L’inquiétude monta en lui comme une vague brutale.
Sankei leva la tête, les sens en alerte, et dirigea son regard perçant vers le sommet du Kibo, le plus élevé des trois monts qui formaient le Kilimandjaro.
Il était parti depuis cinq jours à la tête des hommes de son boma pour conduire le troupeau vers les plaines d’altitude, plus grasses que celles où le village avait été installé. Les bovins avaient eu raison de la végétation environnante, et il fallait parcourir des distances de plus en plus longues pour leur offrir des pâturages. Dans peu de temps, il faudrait brûler les maisons et partir pour des contrées plus accueillantes, mais il n’avait pas encore pris cette décision. Plusieurs femmes venaient de mettre leur enfant au monde, elles avaient besoin de repos, et les Morane, les jeunes guerriers, profitaient de ces expéditions pour apprendre et se former. Il fallait travailler, marcher, voyager pour devenir un Masaï adulte prêt à faire vivre une famille. Sankei songerait au départ dans quelques mois, pas avant. Et puis, l’emplacement actuel du village était discret, par-delà les dernières forêts sur le versant occidental de la montagne ; à l’abri des ennemis.
Tous les ennemis.
La veille encore, il s’était demandé s’il avait bien fait de confier le précieux paquet à Isina, son épouse, celle qu’il aimait au point de n’avoir pas choisi d’autres femmes pour vivre auprès de lui, comme c’était pourtant la coutume au sein de son peuple. Isina, femme forte qui saurait diriger le village pendant son absence et celle des autres hommes. Elle saurait aussi protéger ce bien inestimable qu’il avait jugé prudent de ne pas emporter avec lui : le troupeau attirait les convoitises et les conflits n’étaient pas rares avec d’autres peuples, il ne pouvait pas risquer d’être dépossédé de cet objet. Isina n’était pas seule, de toute manière : Lemayian, « le béni », son fils aîné, celui qui lui succéderait à la tête du village, un jeune guerrier courageux et censé, était resté près d’elle. Il n’avait pas souhaité se joindre aux hommes et au troupeau ; surpris, Sankei s’en était accommodé, rassuré de le savoir près de sa mère et sa jeune sœur pour les protéger.
Malgré tout, Sankei n’était pas mécontent d’être sur le chemin du retour. Une demi-heure plus tard, lui, ses hommes et le troupeau verraient les premières maisons apparaître derrière le rideau protecteur de la forêt.
Mais à cet instant précis, alors qu’une colonne de fumée, au loin, montait vers le ciel, Sankei sut que son intuition de la veille était fondée.
Il se désintéressa du veau blessé qu’il tentait de soigner et se redressa. Sans quitter du regard la nuée grise qui l’inquiétait, il porta la main à son torse. Il fouilla parmi ses colliers, sous l’étoffe pourpre assortie aux dessins peints sur sa peau d’ébène. Il serra dans sa paume le pendentif qui ne le quittait jamais : un M cerclé d’or. La brûlure, vive, l’obligea à ouvrir la main : en son creux, la Lettre avait pris un étrange éclat. Le pire éclat qui soit, celui qu’il n’avait jamais observé depuis qu’il avait reçu ce pendentif et qu’on lui avait révélé ses pouvoirs. Un éclat écarlate, redouté entre tous et qui signalait le pire. Sankei crut que son corps se vidait de son sang. Il serra les mâchoires.
Un guerrier aussi grand que lui mais plus jeune s’approcha.
– Qu’est-ce que c’est ?
Sankei ne répondit pas. Il empoigna sa lance, poussa un cri terrifiant qui sidéra hommes et bêtes – le hurlement qui augure du plus terrible des combats. Et il se mit à courir.
Il ignora les reliefs qui jalonnaient sa course, les herbes qui fouettaient et griffaient ses jambes, les animaux qui s’écartaient à peine sur son passage. Il courut aussi vite qu’il put, plus vite que le guépard, plus vite que le vent. Le vent qui poussait la fumée nauséabonde vers lui. Hors d’haleine, il refusa ce que réclamaient ses jambes : ralentir sa course forcée vers les siens.
Il aperçut enfin les manyattas. Ces maisons étaient plus solides qu’il n’y paraissait et elles protégeaient de la chaleur. Mais pas du feu.
Et encore moins d’eux.
