CHAPITRE VIII
 
Une soirée de paresse

 

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Les cinq enfants et Mme André le regardèrent avec surprise. Il répéta d'un ton plus énergique encore :

« Dites-moi tout ce que vous savez, puis moi je parlerai. »

François se décida à raconter brièvement ce qui s'était passé à la gare et ce qu'avait dit le vieux Thomas. Résumée en quelques mots, l'histoire paraissait complètement stupide. M. André l'écouta avec la plus grande attention, les yeux fixés sur le jeune narrateur. Puis il se renversa sur son siège et vida d'un trait sa tasse de café. Les enfants attendaient ses commentaires, bouillants de curiosité.

« Ecoutez-moi bien maintenant, dit-il d'une voix solennelle en détachant chaque mot. Qu'aucun de vous ne redescende là-bas. C'est un endroit dangereux.

— Pourquoi ? demanda François. Qu'y risque-t-on ?

— Des événements malheureux ont eu lieu là-bas, il y a des années et des années, dit M. André ; des accidents, peut-être des crimes ; aussitôt après, la gare a été fermée et le tunnel n'a plus servi. Vous comprenez, personne n'avait l'autorisation d'aller là-bas et personne n'en avait envie ; on avait peur ; on savait que c'était un endroit dangereux où se passaient des choses étranges. »

Annie ne put s'empêcher de frissonner.

« Monsieur André, vous ne voulez pas dire qu'il y a vraiment des trains fantômes ? » demanda-t-elle toute pâle.

M. André pinça les lèvres et hocha solennellement la tête.

« C'est justement ce que je veux dire : des trains fantômes font la navette entre la gare et le tunnel. Personne ne sait pourquoi ; mais ils portent malheur à ceux qui sont sur leur passage. Ils pourraient même vous enlever, voyez-vous, et on ne vous reverrait jamais plus. »

François se mit à rire.

« C'est impossible, monsieur. Mais vous faites peur à Annie. Parlons d'autre chose. Je ne crois pas aux trains fantômes. »

M. André refusa de changer de conversation.

« Thomas à la jambe de bois a raison de se cacher quand les trains passent, dit-il. Je me demande comment il peut rester dans un endroit pareil. Moi, je n'oserais pas. On ne sait jamais à quel moment un train va sortir de ce vieux tunnel dans l'obscurité. »

François ne put en supporter davantage. Annie serait malade de peur. Il se leva de table et se tourna vers Mme André.

« Je vous remercie beaucoup de cette agréable journée et de ces bons repas, dit-il. C'est l'heure de retourner au camp. Viens, Annie.

— Une minute, interrompit M. André. Je vous défends formellement d'aller dans cette gare. Tu m'entends, Jacquot ? Tu n'en reviendrais peut-être jamais. Le vieux Thomas à la jambe de bois est fou, et ce n'est pas étonnant, on le serait à moins. C'est un endroit dangereux ; je ne veux pas que tu y ailles, Jacquot. Ni vous non plus, mes amis.

— Merci de cet avertissement, monsieur », dit poliment François, saisi d'une violente antipathie pour ce petit homme au grand nez. « Nous partons. Au revoir, madame André, au revoir, Jacquot. Viens demain, nous ferons un pique-nique, veux-tu?

— Oh ! merci, oui, je viendrai, dit Jacquot. Mais attendez, vous n'emportez pas de provisions ?

— Bien sûr que si », dit Mme André qui avait écouté la conversation avec une expression de surprise consternée.

Elle se leva, alla dans l'arrière-cuisine et ouvrit le réfrigérateur. François la suivit, chargé de deux paniers.

« Je vais vous donner de quoi vous régaler, dit Mme André en remplissant les paniers de pain, de beurre, de fromage à la crème. Les jeunes comme vous ont bon appétit. Ne prenez pas trop au tragique les paroles de mon mari ; la pauvre petite Annie était toute pâle de frayeur. Je n'ai jamais entendu parler des trains fantômes et je suis ici depuis trois ans ! Il s'agit sans doute d'un conte à dormir debout, bien que mon mari vous défende avec tant d'insistance de retourner là-bas. »

François garda le silence ; il pensait que M. André s'était conduit d'une façon étrange. Était-il de ces gens qui croient à tous les racontars et que tout effraie ? Il avait l'air assez sot pour cela. François se demandait comment une femme comme Mme André avait pu épouser un tel homme. Cependant M. André était généreux à en juger d'après ce que Jacquot avait dit, et peut-être la mère de Jacquot lui était-elle reconnaissante de lui avoir donné la ferme et l'argent pour la diriger. Oui, ce devait être cela !

