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La berline noire glissa silencieusement sur le sentier accidenté qui sinuait entre les arbres.

Worm se tenait droit sur la banquette arrière, insensible, retiré, lointain. Une statue. Il se remémora les événements étranges des derniers jours, survenus, comme un fait exprès, juste après la réunion du Conseil de l’Ordre provoquée par Brave.

Cet oiseau, sur le rebord de la fenêtre, percutant le verre de son bec. Worm avait fini par écarter le lourd rideau noir et ouvrir la fenêtre.

Un oiseau noir au bec rouge.

D’un geste rapide, il l’avait saisi et avait senti un renflement de la patte gauche. Il avait dénoué le ruban rouge retenant un petit papier, qu’il avait posé sur son bureau. Il l’avait déplié et lu. Pendant quelques secondes, quelques minutes même, il était resté de marbre, dans son fauteuil, l’oiseau emprisonné entre ses mains fines aux veines saillantes.

 

£es forces, même ennemies, ont tort de

§’opposer.

 

Worm avait lu le message dix fois et retenu la lettre en début de chaque ligne. Puis il avait desserré ses doigts, rouvert la fenêtre et libéré l’oiseau, qui avait battu des ailes et disparu dans le ciel chargé.

Une semaine plus tard, l’oiseau n’eut pas à frapper longtemps : la fenêtre entrouverte lui avait permis d’entrer et de voler jusqu’au bureau. Worm avait lu le nouveau message : une date, une heure. Rien de plus.

Cette fois, Worm avait réagi en un éclair : il avait brûlé le papier et l’oiseau n’était jamais reparti.

Trop tôt, trop risqué.

Il n’y songeait plus cet après-midi-là en quittant son château sombre et humide. Il sortit, repoussa le parapluie présenté par son majordome et avança avec précaution sur les pierres moussues et dangereusement glissantes contre lesquelles le gardien avait tout tenté, en vain. Ces pierres, comme le lugubre domaine et la bâtisse inhospitalière, semblaient faites pour que personne ne s’y aventure. Il ajusta son écharpe bordeaux autour du col relevé de son manteau, tira sur ses gants et disparut dans l’habitacle de la Phantom IV noire, tandis que le majordome en claquait la portière.

Ce n’est qu’après vingt minutes de route qu’il abandonna la lecture d’un dossier et frappa du pommeau de sa canne contre le verre qui le séparait du chauffeur.

– Pourquoi prenez-vous ce chemin ? Nous allons au centre de Pleasantville.

Aucune réponse. Il frappa plus vigoureusement, puis tenta de baisser la vitre : elle résista. L’homme au volant releva la tête, et dans le rétroviseur, Worm ne reconnut pas son chauffeur habituel. Il referma son dossier, saisit prestement son pendentif et l’appliqua contre la portière, dans l’encoche prévue à cet effet. Sans résultat. Il renonça ; il savait que la voiture était conçue pour résister à toute attaque.

– Où me conduisez-vous ? demanda-t-il en gardant son calme.

– À votre rendez-vous.

Worm se tut. Le souvenir de l’oiseau remonta à la surface. Le jour et l’heure correspondaient à aujourd’hui et maintenant. Ainsi, il s’agissait plus d’une convocation que d’un rendez-vous. Il contint sa colère.

La voiture quitta enfin la forêt dénudée et sombre et s’immobilisa en bordure d’une clairière brumeuse. Le chauffeur fit le tour de la Phantom, retira un P en métal de la poignée et déverrouilla la portière.

Worm posa le pied sur un sol craquelé comme en plein désert, alors qu’ailleurs la campagne était humide et boueuse. Des flocons de neige tombaient, légers, virevoltant entre les nappes de brouillard. Worm fit un pas et tourna la tête : le chauffeur avait disparu.

Attendre. Ne pas se précipiter, surtout en terrain inconnu. Et laisser venir.

Sur son gant, Worm décela le premier signe d’une présence : de tout petits points rouges. La neige avait viré au pourpre. Des flocons pourpres, tout autour de lui, sur toute la clairière. Un souffle glacial dispersa la brume.

