CHAPITRE IX
Un visiteur nocturne
M. Clément fit la grasse matinée le lendemain et personne ne le dérangea. Les fillettes rirent beaucoup en apprenant la façon dont Michel l'avait accueilli la veille, alors qu'il croyait recevoir la visite de Dagobert.
« Il a été rudement chic, conclut Michel. Je crois même qu'il a trouvé le quiproquo amusant. J'espère que, ce matin, il n'aura pas changé d'avis. »
Ils étaient en train de prendre leur petit déjeuner, un petit déjeuner très consistant, ainsi que le leur avaient recommandé leurs parents, et qui comprenait non seulement du chocolat cuit, des tartines de beurre, mais aussi les bonnes choses que Mme André leur avait données la veille. Dagobert mendiait des bouchées de tous les côtés et se demandait si Claude lui donnerait un peu du fromage à la crème qu'elle étendait sur son pain. Dagobert adorait le fromage à la crème ; il regarda le plat et poussa un soupir ; il aurait volontiers fait disparaître tout son contenu d'un coup de langue et il regrettait sa bonne éducation qui l'en empêchait.
« Je me demande à quelle heure viendra Jacquot, dit Claude. S'il arrivait de bonne heure, nous pourrions faire une bonne promenade sur le plateau et pique-niquer quelque part. Jacquot doit connaître des coins agréables.
— Oui, mettons vite tout en ordre et quand il sera là, nous le prendrons pour guide et nous lui dirons de nous montrer le plus joli site des environs, dit Annie. Oh ! Dagobert. Vilain ! Tu m'as pris ma bonne tartine de fromage à la crème.
— Ça t'étonne ! Pourquoi l'agitais-tu sous son nez ? demanda Claude. Il a cru que tu la lui offrais.
— Eh bien, il n'en aura plus, dit Annie, ce sera sa punition. Quels gourmands nous sommes ! Nous charrions des quantités de provisions et elles sont tout de suite finies.
— Je parie que Jacquot apportera quelque chose, dit Michel. C'est un chic type. Avez-vous jeté un coup d'œil dans l'immense réfrigérateur de sa mère ? Toutes les étagères sont garnies. Ce n'est pas étonnant que Jacquot soit gras à lard.
— Tu exagères ; il n'est pas si gros que ça, dit Annie. C'est lui qui siffle ? »
Non, ce n'était pas Jacquot, mais un courlis qui passait au-dessus de leurs têtes.
« C'est encore trop tôt pour lui, dit François. Veux-tu que nous t'aidions à débarrasser, Annie ?
— Non, c'est mon travail et celui de Claude, répondit Annie avec fermeté. Allez voir si M. Clément est réveillé et demandez-lui s'il veut une tranche de jambon et du fromage à la crème. »
Les garçons descendirent jusqu'à la tente de M. Clément. Le professeur, assis dehors, déjeunait de bon appétit. Il brandit la tartine qu'il tenait.
« Je suis en retard ce matin. Hier, je suis allé très loin et je suis rentré à des heures indues. Je suis désolé de vous avoir réveillés, François et Michel.
— Non, non, nous ne dormions pas, dit Michel qui devint rouge de confusion. J'espère que vous avez passé une bonne journée, monsieur Clément ?
— Un peu décevante. Je n'ai pas trouvé tous les insectes que j'aurais voulus, dit M. Clément. Et vous, vous vous êtes bien amusés?
— Très bien », dit Michel, et il décrivit leur journée à la ferme.
M. Clément parut intéressé et il écouta avec attention les avertissements de M. André à propos de la gare.
« Il a l'air complètement stupide, cet homme », dit-il en faisant tomber les miettes accrochées à sa chemise. « Tout de même, à votre place, je me tiendrais loin de cette gare. Des histoires de ce genre ont toujours une raison. Il n'y a pas de fumée sans feu.
— Voyons, monsieur, vous ne croyez pas qu'il y a des trains fantômes ? dit Michel surpris.
— Oh ! non, je crois qu'il n'y a pas du tout de trains dans une gare désaffectée, dit M. Clément ; mais, quand un endroit a un mauvais renom, mieux vaut ne pas le fréquenter.
— Vous avez raison, monsieur », se hâtèrent de dire Michel et François.
Puis ils abordèrent un autre sujet. Ce serait ennuyeux si M. Clément, comme M. André, leur interdisait de retourner là-bas ; la gare avait pris l'attrait du fruit défendu et ils étaient fermement décidés à percer le mystère qui l'entourait.
« Allons retrouver les petites, dit Michel. Nous attendons Jacquot, c'est le garçon de la ferme ; il doit passer la journée avec nous, et nous ferons une grande promenade ; nous emporterons notre déjeuner. Vous partez aussi, monsieur ?
— Pas aujourd'hui, dit M. Clément ; mes jambes sont lasses ; et d'ailleurs, il faut que je m'occupe des insectes que j'ai rapportés. J'aimerais bien faire la connaissance de votre petit ami de la ferme. Comment l'appelez-vous ? Jacquot, n'est-ce pas ?