Isina n’eut pas besoin d’une intuition. Lorsqu’elle tenta d’apaiser sa chèvre devenue folle, son chien en train de hurler à la mort, et qu’elle vit au loin les silhouettes noires progresser vers le village dans un halo tremblotant sous la chaleur, elle comprit tout de suite. Elle se précipita vers le brasier qu’elle maintenait allumé jour et nuit au centre du cercle de manyattas et agita frénétiquement les braises avec un tison. Elle rassembla en un éclair toutes les femmes et les enfants pour les mettre à l’abri dans sa maison, la plus grande de toutes. Elle bouscula sa jeune fille.
– Va avec elles, lui ordonna-t-elle.
– Et toi ? lui demanda l’adolescente, les yeux rivés à l’horizon inquiétant.
– N’aie pas peur, lui répondit sa mère. Sois forte et fière. Tu es une Masaï, la fille du chef.
La fille se redressa. Sa mère effleura son visage et se souvint une fraction de seconde de sa naissance, lorsqu’ils avaient choisi son prénom : Lankenua, « la chanceuse ». Aujourd’hui, Isina pria pour que son mari et elle ne se soient pas trompés. Elle fit alors face à l’équipée sauvage qui faisait route vers eux, son beau visage impassible sous le maquillage et les bijoux aux couleurs vives.
Une Jeep noire fit voler en éclats la barrière qui joignait deux maisons et s’arrêta devant Isina dans un crissement de pneus et un nuage de particules. Quatre ombres sautèrent du véhicule, apparitions infernales au milieu de la plaine. Les bottes poussiéreuses broyèrent les cailloux. La cinquième ombre sortit lentement de la voiture et fit quelques pas vers Isina. Elle l’observa de la tête aux pieds, puis remonta au col : noir, avec un liseré rouge sang. Le visage de l’homme était caché par une capuche, tandis que les autres individus, en retrait, faisaient glisser les leurs vers l’arrière et dévoilaient ainsi leurs traits.
– Isina, tu n’as pas changé.
– Toi non plus. Que viens-tu faire sur nos terres, si loin des tiennes… si tu en as ?
Skarsdale soupira. Isina crut deviner un sourire.
– Je passais par là, et je me suis dit… je me suis dit que je pourrais te soulager d’un fardeau, alors que ton époux est loin d’ici. On confie aux femmes des choses bien lourdes à porter, chez les Masaï.
Lavinia se colla à son amant comme si les mots l’y avaient invitée. Il la rabroua. Elle lui lança un regard noir et renonça.
– La place des femmes à tes côtés n’est pas plus enviable, répondit la Masaï. Mais elles n’ont que ce qu’elles méritent, dit-elle en tournant la tête vers Lavinia : elles n’ont aucun amour-propre, visiblement.
Lavinia esquissa un mouvement vers elle. Skarsdale l’arrêta.
– Ce n’est pas le moment de nous disputer. Nous sommes venus pour autre chose. Une chose que notre hôte va nous remettre, et maintenant.
Skarsdale agita frénétiquement ses mains, et Isina devina son extrême nervosité. Lavinia elle-même préféra s’éloigner : sous l’effet de la contrariété, son amant pouvait basculer dans une fureur terrible en un instant. Il leva brutalement la main et présenta sa paume gantée face à Isina. Elle n’eut pas besoin d’y lire la Lettre brodée de fil rouge sur l’étoffe noire.
– Je ne sais pas de quoi tu parles, répondit-elle sans quitter l’ombre qui cachait le visage de son interlocuteur.
Il passa la main sur sa tempe gauche et la frotta rageusement, comme s’il fallait en extirper un mal profondément enfoui dans le cerveau.
– Donne-le-moi, dit-il dans un souffle.
Isina se prit à espérer le retour de son mari. Et Lemayian ? Où était son aîné ? Pourquoi n’était-il pas là pour lui prêter main-forte ? Cela ne lui ressemblait pas. La mère pria pour qu’il ne soit pas tombé sous les coups de leurs ennemis.
– Je te le répète, dit-elle avec assurance, je ne sais pas de quoi tu parles.
– Alors je vais devoir t’aider à y voir plus clair, menaça-t-il.
