CHAPITRE IV
 
Les trains fantômes

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Les garçons et Claude se mirent aussitôt à raconter leur visite à la ferme.

« C'est une ferme modèle », déclara François pendant qu'Annie s'empressait de servir à déjeuner à M. Clément. « Une jolie maison, une laiterie reluisante de propreté, des étables bien tenues. Rien n'y manque. Figurez-vous qu'il y a même un piano à queue dans le salon.

— Les fermiers sont donc bien riches ; c'est cher un piano à queue ! s'écria Annie qui faisait griller le pain.

— Le fermier a une belle voiture, continua François, toute flambant neuve ; elle a dû lui coûter gros. Son fils nous l'a montrée, et il nous a montré aussi des machines agricoles ce qu'il y a de plus moderne.

— C'est extraordinaire, dit M. Clément. Je me demande comment on peut gagner tant d'argent sur ce plateau. Les derniers propriétaires étaient des travailleurs, mais, certainement, ils n'auraient pu acheter ni une voiture ni un piano à queue.

— Et si vous voyiez leurs camions, s'écria Michel. Des merveilles ! Je crois que ce sont des camions de l'armée. Le garçon a dit que son père s'en servait pour porter les produits de la ferme au marché.

— Quels produits ? demanda M. Clément en regardant la petite ferme. Je n'aurais jamais cru qu'ils avaient besoin de plusieurs camions pour cela. Une vieille charrette pourrait leur suffire.

— C'est ce que nous a raconté le petit garçon, reprit Michel. Ils ont l'air très à leur aise. Le fermier doit être bien habile.

— Nous avons des œufs, du beurre, des fruits et même du jambon, dit Claude. La mère du garçon nous a vendu tout cela très bon marché ; nous n'avons pas vu le fermier. »

M. Clément déjeunait avec appétit. Il écarta d'un geste les mouches qui avaient envie de sa tartine, et, pour chasser l'un des insectes qui s'était pose sur elle, il agita violemment son oreille droite. La mouche, surprise, s'envola.

«Oh ! recommencez, supplia Annie. Comment faites-vous ? Croyez-vous que, si je m'exerçais pendant plusieurs semaines, je pourrais aussi bouger mon oreille ?

— Je suis persuadé que non, dit M. Clément en terminant sa tartine. Je vais écrire devant ma tente. Qu'allez-vous faire ? Une promenade ?

— Nous pourrions emporter, notre déjeuner, proposa François, et pique-niquer dans un endroit agréable. Ça vous va ?

— Oh ! oui, approuva Michel. Peux-tu nous préparer quelque chose, Annie ? Nous t'aiderons. Par exemple, nous pouvons faire durcir des œufs. »

Quelques minutes plus tard, le repas était prêt et enveloppé dans de la cellophane.

« Vous ne vous perdrez pas ? demanda M. Clément.

— Oh ! non, monsieur, répliqua François en riant. J'ai une boussole et une carte. Nous vous verrons ce soir, à notre retour.

— Et vous, monsieur Clément, vous êtes sûr de ne pas vous égarer ? demanda Annie d'un ton inquiet.

— Annie ! Veux-tu te taire ! » s'écria Michel stupéfait.

Mais ce n'était pas une insolence. M. Clément était si distrait qu'il pouvait très bien se perdre et ne jamais retrouver son chemin.

« Non, dit le professeur en souriant, je suis déjà venu dans le pays. J'en connais tous les ruisseaux, tous les sentiers et tous les volcans. » Annie se mit à rire. Les autres regardèrent M. Clément en se demandant quels étaient ces volcans ; mais ni M. Clément ni Annie ne leur donnèrent d'explication. Les enfants prirent congé du professeur et se mirent en route.

« Il fait un temps délicieux pour se promener, remarqua Annie. Par où passons-nous ?

— Suivons un sentier, conseilla François. Ce serait un peu fatigant de grimper toute la journée dans la bruyère. »

Ils s'engagèrent donc dans le premier chemin qui s'offrit à eux.

