Les mercenaires s’étaient remis en marche en direction de l’est.
– Il suffit de garder le dôme sur la gauche et de le longer à distance, répétait Bates à Van Asch, sceptique.
– Parce que toi, tu aperçois le dôme depuis cet enfer ?
– Ils connaissent Rêti-Kulum comme leur poche, répondit Bates en désignant les autres mercenaires.
– Elle doit être pourrie et humide, leur poche, bougonna Van Asch en essuyant son visage ruisselant. Pourquoi fait-il si chaud alors qu’on est en plein hiver ?
– C’est une forêt tropicale, répondit Lavinia qui marchait près de sa sœur. Il te faut une leçon de géographie ?
Van Asch la rattrapa.
– Tu te crois tout permis sous prétexte que tu couches avec lui, mais si un jour je dois te trancher la tête, dit-il en agrippant la chevelure de la jeune femme, sache que je n’hésiterai pas à m’en faire un trophée.
Vive, elle pivota sur elle-même et plaqua sa main gantée sur le cou massif de Van Asch.
– Alors fais-le vite, parce que j’aurai pas besoin de celui avec qui je couche, quel qu’il soit, pour t’arracher l’œil qui te reste et le porter en pendentif. Chacun son trophée. D’accord ?
Evguenia mit un terme à leur affrontement.
– Ce n’est pas le moment, dit-elle en restant de marbre. Il faut qu’on arrive au campement.
Elle avait tout de même sorti sa dague, sans quitter le chemin du regard. Van Asch savait dans quel camp elle se rangerait en cas de combat entre sa sœur et lui, et il connaissait son habileté à manier l’arme blanche. Il ralentit son pas et rejoignit Bates.
– J’aime beaucoup les explications géographiques de Lavinia, ironisa celui-ci.
Van Asch encaissa avec un regard noir et maugréa.
Jusqu’au premier cri.
Tout le groupe se figea. Rêti-Kulum devint subitement silencieuse. Oscar suivait péniblement en bout de file, devant Sasha.
– Qu’est-ce que c’est ?
Sasha secoua la tête et scruta les hauteurs des arbres.
– Ça venait de là-haut, dit-elle.
Un autre cri, plus strident encore, déchira le silence inquiétant de la jungle et les singes Guanins jaillirent comme s’il en pleuvait. Ils sautèrent de branche en branche, de liane en liane en poussant des hurlements terrifiants, et se jetèrent par dizaines sur le groupe. Les mercenaires se dispersèrent pour échapper à la déferlante féroce.
Moss se débarrassa d’une horde de Guanins d’un mouvement de bras, tandis qu’il en revenait dix fois plus. Evguenia et Lavinia étaient éclaboussées par le sang de ceux qu’elles décapitaient. Sasha les assommait de la crosse de son fusil et se protégeait des morsures terribles que ses assaillants tentaient de lui infliger. Elle essaya de faire rempart de son corps pour protéger Oscar, mais elle se rendit très vite compte que son prisonnier n’était pas la cible de l’attaque. Les Guanins tournaient autour de lui et se concentraient sur les Pathologus.
Le sol fut jonché de cadavres et rougi par le sang. Deux mercenaires avaient succombé aux assauts et leurs corps en lambeaux se faisaient dépecer. Bates et Van Asch tendirent la main, paume ouverte, et firent converger l’énergie de leurs emblèmes. Un nuage toxique se déploya et les animaux tombèrent des arbres comme des feuilles mortes.
Un cri plus rauque, cette fois, déclencha une nouvelle offensive, mais à forme humaine : des individus mats de peau apparurent dans les arbres. Les flèches strièrent l’espace et s’abattirent par volées. Cette fois, les Pathologus firent usage de leurs pouvoirs sans attendre et des gerbes de feu jaillirent vers les plus hautes branches pour atteindre les Ribos-Hommes, plus agiles encore que les singes.
Sasha avait entraîné Oscar vers un bosquet dont le branchage formait un maillage protecteur. Elle glissa le canon de son arme dans les stries de bois et attendit l’ennemi. Mais l’attaque les surprit par l’arrière. Lorsque Sasha mit l’homme en joue, sa flèche était déjà pointée sur Oscar. Il arrêta cependant son geste et fixa le cou de Sasha. En transparence, le tissu humide de sa chemise laissait deviner le pendentif en or.
– Vous êtes… des Médicus ?
– Oui, dit Oscar.
La jeune femme hésita, puis baissa son arme. Le Ribos-Homme remarqua les poignets attachés d’Oscar et menaça à nouveau le couple. Sasha répliqua aussi vite.
– C’est compliqué, mais faites-moi confiance, insista Oscar.
– Pourquoi je te ferais confiance ? rétorqua l’homme. L’un de vous est Pathologus, ça suffit pour que je vous tue tous les deux.