François remercia Mme André et insista pour payer ce qu'il emportait. Elle lui aurait volontiers fait cadeau de toutes les provisions et ne voulut accepter qu'une somme dérisoire. Quand ils retournèrent dans la cuisine, les autres enfants étaient déjà sortis. M. André, resté seul, mangeait son jambon.

« Au revoir, monsieur, dit poliment François.

— Au revoir, et rappelez-vous ce que je vous ai dit, reprit M. André. Les trains fantômes portent malheur. Oui, je vous assure, tenez-vous loin d'eux. »

François sourit poliment et sortit.

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« Les trains fantômes portent malheur. »

C'était le soir, et le soleil se couchait derrière les collines. Le jeune garçon rattrapa ses compagnons. Jacquot était avec eux.

« Je vous accompagne jusqu'à mi-chemin, annonça ce dernier. Dites donc, mon beau-père a l'air d'avoir rudement peur des trains fantômes !

— J'ai eu peur aussi, dit Annie ; je ne descendrai plus jamais dans cette gare. Et toi, Claude ?

— Si les garçons y vont, j'irai avec eux », déclara Claude qui, pourtant, ne paraissait pas très à son aise.

« Avez-vous l'intention d'y aller ? demanda Jacquot. Moi, je n'ai pas peur du tout ; ce serait une véritable aventure d'aller guetter les trains fantômes.

— Nous irons peut-être, dit François ; nous t'emmènerons, si tu veux, mais les filles ne viendront pas.

— Je voudrais bien voir ça ! s'écria Claude avec colère… Comme si j'accepterais de rester à l'écart ! Ai-je jamais eu peur de quelque chose ? Je suis aussi courageuse que vous.

— Oui, je le sais. Tu pourras venir quand nous aurons découvert que c'est une histoire stupide, dit François.

— Je vous accompagnerai quand vous irez, riposta Claude prête à monter sur ses grands chevaux. Vous n'oserez pas partir sans moi, j'espère ; si vous le faisiez, tout serait fini entre nous. »

Jacquot fut surpris par ce brusque accès de colère ; il ne savait pas combien Claude était « soupe au lait ».

« Je ne vois pas pourquoi Claude ne viendrait pas avec nous, dit-il ; je l'ai prise pour un garçon la première fois que je l'ai vue. »

Claude lui adressa son plus charmant sourire. Ce compliment lui allait droit au cœur. Mais François resta inflexible.

« Les filles resteront au camp. Annie n'accepterait pas de venir et elle ne peut pas rester seule ; elle aurait peut-être peur. Claude lui tiendra compagnie.

— Elle n'aurait qu'à se réfugier auprès de M. Clément, dit Claude qui se remit à bouder.

— Idiote ! Comme si nous allions raconter à M. Clément que nous allons explorer une gare abandonnée, gardée par un vieux fou qui parle de trains fantômes ! s'écria François. Il nous empêcherait d'y aller ; tu sais bien comment sont les grandes personnes ! Ou il viendrait avec nous et ce serait encore plus ennuyeux.

— Oui, il verrait, lui, des papillons partout, renchérit Michel.

— Il faut que je retourne à la maison, déclara Jacquot ; j'ai passé une journée épatante. À demain pour le pique-nique. Au revoir. »

Les quatre enfants dirent au revoir à Jacquot et continuèrent leur route. Ils retrouvèrent avec plaisir le camp et les deux tentes caressées par un vent léger.

Annie procéda aussitôt à l'inventaire et constata à son grand soulagement que rien n'avait disparu. Il faisait chaud à l'intérieur de la tente, et elle décida de mettre les provisions à l'abri d'un grand buisson de genêt où elles seraient au frais.

Pendant que la fillette remplissait sa tâche de petite ménagère modèle, les garçons descendirent chez M. Clément, mais le professeur n'était pas encore rentré.

« Annie, nous allons nous baigner dans le ruisseau, crièrent-ils ; nous avons chaud. Tu viens ? Claude nous accompagne.

— Non, je n'ai pas le temps, répondit Annie, j'ai trop de travail. »

Les garçons se mirent à rire. Annie prenait au sérieux son rôle de mère de famille. Ils n'insistèrent pas. Bientôt des cris et des rires se firent entendre ; l'eau était très froide, et les trois enfants n'eurent aucune envie de prolonger le bain, mais ils jouèrent à se poursuivre et à s'arroser mutuellement. Dagobert, lui, se montrait plus courageux et s'ébrouait gaiement dans le ruisseau.