Isina se souvint des recommandations guerrières de son époux. « Quand tu sens le danger imminent, n’attends pas l’assaut de ton ennemi. Attaque. Attaque avant lui. » Aérienne, elle pivota sur ses pieds nus, porta la main à son cou et fit un tour complet sur elle-même. Lorsqu’elle se retrouva face au Pathologus, son pendentif flamboyait dans sa main. Un rayonnement émeraude jaillit en direction du visage caché. Son adversaire leva la main : le faisceau frappa son gant comme il l’aurait fait sur un miroir et se retourna contre la femme. Isina fut frappée à l’épaule malgré sa tentative pour esquiver. Elle poussa un cri et s’effondra. Des hurlements apeurés, de l’autre côté de la cloison, répondirent au choc. Elle se redressa, malgré la douleur et la violence de l’impact.
– Donne-le-moi, répéta le Prince Noir, qui perdait patience.
– Maman ! cria sa fille à l’intérieur, affolée.
La Masaï ignora son enfant et pria pour que son adversaire en fasse autant. Elle décrivit un arc de cercle très large autour d’elle avec le pendentif et fit naître une carapace luminescente autour de la maison et à l’intérieur de laquelle elle se réfugia.
Skarsdale ferma les yeux et serra les mâchoires.
– Allez-y, et que cela ne traîne pas.
Stomp recula dans les pas de son maître et les trois autres Pathologus s’approchèrent, paumes ouvertes et dirigées vers le bouclier. Des flammes jaillirent des trois P et un déluge de feu s’abattit sur les Masaï. Derrière le bouclier émeraude, Isina tentait de résister à l’assaut, bras tendu. Son grand corps filiforme ployait progressivement. Elle se concentra pour intensifier la nuée qui émanait du pendentif et qui formait la protection au-dessus d’elle et de la maison. Elle pouvait parler sans être entendue par ses ennemis.
– Sortez ! Vite !
Les Masaï, terrifiées, émergèrent de la maison comme des fantômes.
– Dès que le bouclier disparaîtra, courez vous cacher dans la forêt, vous m’avez comprise ? ordonna Isina.
Une femme serrait contre elle une jeune fille en larmes. L’enfant hurla :
– Maman ! Maman !
– Tais-toi ! imposa Isina. Et fais ce que j’ai dit ! Pars avec elles.
Le groupe contourna la cahute et se posta à l’arrière, prêt à obéir. Isina baissa le bras, épuisée, et le bouclier s’estompa. Elle tourna la tête : son peuple lui avait obéi et courait à grandes enjambées vers les arbres denses qui les protégeraient peut-être de la folie meurtrière du Prince Noir. Dans quelques secondes, quand la protection magique aurait totalement disparu, elle tomberait sous le feu des Pathologus. Elle ne s’en souciait pas ; elle mourrait dignement, sans avoir trahi la confiance de son mari, ni celle du Grand Maître des Médicus. Elle tenta d’oublier les cris de son enfant emportée au loin par une autre qui en prendrait soin comme de sa propre fille.
Elle ferma les yeux – mais derrière ses paupières, un éblouissement cisailla l’espace. Ses grands yeux noirs s’ouvrirent à nouveau : devant elle, la silhouette tant attendue, celle de son mari. À terre, les deux sœurs se redressèrent péniblement, tandis que Van Asch, plié en deux, grognait comme un sanglier. Seul le Prince Noir était debout, impassible. Sankei tendit son pendentif, sa femme fit de même, sans réfléchir. Un arc électrique vert prit naissance entre les deux Lettres et s’entortilla pour plonger sur Skarsdale et son acolyte. La décharge, fulgurante, terrassa Stomp qui tomba à genoux. Le Prince Noir vacilla un court instant, puis se ressaisit. Sa main gauche se replia comme une araignée et fut prise de spasmes. Une onde de choc s’en détacha et progressa vers le sol. La secousse fut d’une violence inouïe. La terre se mit à trembler sous les pieds des deux Masaï et s’ouvrit comme une gueule béante dans laquelle ils tombèrent. Lavinia et sa sœur sautèrent sur leurs pieds et se placèrent de part et d’autre de la fissure. D’un geste, elles firent bouger le sol et les deux lèvres de la brèche qui retenait prisonniers Sankei et Isina se resserrèrent tel un étau mortel.
Le Prince Noir s’approcha du couple dont les têtes émergeaient du sol.
– Le Pilier, lâcha-t-il d’une voix cruelle. Donnez-moi le Pilier, et je vous laisserai la vie sauve.
– Ja… Jamais, articula Isina dans un souffle. Tu mens.
– Libère-la, dit son époux, les mâchoires serrées. Libère ma femme et… quand elle sera partie… je te donnerai… ce que tu veux.
– Non, parvint à crier Isina. Sankei, je… préfère… mourir.
