CHAPITRE XIII
François et Michel font une escapade
Annie les appela pour le déjeuner. « Venez, cria-t-elle, tout est prêt. Dites à M. Clément que j'ai mis son couvert. »
M. Clément accepta volontiers l'invitation ; il appréciait beaucoup les talents de ménagère d'Annie et il eut un regard approbateur pour le repas disposé sur une nappe blanche étalée par terre.
« De la salade, des œufs durs, du jambon. C'est très appétissant. Et ça ? Une tarte aux pommes ! Sapristi ! Comment pouvez-vous faire de la pâtisserie ici, Annie ? »
Annie se mit à rire.
« Ce n'est pas moi ; tout vient de la ferme, excepté la limonade et l'eau. »
Claude prit place avec les autres, mais ne desserra les dents que pour manger. M. Clément la regarda avec étonnement.
« Vous n'êtes pas malade, j'espère, Claude ? » demanda-t-il. Claude rougit.
« Non, pas du tout », répondit-elle en s'efforçant de sourire sans y parvenir.
M. Clément l'observa et fut rassuré de constater qu'elle montrait autant d'appétit que les autres ; il devina que les enfants s'étaient querellés. La réconciliation sans doute ne tarderait pas et le professeur ne jugea pas à propos d'intervenir.
Ils terminèrent leur repas et vidèrent les deux bouteilles de limonade. La chaleur donnait soif. Dagobert lapa toute son eau et regarda avec convoitise le seau de toile ; mais il était trop bien élevé pour y plonger son museau puisqu'il savait que c'était défendu.
Annie se mit à rire et remplit de nouveau son écuelle.
« Si vous voulez venir en ville avec moi cet après-midi, je partirai dans un quart d'heure, annonça M. Clément en bourrant sa vieille pipe brune.
— J'accepte, dit aussitôt Annie. Nous aurons bientôt fini de laver la vaisselle, Claude et moi. Tu viens aussi, Claude ?
— Non », dit Claude.
Les garçons poussèrent un soupir de soulagement. Elle boudait encore, mais si elle avait su le but de l'excursion, la curiosité aurait triomphé de la rancune.
« Je ferai une promenade avec Dagobert », déclara Claude lorsque les assiettes furent lavées et rangées.
« Amuse-toi bien. À ce soir », répondit Annie qui espérait qu'un après-midi de solitude apaiserait Claude.
La fillette partit avec Dagobert ; les autres rejoignirent M. Clément qui les attendait près de la voiture au pied du grand rocher. Ils montèrent et le professeur embraya.
« Une minute, s'écria brusquement François, la remorque est encore attachée à la voiture. Nous n'avons pas besoin de la traîner jusqu'en ville.
— Sapristi ! je l'avais complètement oubliée, dit M. Clément vexé. Cela m'arrive très souvent. »
Les enfants échangèrent un regard. Le cher homme n'en faisait pas d'autres ! Que deviendrait-il s'il n'avait pas sa femme pour s'occuper de tout chez lui ?
La remorque détachée, la voiture démarra et, avec force cahots, descendit le petit chemin plein d'ornières qui menait à la grand-route. M. Clément s'arrêta au centre de la ville et promit aux enfants de les retrouver pour le goûter à cinq heures, dans la meilleure pâtisserie de l'endroit.
La voiture
démarra et descendit le petit chemin.
Puis il se dirigea vers la bibliothèque où il oublierait de nouveau la vie réelle. François, Michel et Annie se trouvaient tout désorientés sans Claude et sans Dagobert. Annie en fit la remarque.
« Ça lui apprendra ! riposta François. Elle méritait d'être punie. Elle a vraiment passé l'âge de ces colères stupides.
— Tu sais qu'elle adore les aventures, dit Annie. Oh ! mon Dieu, si j'en n'avais pas eu si peur, je serais venue avec vous, et Claude aurait pu vous accompagner ; c'est vrai que je suis très froussarde, elle a eu raison de le dire.
— Bien sûr que non, protesta Michel, tu ne peux pas t'empêcher d'avoir peur de temps en temps ; après tout, tu es la plus jeune, mais tu es loin d'être froussarde. Tu t'es montrée souvent aussi courageuse que nous malgré ta frayeur.
— Où allons-nous maintenant ? » .demanda Annie.
Les garçons la mirent au courant de leurs projets, et ses yeux étincelèrent.
« Oh ! nous allons chercher d'où vient le train fantôme ? Il pourrait venir de l'une des deux vallées alors, à en juger d'après la carte ?