« Quel poseur ! Regardez-le, cria Michel. Dago, j'aimerais avoir un manteau de fourrure comme le tien ; je ne sentirais pas le froid de l'eau. »

« Ouah », dit Dagobert, et il remonta sur la berge, se secoua violemment et les aspergea tous les trois. Ils poussèrent des cris et le chassèrent.

Puis ils regagnèrent le camp et passèrent une agréable soirée de paresse. M. Clément ne se montra pas. Annie servit un léger dîner de fromage à la crème et de pain d'épices. Après les repas pantagruéliques de la ferme, cela suffisait amplement. Quand ils eurent mangé, ils s'allongèrent sur la bruyère et se mirent à parler.

« Ce sont des vacances comme je les aime, déclara Michel.

— Moi aussi, approuva Annie, tout est parfait, à l'exception des trains fantômes.

— Ne dis pas de bêtises, Annie, s'écria Claude. Si les trains fantômes n'existent pas, c'est une histoire stupide ; s'ils existent, eh bien, c'est peut-être le début d'une aventure. »

Il y eut un petit silence.

« Est-ce que nous redescendrons dans cette gare ? demanda nonchalamment Michel.

— Oui, je crois, dit François. Je ne vais pas me laisser intimider par les avertissements de M. André.

— C'est ça, approuva Michel. Nous irons et nous verrons bien s'il y a des trains fantômes ou non.

— Je viendrai aussi, affirma Claude.

— Non, dit François, tu resteras avec Annie. »

Claude ne répondit pas, mais son expression ne présageait rien de bon.

« Faudra-t-il mettre M. Clément au courant de nos intentions ? demanda Michel.

— Bien sûr que non, protesta François, qui se mit à bâiller. Je meurs de sommeil. Et il fera bientôt tout à fait nuit. Je me demande où est M. Clément.

— Crois-tu qu'il faut que je l'attende pour lui servir à dîner ? interrogea Annie.

— Non, tu risquerais de rester debout jusqu'à minuit, dit François. Il a des provisions dans sa tente ; il ne mourra pas de faim. Je vais me coucher. Tu viens, Mick ? »

Les garçons furent bientôt dans leurs sacs de couchage ; les fillettes restèrent un moment allongées dans la bruyère à écouter les cris des courlis, puis elles se retirèrent dans ce qu'elles appelaient en riant leur palais. Mais François et Michel, au lieu de dormir, se mirent à parler à voix basse du sujet qui les préoccupait.

« Descendrons-nous à la gare en plein jour avec Jacquot ou bien irons-nous un soir pour guetter les trains de l'autre monde ? demanda François.

— Allons-y la nuit, conseilla Michel ; nous ne verrons pas de trains fantômes en plein jour. Le vieux Thomas est un type très sympathique, surtout quand il vous jette des cailloux à la tête, mais je ne tiens pas du tout à faire plus ample connaissance avec lui.

— Eh bien, si Jacquot veut absolument y aller demain matin, nous l'accompagnerons. Nous pourrons toujours y retourner la nuit, si cela nous chante.

— Bon, nous verrons ce que dit Jacquot », répliqua Michel.

Ils parlèrent encore un moment, puis le sommeil les gagna. Michel commençait à s'assoupir, quand il entendit un bruissement dans la bruyère ; une ombre obscurcissait l'ouverture de la tente.

« Si tu oses entrer, gare à toi, tu recevras mon poing sur le museau, s'écria Michel persuadé que Dagobert lui rendait visite. Je sais ce que tu viens faire… tu veux danser la gigue sur moi.… File, tu entends ? »

La tête, dans l'ouverture de la tente, s'agita un peu, mais ne se retira pas.

Michel se redressa d'un bond.

« Si tu mets une seule patte à l'intérieur de la tente, je t'envoie d'un coup de pied à l'autre bout du plateau, dit-il. Je t'aime beaucoup en plein jour, mais pas du tout la nuit quand je suis dans un sac de couchage. »

Soudain une voix sortit de l'ombre :

« Vous ne dormez pas, je crois ? Tout va bien? Les petites aussi ? Je rentre à l'instant.

— Mon Dieu ! C'est M. Clément ! s'écria Michel, rempli d'horreur. Excusez-moi, monsieur, je croyais que c'était Dagobert qui venait se jeter sur moi comme il le fait souvent. Je suis désolé…

— Ça n'en vaut pas la peine, dit le professeur en riant. Je vois que vous êtes tous en bonne santé, c'est l'essentiel. À demain. »

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