Les deux sœurs refermèrent un peu plus la faille dans le sol. Le couple suffoqua et tenta d’oublier la douleur qui vrillait leurs corps. Le regard de Sankei fut attiré par un mouvement, derrière le groupe de Pathologus. Était-ce un mirage sous l’effet de la torture ? De la chaleur suffocante ? Ou un miracle, tout simplement ? Une silhouette familière, celle d’un homme élancé, à la peau d’un noir profond magnifié par les dessins ocre et rouge, venait d’apparaître dans son champ de vision.
– Lemayian ! Ton pendentif ! Vite ! Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce…
Isina reconnut elle aussi son fils. Mais elle ne prononça pas un mot. Pas seulement parce que l’air lui manquait, mais parce que Lemayian marchait d’un pas assuré, lent, les traits impassibles. En direction de leur ennemi juré. Il s’arrêta devant ses parents et baissa enfin le regard sur eux. Il effleura la Lettre qui pendait à son cou, l’arracha d’un coup sec et la jeta sur le sol.
– Mon fils, murmura Sankei, incrédule.
La douleur fut plus vive que celle que Skarsdale et ses âmes damnées lui infligeaient. Lemayian, son aîné, sa fierté, celui qui reprendrait un jour le flambeau, un traître. Isina laissa échapper un gémissement et ferma les yeux.
– Votre fils est plus intelligent que vous, cracha Skarsdale.
Lemayian courba l’échine un instant puis se redressa.
– Vous… vous êtes aveugles, dit-il simplement en fuyant le regard de ses parents. Tant pis pour vous.
Il se précipita vers le feu au centre du village et se saisit du tisonnier.
– Lemayian, tu peux encore retrouver ta fierté, celle de ton peuple, hurla sa mère. Ne fais pas ça !
Son fils tourna la tête et inspira profondément, en proie au doute. Puis il saisit le manche en métal et fouilla parmi les braises. Au milieu des flammes, une étoffe émeraude luisait, intacte. Lemayian retira le paquetage du feu, s’approcha de Skarsdale et le lui remit sous le regard horrifié de ses parents, muets de désespoir.
– Lemayian ! cria Sankei en rassemblant ses dernières forces. Tu as tout détruit : ta famille… ton peuple… et l’Ordre. Que tu sois…
– Non, Sankei, haleta Isina, non… pas… ça… notre fils…
– Que tu sois maudit ! finit le chef de tribu masaï dans un ultime souffle.
Lemayian recula, sans voix.
Skarsdale répondit au regard insistant de sa maîtresse d’un signe de tête. Lavinia et sa sœur se concentrèrent et poussèrent leur main vers l’avant. La fissure se resserra un peu plus sur le couple de Médicus. Un craquement sinistre résonna et les deux têtes retombèrent sur le côté. Un filet de sang s’écoula de la commissure des lèvres de Sankei et se collecta en une flaque émeraude sur le sol, tout près de la joue. Apparut alors le Caducée de l’Ordre, un serpent entortillé autour du pied d’une coupe surmontée d’un M, puis les traits et la couleur se fondirent dans la tache de sang vite bue par la terre. Une lueur s’éleva de la dépouille de Sankei et fut emportée par le vent.
– Elle vit… encore ? demanda Lemayian, tétanisé devant le corps de sa mère.
– Pas pour longtemps, répondit Van Asch, penché sur la faille.
Skarsdale, indifférent à la scène, déplia l’étoffe avec précaution. Lorsque le dernier pan fut rabattu, un rayonnement doré fulgurant irradia tout autour, explosion de lumière qui déborda le village, au-delà de la forêt, jusqu’aux confins des plaines. Tous durent détourner le regard ou se protéger le visage. Tous, sauf Skarsdale, dont le visage resta dans l’ombre. Il approcha la main du merveilleux pendentif ouvragé, fasciné.
– La Lettre Originelle, murmura le Pathologus, celle du premier Maître. Le premier Pilier. « En moi le pouvoir. »
Lorsqu’il prononça la dernière syllabe de la devise rattachée au Pilier de l’Ordre des Médicus, sa main coupa les rayons : le Pendentif fut traversé par un cisaillement rouge et perdit immédiatement son éclat comme on plongerait un diamant dans la boue. Le Prince Noir replia l’étoffe sur la Lettre.
– Tu brilleras, dit-il en caressant son précieux butin. Je t’apporterai tes deux amis très bientôt, et tu brilleras à nouveau. Pour moi.