— Oui. Les tunnels ne sont pas très longs, dit Michel ; ils n'ont pas plus de quinze cents mètres, j'imagine. Nous avons l'intention de nous renseigner à la gare ; un employé pourra peut-être nous donner quelques détails sur la vieille gare désaffectée et sur le tunnel ; bien entendu, nous ne parlerons pas du train fantôme. »
Arrivés à la gare, ils examinèrent un plan des voies ferrées qui ne leur apprit pas grand-chose.
Puis Michel s'adressa à un jeune porteur qui transportait des bagages.
« Pouvez-vous nous donner un renseignement ? dit-il. Nous campons là-haut, sur le plateau, tout près d'une gare abandonnée avec des voies qui s'enfoncent sous un tunnel. Pourquoi cette gare est-elle désaffectée ?
— Je ne sais pas, répondit le jeune homme ; demandez à Étienne là-bas. Il connaît les tunnels du plateau comme sa poche. Il y travaillait quand il était jeune.
— Merci », répondit François.
Les enfants s'approchèrent d'un porteur qui se chauffait au soleil en attendant l'arrivée du prochain train.
« Excusez-moi, dit poliment Michel. On m'a dit que vous saviez tout ce qu'on peut savoir sur les tunnels qui passent sous le plateau ; c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup.
— Mon père et mon grand-père les ont construits », dit l'homme en levant vers les enfants ses petits yeux d'un bleu délavé, « et j'étais mécanicien dans les trains qui y passaient. »
Il décrivit tous les tunnels dont il avait gardé le souvenir ; les enfants attendirent patiemment qu'il eût fini.
« Il y a un tunnel pas loin de l'endroit où nous campons sur le plateau, dit Michel quand il put enfin placer un mot. Nous sommes tout près de la ferme du Grand Chêne et nous avons vu une ancienne gare désaffectée avec des voies qui s'enfoncent dans un tunnel. La connaissez-vous ?
— Oh ! oui », dit Étienne en hochant sa-tête grise coiffée d'une casquette de travers. « Il ne sert plus depuis des années et des années, ni la gare non plus ; il n’y avait pas assez de voyageurs, voyez-vous, et la compagnie ne faisait pas ses frais. Aucun train ne passe plus par là. »
Les garçons échangèrent un regard. Les trains ne passaient plus par là ! Eh bien, ils avaient la preuve du contraire.
« Ce tunnel en rejoint un autre, n'est-ce pas ? » reprit Michel.
Le porteur, ravi de l'intérêt que les trois enfants manifestaient, se leva et entra dans un bureau ; il en revint avec une carte crasseuse qu'il étala sur ses genoux. Son ongle noir indiqua un point sur le papier.
« Voilà la gare ; elle s'appelait la gare du Grand Chêne, comme la ferme. Ces lignes, ce sont les voies, et le tunnel est là ; il se dirige vers la vallée des Peupliers et là, autrefois, il en rejoignait un autre qui aboutit à la vallée des Corbeaux. Mais celui-là a été muré y a des années, après un accident… le toit s'est écroulé, je crois. »
Les enfants écoutaient attentivement. François tirait tout bas des conclusions. Si ce train fantôme venait de quelque part, ce devait être de la vallée des Peupliers puisque l'accès de la vallée des Corbeaux avait été bloqué.
« Aucun train ne va maintenant de la vallée des Peupliers à la gare du Vieux Chêne ? demanda-t-il.
— Je vous ai dit qu'on ne s'en servait plus depuis belle lurette ; la gare de la vallée des Peupliers a été transformée ; je ne sais pas si les voies sont restées. Pas une locomotive, n'est passée par là depuis ma jeunesse. »
C'était extrêmement intéressant ! François acheta un paquet de cigarettes pour Étienne ; ce dernier fut si content qu'il répéta toutes ses explications et offrit la vieille carte aux enfants.
« Merci, dit François ravi ; elle nous sera rudement utile », ajouta-t-il à l'usage de ses compagnons.
Ils quittèrent le vieillard, retournèrent en ville et s'assirent dans un petit square pour commenter les informations qu'ils venaient de recevoir.
« Pour un mystère, c'est un mystère, remarqua Michel ; le tunnel n'a pas servi depuis une éternité et la gare du Grand Chêne est désaffectée.
— Et pourtant des trains vont et viennent, approuva François.
— Alors ce sont sûrement des trains fantômes, dit Annie les yeux écarquillés. N'est-ce pas, François, que ce sont des trains ?