Ce doit être un sentier de berger, dit Michel. Cela ne doit pas être drôle de garder des moutons toute l'année sur ces collines désolées. »

Ils marchèrent longtemps. Un doux parfum montait des bruyères en fleur ; des lézards s'enfuyaient devant eux et des papillons de toutes couleurs voltigeaient. Annie aimait surtout les bleus et elle se promit de demander leur nom à M. Clément.

Ils déjeunèrent au sommet d'une colline qui dominait une vaste prairie où paissaient des moutons. Au milieu du repas, Annie entendit le même grondement qui l'avait tant effrayée le matin. Et, à peu de distance, jaillit un nuage de fumée blanche. Claude devint très pâle. Dagobert se mit à aboyer. Les garçons éclatèrent de rire.

« N'ayez pas peur, Annie et Claude. C'est un train qui passe dans le tunnel. Nous étions déjà prévenus et nous nous demandions ce que vous feriez quand vous entendriez ce vacarme et quand vous verriez la fumée.

— Je n'ai pas peur du tout », déclara fièrement Annie.

Les garçons la regardèrent avec étonnement. En général, elle se montrait moins brave et c'était Claude, l'intrépide, qui avait donné des signes de terreur. Mais Claude s'était déjà reprise et riait avec les autres. Elle appela Dagobert.

« Ce n'est rien, Dago, viens ici. Tu sais ce que c'est qu'un train, n'est-ce pas ? »

Cet incident fournissait un nouveau sujet de conversation. C'était drôle de penser à ces trains souterrains qui traversaient le plateau dans des tunnels où le soleil ne brillait jamais, en emportant des gens qui lisaient leur journal ou parlaient entre eux.

« Venez, dit François, continuons. Nous irons jusqu'au sommet de la prochaine colline, et puis, je crois que ce sera l'heure de retourner. »

Ils trouvèrent un petit sentier qui, sans doute, ne devait servir qu'aux lapins tellement il était étroit. Au sommet de la colline, une surprise les attendait. Dans la vallée, à leurs pieds, ils aperçurent plusieurs voies de chemin de fer, silencieuses et désertes. Elles sortaient d'un tunnel et, environ huit cents mètres plus loin, aboutissaient à une espèce de gare de triage.

« Regardez ! cria François, des rails qui ne sont plus employés, sans doute ? Je suppose que le tunnel est très vieux aussi.

— Allons jeter un coup d'œil, dit Michel. Venez, il est encore de bonne heure et nous trouverons bien un raccourci pour rentrer. »

Ils descendirent la colline, arrivèrent à quelque distance du tunnel et suivirent les rails jusqu'à la gare sans rencontrer personne.

« Oh ! s'écria Michel, il y a des vieux fourgons sur ces rails, là-bas. On dirait qu'ils n'ont pas servi depuis cent ans. Allons les pousser.

— Non », protesta Annie effrayée.

Mais les deux garçons et Claude, qui ne se sentaient pas de joie à l'idée de jouer avec de vrais trains, coururent jusqu'aux fourgons arrêtés sur les rails. François et Michel en poussèrent un ; il roula et alla heurter les tampons d'un autre. Le choc fit un vacarme assourdissant dans la gare silencieuse. La porte d'une masure s'ouvrit brusquement et un personnage terrifiant en sortit. C'était un homme qui avait une jambe de bois, deux longs bras de gorille et un visage aussi rouge qu'une tomate, avec une grande moustache grise. Il ouvrit la bouche ; sans doute allait-il pousser des hurlements de colère ; mais il se contenta de chuchoter :

« Qu'est-ce que c'est que ça ? N'est-ce pas assez affreux d'entendre la nuit des trains fantômes ?