— Oui, monsieur, dit François. Nous vous l'amènerons dès qu'il arrivera, puis nous partirons et vous aurez la paix toute la journée. »
Mais Jacquot ne vint pas ; les enfants l'attendirent en vain toute la matinée. Ils retardèrent le déjeuner jusqu'au moment où ils eurent l'estomac dans les talons. Ils mangèrent sur la bruyère, devant les tentes.
« C'est drôle, remarqua François ; il sait bien où est notre camp ; nous le lui avons montré de loin hier quand il nous a accompagnés à mi-chemin ; peut-être viendra-t-il cet après-midi. »
Mais l'après-midi s'écoula et Jacquot ne parut pas. Après le goûter, François eut envie d'aller voir ce qui se passait, mais il se ravisa. Jacquot avait sans doute quelque bonne raison pour ne pas venir, et Mme André pourrait ne pas être contente d'avoir les mêmes visiteurs deux jours de suite.
Les enfants ne s'amusèrent pas beaucoup ce jour-là. Ils n'osaient pas s'éloigner des tentes au cas où Jacquot arriverait. M. Clément était occupé avec ses insectes et déplorait aussi l'absence du jeune invité.
« Il viendra demain, dit-il. Avez-vous assez à manger ? J'ai quelques boîtes de conserves, si vous en avez besoin.
— Oh ! non, merci, monsieur, dit François. Nous avons encore des provisions. Nous allons jouer aux cartes ; voulez-vous vous joindre à nous ?
— Oui, je crois, dit M. Clément en se levant et en s'étirant. Savez-vous jouer à la belote ? »
Ils connaissaient ce jeu ; ils battirent à plates coutures le pauvre M. Clément qui était un joueur très maladroit. Le professeur perdit avec le sourire et s'amusa tout de même. Mais il rejeta la responsabilité de sa défaite sur Dagobert qui lui avait brouillé les idées en restant derrière lui et en lui soufflant dans le cou.
« Votre chien imagine sans doute qu'il sait mieux jouer que moi, se plaignit-il. Chaque fois que j'abats une carte, il pousse un soupir de désapprobation. »
Ils se mirent à rire et Claude pensa tout bas que Dagobert jouerait probablement mieux que M. Clément s'il pouvait tenir les cartes.
Jacquot ne parut pas. Quand on n'y vit plus, les enfants posèrent les cartes et M. Clément annonça qu'il allait se coucher.
« Je suis rentré très tard hier soir, dit-il, j'ai sommeil. »
Les autres décidèrent de l'imiter. À la tombée de la nuit, ils pensaient toujours avec plaisir aux sacs douillets qui les attendaient. Les fillettes s'installèrent confortablement, et Dagobert se pelotonna sur les pieds de Claude. Dès qu'il fut allongé, Michel bâilla bruyamment et ferma les yeux sans avoir eu le temps de dire bonsoir à son frère. François ne tarda pas à suivre son exemple.
Tous dormaient profondément lorsque Dagobert dressa les oreilles ; il poussa un grondement si faible que les fillettes ne l'entendirent pas, et encore moins François et Michel qui étaient à quelque distance. La tête levée, sur le qui-vive, le chien écouta attentivement. Il gronda de nouveau et reprit son attitude de gardien vigilant. Enfin il glissa à terre, se secoua et, sans réveiller Claude, sortit de la tente. Un léger bruit l'avait alerté. Il ne percevait rien de vraiment anormal, mais son devoir l'obligeait à veiller sur la sécurité de ses jeunes maîtres.
Michel fut réveillé en sursaut par un frôlement contre la tente. Il s'assit et attendit. Une ombre se profila dans l'ouverture.
Était-ce Dagobert ou M. Clément ? Soucieux de ne pas répéter l'erreur de la veille, le jeune garçon garda le silence. L'ombre resta immobile et ne parla pas. L'intrus, semblait-il, hésitait sur la conduite à tenir. Qui était-ce ? Michel commença à avoir peur.
« Dagobert », dit-il enfin à voix basse.
Alors l'ombre prit la parole :
« Michel ? François ? C'est Jacquot qui est ici. Dagobert est près de moi. Je peux entrer ?
— Jacquot ! s'écria Michel stupéfait. Pourquoi arrives-tu à cette heure-ci ? Et pourquoi n'es-tu pas venu dans la journée ? Nous t'attendions.
— Oui, je sais, je regrette beaucoup », dit Jacquot, et il se faufila dans la tente.
Michel secoua François par les épaules.
« François, Jacquot est là… et Dagobert aussi. File, Dago. Jacquot, assieds-toi sur mes pieds. Ne reste pas debout. Et explique-nous pourquoi tu viens en pleine nuit ?