D’un geste vif, Sasha trancha le lien noir et libéra son prisonnier, sans lâcher le chasseur au bout de son arme.
– Tire, et tu seras mort avant d’avoir tué le second.
– Je m’appelle Oscar Pill, dit Oscar en tentant d’apaiser la situation. Et j’essaie de rejoindre mes amis, qui sont venus défendre Génétys.
La voix de Bates retentit à quelques mètres d’eux.
– Sasha !
L’homme hésita. Oscar approcha la main du cou de Sasha et le pendentif s’illumina.
– Je suis un chasseur de Nucléopolis, dit le Ribos-Homme.
– Vous savez où sont mes amis ?
– Sous le dôme. Aucun Médicus ne peut s’en échapper à cause de la brume rouge. On a tenté une sortie et certains d’entre nous sont restés dans la jungle.
– Sasha ! cria à nouveau Bates, plus proche.
– Ça suffit, murmura-t-elle. Tu oublies qu’on n’est pas dans le même camp, alors n’abuse pas, dit-elle à Oscar. Et toi, va-t’en, si tu veux rester en vie.
Elle braqua l’arme sur lui.
– Je ne vais pas te le proposer deux fois…
L’homme recula, prit son élan et s’accrocha à une liane.
– Ils ont besoin de toi, dit-il à Oscar avant de partir.
Il disparut au milieu de la végétation et Sasha poussa sans ménagement Oscar hors de leur repaire.
– Tu n’as rien ? lui demanda Bates en l’enlaçant.
Il tourna la tête vers Oscar et lâcha sa compagne.
– Lui non plus, il n’a pas une égratignure… Tu as un bon garde du corps, Pill. Ta protection lui tient particulièrement à cœur, tu ne trouves pas ?
Il plissa les yeux et fixa Sasha.
– Pourquoi il n’est plus attaché ?
La colère pointait dans sa voix. Cette fois, ce serait plus dur d’endormir sa méfiance. Sasha voulut tenter une approche apaisante, mais une masse sombre surgit d’entre les arbres et s’abattit entre elle et Bates. Sasha tomba à la renverse et visa le monstre gigantesque qui rugissait au-dessus d’elle. Il était recouvert d’une cuirasse, l’extrémité de ses membres était recourbée en une lame meurtrière qui aurait sectionné un corps comme s’il s’agissait d’un brin d’herbe. Oscar reconnut l’enzyme : un Metabolic, le plus mauvais et le plus agressif de tous. C’était le pire prédateur du corps.
– Tire ! Tire ! s’écria Oscar.
Sasha balança une rafale qui ricocha sur le monstre sans même le déstabiliser. Bates se jeta sur lui et brandit son gant, mais le Metabolic le faucha et il s’écrasa contre une souche, inanimé.
Sasha visa la tête et déclencha une nouvelle salve, mais l’arme s’enraya. Le monstre la lui arracha des mains en même temps que son gant, accroché à un éperon de la crosse. Elle était désarmée et à la merci de la bête. Oscar attira l’attention du prédateur en tournant autour de lui. Le Metabolic, fou de rage et d’excitation, balaya l’air de ses grands bras articulés. Un dernier coup, plus rapide, lacéra le torse d’Oscar. Le Médicus perdit l’équilibre et tomba entre deux cadavres de singes. Le Metabolic se précipita sur lui.
– Oscar ! hurla la jeune fille.
Oscar saisit le pendentif au vol. Un faisceau doré jaillit alors du M et perfora le Metabolic en pleine gorge. Un flot de sang noir gicla sur Oscar, et le monstre s’effondra tout près de lui.
Ils se relevèrent, chancelants et couverts de sang. Sasha se précipita vers Bates. Elle posa les doigts sur son cou. Le soulagement qu’elle éprouvait provoqua un pincement chez Oscar. Il s’empressa de chasser ce sentiment auquel il ne désirait pas donner d’explication. Il considéra le corps de Bates et serra le poing sur son pendentif.
– Non, dit Sasha en lui faisant face. Ne fais pas ça.
– Pourquoi ?
– Il aurait pu te tuer à plusieurs reprises, il ne l’a pas fait.
– Parce qu’il avait besoin de moi vivant, tu le sais très bien. Et dès que je ne lui serai plus utile et qu’il en aura l’occasion, il me tuera.
– Alors, épargne-le pour moi.
Il hésita et finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres.
– Et pourquoi je ferais quoi que ce soit pour toi ?
– Par loyauté, dit-elle sans trahir la moindre émotion. Moi aussi j’aurais pu te tuer ou te laisser mourir.
Oscar baissa la main.
– D’accord. Pour toi. Par… loyauté. Mais je ne lui laisserai pas de seconde chance.
– Il n’en voudra pas.
Les autres mercenaires n’allaient pas tarder à les retrouver. Moss ne devait pas être loin, lui non plus.