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« Regardez ! cria Fançois, des rails… »

N'ai-je pas droit à un peu de tranquillité dans la journée ? »

Les enfants le regardèrent avec ébahissement et le crurent fou. L'homme s'approcha ; sa jambe de bois tapait le sol avec un bruit sourd. Il balançait les bras et fermait à demi les yeux comme s'il n'y voyait pas à un mètre devant lui.

« J'ai cassé mes lunettes », gémit-il.

Et les enfants étonnés et consternés virent deux larmes couler le long de ses joues.

« Le pauvre vieux Thomas à la jambe de bois a cassé ses lunettes. Personne ne s'inquiète du pauvre vieux Thomas, maintenant, personne du tout. »

Ils ne surent que répondre. Annie avait pitié de ce vieillard étrange, mais elle se cachait derrière François. Thomas plissa de nouveau les yeux pour les voir.

« Vous n'avez donc pas de langue. Est-ce que j'imagine de nouveau des choses ou est-ce que vous êtes bien là ?

— Nous sommes là en chair et en os, dit François. De là-haut, nous avons aperçu ces vieux fourgons et nous sommes descendus pour les regarder. Qui êtes-vous ?

— Je viens de vous le dire, je suis le vieux Thomas à la jambe de bois, dit le vieillard avec impatience, le gardien. Mais je ne sais pas du tout ce qu'il y a à garder. Est-ce qu'on croit que je vais surveiller des trains fantômes ? Jamais de la vie. Très peu pour Thomas à la jambe de bois. J'ai vu de drôles de choses dans ma vie, oui, et j'ai souvent tremblé dans ma peau. Mais je ne veux plus surveiller des trains fantômes. »

Les enfants l'écoutaient avec curiosité.

« Quels trains fantômes ? » demanda François.

Thomas s'approcha. Il regarda autour de lui comme s'il avait peur d'être entendu, et parla plus bas que jamais.

« Des trains fantômes que je vous dis. Des trains fantômes qui sortent seuls du tunnel, la nuit, et y retournent sans mécanicien. Y’a personne dedans. Une nuit, ils viendront chercher le vieux Thomas, mais je suis un malin, moi. Je m'enferme dans ma cabane, je me glisse sous mon lit et j'éteins ma bougie, et les trains fantômes ne savent pas que je suis là. »

Annie frissonna. Elle saisit la main de François.

« François, partons. J'ai peur. C'est horrible. Qu'est-ce qu'il veut dire ? »

Le vieillard changea brusquement d'humeur ; il ramassa un caillou et le jeta sur les enfants.

« Filez, je suis gardien ici. Et qu'est-ce qu'on m'a dit ? On m'a dit de chasser tous ceux qui s'approcheraient. Filez, que je vous dis ! »

Terrifiée, Annie s'enfuit. Dagobert gronda, et il aurait sauté à la gorge du vieux gardien si Claude ne l'avait retenu par son collier. Michel se frottait la tête à l'endroit où le caillou l'avait atteint.

« Nous partons », dit-il pour apaiser Thomas. Sans aucun doute, le vieillard n'avait pas toute sa raison. « Nous ne savions pas que c'était défendu de venir ici. Surveillez vos trains fantômes. Nous ne reviendrons plus. »

Les garçons et Claude firent demi-tour et rejoignirent Annie.

« Que voulait-il dire ? demanda la fillette effrayée. Qu'est-ce que c'est que des trains fantômes ? Des trains qui n'existent pas ? Est-ce qu'il les voit vraiment la nuit ?

— Il les imagine, dit François. Il vit tout seul ici, dans cette vieille cabane isolée, et il a le cerveau détraqué. N'aie pas peur, Annie, les trains fantômes n'existent pas.

— Mais il parlait comme s'ils existaient, gémit Annie. Je ne voudrais pas voir un train fantôme. Et toi, François ?

— Moi si, j'aimerais beaucoup en voir un », dit François, et il ajouta en se tournant vers Michel : « Et toi, Mick ? Veux-tu que nous venions guetter une nuit ? Pour voir ce qui se passe ici. »

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