon ce que c'est que ces trains fantômes. Nous avons rencontré un vieux berger qui les a entendus sans les voir.

— C'est palpitant, dit M. Clément ; ces histoires fantastiques ont, en général, une explication fort simple. Voulez-vous voir ce que j'ai trouvé aujourd'hui ? Un scarabée très rare et très intéressant. »

Il ouvrit une petite boîte et montra à Annie un scarabée qui avait des antennes vertes et une tache rouge sur le dos. La fillette le trouva très joli.

« Cela m'intéresse beaucoup plus qu'une bonne demi-douzaine de trains fantômes, dit-il à Annie ; les trains fantômes ne m'empêcheront pas de dormir cette nuit, mais la pensée de ce petit scarabée me tiendra sans doute éveillé.

— Je n'aime pas beaucoup les scarabées, pourtant celui-ci est ravissant. Vous pouvez passer toute une journée à chercher des insectes, monsieur Clément ? Cela ne vous ennuie pas ?

— C'est passionnant, répliqua M. Clément. Ah ! voici les garçons qui apportent de l'eau. Nous allons manger le gâteau. Où est Claude? Oh ! elle est là-bas, elle change de souliers. »

Claude, qui avait une ampoule, avait mis un peu de pommade sur son talon  ; elle arriva et le gâteau fut distribué.

Ils s'assirent en cercle pour le déguster pendant que le soleil déclinait.

« Il fera beau demain, observa François. Que ferons-nous ?

— Il faudra d'abord aller à la ferme, déclara Michel. La fermière a promis de nous donner du pain, et nous pourrons aussi acheter des œufs. Nous avions emporté huit œufs aujourd'hui et il ne nous en reste plus. Et qui a mangé toutes les prunes, j'aimerais bien le savoir ?

— Vous tous, répliqua Annie. Vous êtes tellement gourmands.

— Moi aussi, s'excusa M. Clément, moi aussi. J'en ai dévoré je ne sais combien ce matin, Annie.

— Les autres en ont mangé beaucoup plus, dit Annie, mais nous pourrons facilement nous en procurer d'autres. »

C'était bon de se reposer en causant et en buvant du sirop d'orange. Accablés par une agréable et saine lassitude, les enfants pensaient avec plaisir aux sacs de couchage.

Dagobert leva la tête et bâilla.

« Dagobert, je peux voir tout ton intérieur jusqu'à ta queue, dit Claude. ; ferme la bouche, tu nous donnes envie de t'imiter. »

C'était vrai. M. Clément lui-même bâilla. Il se leva.

« Je vais me coucher, dit-il. Bonsoir. Nous ferons des projets demain matin. Je vous apporterai quelque chose pour déjeuner ; j'ai des tas de boîtes de sardines.

— Merci, dit Annie, il reste encore du gâteau. J'espère que vous ne trouverez pas que c'est un déjeuner un peu bizarre, monsieur Clément, des sardines et du gâteau ?

— Pas du tout, cela me paraît un repas très bien composé, dit M. Clément qui descendait déjà la colline. Bonsoir. »

Les enfants restèrent encore un moment sans bouger. Le vent fraîchissait. Dagobert se remit à bâiller.

« Il est temps de se coucher, dit François. Bonsoir, petites. La nuit sera très belle. Malheureusement, comme je dormirai dans deux minutes, je n'en jouirai pas. »

Les fillettes entrèrent dans leur tente et furent bientôt dans leur sac de couchage. Une vibration indiqua le passage d'un train, mais aucun bruit ne l'accompagnait.

Deux minutes après, Annie et Claude dormaient profondément.

Les garçons étaient encore éveillés ; eux aussi avaient senti le tremblement de la terre sous eux, et leur pensée se tourna aussitôt vers la vieille gare.

« C'est rudement drôle cette histoire de trains fantômes, Michel, dit François. Je me demande ce qu'il y a de vrai là-dedans.

— Absolument rien, sans doute, dit Michel. Tout de même, nous irons demain à la ferme et nous aurons une petite conversation avec le garçon ; il habite ici depuis longtemps et il doit savoir la vérité.

— La vérité, c'est que le vieux Thomas est loufoque  ; il débite des tas de sornettes, et le berger, comme tous les gens de la campagne, est superstitieux et prêt à croire tout ce qu'on lui dit.

— Tu as sans doute raison, approuva Michel. Cristi, qu'est-ce que c'est que ça ? »

Une ombre noire se faufilait dans la tente en poussant un petit gémissement.

« Oh ! c'est toi, Dagobert. Fiche-nous la paix. Ne fais pas semblant d'être un train fantôme. Va-t'en. Si tu t'approches de moi, je t'enverrai rouler jusqu'en bas de la colline. »

Dagobert posa la patte sur François, et François cria :

« Claude, rappelle ton chien, il me prend pour un vieux tapis. »

Claude ne répondit pas. Dagobert, vexé de cet accueil, disparut ; il retourna auprès de Claude et se coucha en rond sur les pieds de la fillette. Puis, le museau sur les pattes, il s'endormit.

« Dagobert le fantôme, murmura François. Le fantôme Dagobert. Je veux dire…, qu'est-ce que je veux dire…

— Tais-toi, ordonna Michel. Vous m'empêchez de dormir, Dagobert et toi. »

Mais avant même d'avoir fini sa phrase, il était endormi, et le silence tomba sur le petit camp. Personne n'entendit le grondement du train suivant, pas même Dagobert.

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