— Je suis désolé de vous avoir fait attendre pour rien, dit Jacquot quand il fut installé, mais mon beau-père m'a annoncé brusquement que je l'accompagnerais pendant toute la journée ; je ne sais pas pourquoi… En général, il ne s'occupe pas de moi.
— Ce n'est vraiment pas chic de sa part puisqu'il savait que tu devais venir pique-niquer avec nous, dit François. Il t'a fait faire quelque chose d'important ?
— Absolument rien, dit Jacquot. Il m'a emmené en voiture à la ville, c'est à quarante kilomètres d'ici. Puis il m'a laissé à la bibliothèque en promettant de revenir me chercher quelques minutes après ; il m'a oublié pendant des heures. Heureusement, j'avais mon goûter, mais je me suis beaucoup ennuyé et j'étais furieux.
— Tant pis ! Tu viendras demain, dit Michel.
— Je ne pourrai pas, s'écria Jacquot au comble du désespoir. Il m'a annoncé la visite du fils d'un de ses amis ; un garçon qui s'appelle Désiré Bonamour. Vous voyez ça d'ici. Il faut que je passe la journée avec lui et, par malheur, maman est très contente. Elle croit que mon beau-père ne s’occupe pas assez de moi.
— Oh ! zut alors, tu ne pourras pas venir demain non plus, dit François. Et après-demain ?
— Je le voudrais bien, dit Jacquot, mais je parie, que ce cher Désiré se collera à moi comme une sangsue. Il faudra que je lui montre les vaches et les chiens. Flûte ! J'aimerais beaucoup mieux être avec vous quatre et Dagobert.
— Quelle guigne ! s'écria François.
— Je voulais absolument vous avertir, reprit Jacquot, et je n'ai pas pu venir plus tôt. À propos, je vous ai apporté des provisions. Je suppose que vous en avez besoin. Ce que j'ai pu avoir le cafard en pensant aux trains fantômes. Et maintenant qui sait quand nous pourrons aller ensemble à la gare.
— Eh bien, si tu ne peux pas venir dans la journée demain ni après-demain, nous pourrions y descendre une nuit, proposa François. Veux-tu demain soir, à peu près à cette heure-ci ? Nous ne dirons rien aux filles ; nous nous esquiverons tous les trois. »
Dans sa joie, Jacquot ne trouva pas un mot à dire et se contenta de pousser un petit cri. Michel se mit à rire.
« N'aie pas trop d'illusions, nous ne verrons sans doute absolument rien. Apporte une lampe électrique, si tu en as une ; tu viendras dans notre tente et tu me pinceras l'orteil ; je ne dormirai probablement pas, mais, dans le cas contraire, je me réveillerai tout de suite. Et pas un mot à personne, bien entendu.
— Tu penses, répliqua Jacquot dont tous les désirs étaient comblés. Maintenant je crois qu'il faut que je me sauve. C'est assez effrayant de traverser le plateau en pleine obscurité ; il n'y a pas de lune et les étoiles ne donnent pas beaucoup de clarté. J'ai laissé les provisions devant la tente ; faites attention que Dagobert ne s'en régale pas.
— Merci beaucoup », dit François.
Jacquot sortit de la tente avec Dagobert sur ses talons. Il prit le sac plein de bonnes choses et le lança à François qui le mit en lieu sûr.
« Bonsoir », dit Jacquot à voix basse, et ils l'entendirent s'éloigner. Dagobert trottait à côté de lui, heureux de cette petite promenade nocturne avec un ami sympathique. Et Jacquot, qui n'était pas très rassuré, se réjouissait de ne pas être seul.
Dagobert l'accompagna jusqu'à la ferme, puis retourna au campement, partagé entre le désir de s'offrir une petite chasse au lapin et celui de retrouver sa chère Claude.
Le matin, Annie fut tout étonnée de trouver les provisions sous le buisson de genêt qui lui servait de garde-manger. François les avait mises là pour faire une surprise.
« Ça par exemple ! s'écria-t-elle, un pâté à la viande, des tomates, des œufs, d'où sort tout cela ?
— Un train fantôme l'a apporté cette nuit, dit Michel en riant.
— Un volcan l'a rejeté dans les airs », ajouta M. Clément qui assistait à cette petite scène.
Annie jeta un torchon à la tête de son frère.
— Dis-moi la vérité, exigea-t-elle. Je me demandais ce que je vous donnerais à manger aujourd'hui et .voilà que nous avons des provisions à revendre. Qui a mis ça là ? Claude, est-ce que tu le sais ? »
Claude l'ignorait. Elle regarda le visage souriant des deux garçons.
« Je parie que Jacquot est venu hier soir, dit-elle, n'est-ce pas vrai ? »
Et elle pensa tout bas : « Oui, et sûrement tous les trois ont comploté une escapade. Mais si vous croyez me jouer un bon tour, François et Michel, vous vous trompez. Je serai sur mes gardes et je vous accompagnerai là où vous irez ! »