– Je pars, dit-il.
– Et moi ?
– Quoi, toi ?
– Tu ne me tues pas ? Je suis ton ennemie, il est temps que tu le comprennes.
Il se perdit dans les immenses yeux noirs. Il refusa de céder au sentiment violent qui l’envahissait. Non, se dit-il. Non, pas comme ça, au bout de deux jours, c’est impossible… Et pas elle. Pas une Pathologus. Tu ne peux pas, tu ne dois pas.
– Non, toi non plus, je ne te tue pas.
– Encore par loyauté ?
– C’est ça.
Les premiers appels leur parvinrent.
– Où tu vas ? lui demanda-t-elle.
– Tu as entendu le chasseur.
Elle regarda en direction des mercenaires, puis vers lui, en proie au déchirement.
– Tu n’arriveras pas au dôme.
– Même ça, ça ne m’arrêtera pas, dit-il en désignant le monstre à leurs pieds.
– Ne sois pas prétentieux. Tu ne connais rien à Rêti-Kulum et tu ne sais pas comment entrer dans le dôme.
– Je sais ce que je cherche.
Elle hésita.
– Moi aussi je suis loyale. Je vais t’aider.
– Il ne te le pardonnera pas.
– Il ne le saura pas. Et je suis libre. Libre de mes choix.
Elle inspira profondément et enchaîna.
– Où tu veux aller ?
Oscar hésita. Jusqu’à quel point pouvait-il lui faire confiance ? Était-il libre, lui, de ses choix, dans l’équation complexe de ses alliances ? Il n’était sûr que d’une chose – peut-être la plus dangereuse de toutes, mais contre laquelle il ne pouvait pas lutter : il ne voulait pas la quitter.
– Le cinquième portail.
– Je n’en connais que quatre. Le plus proche est le portail des Guanins.
Les voix se rapprochaient. Elle adossa Bates contre l’arbre et ferma les yeux lorsque ce dernier poussa un gémissement. Elle n’hésita qu’un instant et se releva.
– Suis-moi.
Il courut derrière elle sans relâche, impressionné par la fluidité de ses mouvements, son endurance – et sa grâce aussi, lorsqu’elle sautait un obstacle, en enjambait un autre, dégageait le passage de quelques gestes précis.
– On a pris de l’avance, dit Oscar, on peut ralentir.
– Tu es fatigué ?
– Non.
– Alors cours : ils vont nous rattraper.
Ils reprirent leur fuite dans la jungle. Les cris des mercenaires lui donnèrent raison : derrière eux, la meute se rapprochait.
– On est encore loin du portail ?
– Non, dit-elle. Mais accélère !
Oscar comprit qu’elle l’avait ménagé jusqu’ici. Il rassembla toutes ses forces pour la suivre. Cette fois, ils enfoncèrent les obstacles sans aucune précaution. Les feuilles giflaient leurs visages, les branches cinglaient leurs bras, les racines les faisaient trébucher, mais aucun des deux ne ralentissait. Une flamme commune les animait, plus intense et plus forte que la forêt et ses pièges.
Soudain le dôme apparut dans les trouées de la végétation. Sasha se retourna. Leurs poursuivants n’étaient plus qu’à quelques minutes derrière eux. Elle arracha une liane et la tendit à Oscar.
– Attache-moi, dit-elle, hors d’haleine.
– Tu es folle ? Qu’est-ce que…
– Fais ce que je te dis. Quand ils me trouveront, ça te laissera quelques instants de répit. Je dirai que tu m’as enlevée.
– Ils ne te croiront pas, tu le sais aussi bien que moi. Viens avec moi. Cette fois, c’est moi qui te protégerai, fais-moi confiance.
– Ne discute pas, dit-elle en tendant les mains. Fais vite, tu perds des secondes précieuses.
Une émotion irrépressible le submergea. Sans chercher à comprendre, il l’attira à lui et posa ses lèvres sur les siennes. Elle caressa son visage, il la serra contre lui de toutes ses forces. Leurs lèvres se séparèrent.
– Viens avec moi, répéta Oscar.
– Tu renierais les tiens pour un baiser ?
– Ce n’est pas qu’un baiser, dit-il, blessé.
Elle recula.
– Va-t’en, ordonna-t-elle froidement. Et si tu veux faire quelque chose pour moi, attache-moi les poignets et serre fort.
Oscar la dévisagea, désemparé. Il saisit enfin la liane et s’exécuta. Il chercha le regard de Sasha : il était lointain, perdu dans la végétation. Il serra brutalement le nœud, elle se mordit la lèvre. Derrière, les voix étaient distinctes. Parmi elles, celle de Bates. Il saisit les mains de la jeune femme, y enfouit son visage. Elle voulut les retirer, il les retint de force et les embrassa.
Lorsque les mercenaires surgirent et la trouvèrent, elle était seule. En larmes.