— Ça y ressemble, dit François ; en tout cas, je n'y comprends rien.
— François, je sais ce que nous allons faire, s'écria brusquement Michel ; nous attendrons une nuit jusqu'à ce que nous ayons vu le train fantôme, puis l'un de nous s'en ira en courant à l'autre extrémité du tunnel qui n'a que quinze cents mètres ou seize, et attendra que le train sorte de l'autre côté. Alors nous saurons pourquoi un train circule encore de la vallée des Peupliers à la gare du Grand Chêne.
— C'est une idée épatante, approuva François. Mettons-la à exécution dès ce soir.
— Si Jacquot vient, il pourra nous accompagner.
Sinon nous irons tous les deux. Pas Claude. »
Ils étaient au comble de l'émotion. Annie se demandait si elle serait assez courageuse pour se joindre à l'expédition ; elle savait que, dès la tombée de la nuit, son héroïsme s'évanouirait. Non, elle resterait tranquillement dans sa tente. Ses frères n'avaient pas besoin d'elle. D'ailleurs ce n'était pas encore une véritable aventure, mais simplement un mystère à éclaircir.
Quand ils revinrent au camp, Claude n'était pas encore rentrée de sa promenade. Ils l'attendirent, et elle finit par apparaître avec Dagobert ; tous les deux semblaient très fatigués.
« Je regrette d'avoir été si stupide ce matin, dit-elle immédiatement. Ma promenade m'a calmée ; je ne sais pas ce qui m'a passé par la tête.
— Puisque c'est fini, n'en parlons plus », dit aimablement François.
Tous se réjouissaient que Claude fût revenue à de meilleurs sentiments ; elle était si désagréable quand elle s'emportait. Elle ne parla ni de trains fantômes ni de tunnels, et les autres n'y firent pas davantage allusion. La nuit était belle et claire ; les étoiles brillaient dans le ciel. Les enfants dirent bonsoir à M. Clément et entrèrent dans les tentes.
François et Michel n'avaient pas l'intention de partir avant minuit ; ils s'enfoncèrent dans leur sac de couchage et se mirent à parler à mi-voix.
Vers onze heures, ils entendirent des pas furtifs au-dehors ; était-ce Jacquot ? Mais le jeune garçon les eût interpellés tout de suite. Qui donc était là ?
Soudain François vit une tête familière qui se découpait sur le ciel lumineux. C'était Claude ! Pourquoi était-elle là ? Il ne comprit pas tout d'abord les intentions de la fillette ; en tout cas, elle s'efforçait de ne pas faire de bruit et supposait sûrement que les garçons étaient endormis.
François se mit à ronfler pour l'en convaincre. Enfin la fillette disparut. François attendit quelques minutes, puis passa prudemment la tête au-dehors ; il tâta autour de lui, et ses doigts rencontrèrent une ficelle ; il fit une grimace et retourna dans la tente.
« Cette Claude ! Quelle fine mouche ! chuchota-t-il, elle tendait une ficelle devant l’entrée de notre tente ; je parie que cette ficelle va jusqu'à sa tente et qu'elle l'a attachée à son gros orteil. Si nous filons à l'anglaise, une secousse la réveillera et elle nous suivra.
— La fine mouche ! s'écria Michel en riant. Cette fois elle en sera pour ses frais ! Nous nous esquiverons d'un autre côté, en rampant sous la toile. »
C'est ce qu'ils firent à minuit ; ils ne heurtèrent pas la ficelle et ils s'éloignèrent dans la bruyère pendant que Claude dormait profondément près d'Annie en attendant le signal qui la réveillerait. Pauvre Claude !
Les garçons arrivèrent à la gare déserte. Une lueur brillait dans la cabane du vieux Thomas. Ainsi le train fantôme n'était pas encore passé cette nuit-là.
Ils descendaient la pente quand un grondement sourd leur apprit l'arrivée du train ; en effet, la locomotive sans éclairage surgit du tunnel et se dirigea vers la gare.
« Vite, Michel, cours à l'ouverture du tunnel et attends que le train revienne, ordonna François d'une voix haletante. Moi je file à l'autre extrémité ; il y avait un sentier marqué sur la carte ; je le suivrai. Je guetterai le train fantôme et nous verrons bien s'il s'évapore dans les airs. »
Il prit ses jambes à son cou pour gagner le sentier qui le conduirait à l'autre extrémité du tunnel ; il était bien décidé à éclaircir le mystère ; aussi ne flânerait-il pas en route.