Worm distingua la première silhouette. Sur la gauche, celle d’un homme de taille moyenne, tout en puissance. De l’autre côté, celle d’une femme aux longs cheveux noirs et aux allures de gitane, qu’il reconnut sans peine. Derrière elle, une autre femme, blond platine, en blouson de cuir et cuissardes, se tenait bras croisés et toisait le conseiller Médicus.

Worm fixa son attention au centre de la clairière, anticipant une révélation imminente.

Lorsque les dernières volutes se dissipèrent, une silhouette dissimulée dans un très long manteau noir apparut. Une large capuche masquait son visage devant lequel la brume persistait. Dans son ombre se tenait une masse informe, voûtée, surmontée d’une tête au cheveu rare, au nez fort et à la bouche tordue, secouée d’un tic de l’épaule gauche.

La jeune femme brune s’approcha.

– Alors c’est ça, le puissant conseiller de l’Ordre des Médicus ? Il me fait penser à un petit arbre sec.

Elle laissa échapper un rire qui se transforma en un cri. Il n’avait fallu qu’une fraction de seconde pour que Worm saisisse son pendentif et qu’un rayon émeraude en jaillisse, projetant la femme en arrière. Elle s’écrasa dix mètres plus loin contre un tronc noueux.

– Comment trouvez-vous les arbres de l’Ordre ? demanda Worm d’une voix calme.

La femme se releva, furieuse, et tendit la paume de sa main droite. Un rayonnement rouge frappa avec violence l’écran éblouissant que Worm avait fait apparaître devant lui. Il ne bougea pas d’un millimètre. Lavinia hurla de rage et tendit à nouveau la main. Sa comparse fit un pas en avant, elle aussi. Une voix s’éleva.

– Lavinia, dit simplement le Prince Noir en l’arrêtant d’un geste. Toi aussi, Evguenia.

Lavinia Ciguë rongea son frein et obéit à son amant. Elle posa ses mains sur ses hanches et jaugea son adversaire, son beau visage contracté. Sa sœur recula elle aussi.

– Vous avez de la chance, Worm, lança Lavinia d’un air suffisant. Énormément de chance.

Fletcher Worm lui sourit pour toute réponse, puis fixa son regard sur son véritable adversaire. La neige tombait plus dru et recouvrait le sol d’une couche sanglante qui ruisselait dans les multiples craquelures.

– Je n’ai pas beaucoup de temps, Skarsdale. Venons-en au sujet de votre… invitation.

Le Prince Noir eut un rire silencieux.

– Vous vous croyez encore tout puissant. Je suis même convaincu que vous vous estimez capable de nous vaincre, nous cinq, ici même, n’est-ce pas ?

– Ne me demandez pas de vous en faire la démonstration. À moins que vous m’ayez fait venir pour un duel ? Si tel est le cas, allons-y, qu’on en finisse.

– Vous n’auriez aucune chance contre moi ! cracha Skarsdale.

Worm ne répondit pas, et Skarsdale retrouva son calme apparent.

– Vous avez raison d’être si pressé de partir. Votre temps est compté, l’Ordre que vous servez vit ses derniers instants. C’est pour cela que je vous ai convié à cette petite réunion.

– Que voulez-vous, Skarsdale ?

Laszlo Skarsdale inspira profondément et serra les poings.

– C’est la dernière fois que vous prononcerez ce nom, affirma-t-il. Dorénavant, ce sera le Prince Noir.

Pour la première fois depuis le début de la rencontre, Worm éprouva une sorte de malaise, une sensation inconnue – il envisagea un instant qu’il puisse s’agir de ce sentiment qu’il avait si souvent suscité : la peur. Celle qui nous anime en affrontant un homme incontrôlable.

– Vous n’avez rien à attendre de moi, dit-il en se ressaisissant. Vous le savez.

– Vous, en revanche, vous avez beaucoup à attendre de moi : le pouvoir auquel vous n’avez jamais accédé, Monsieur le Conseiller. Celui dont on vous a privé, devrais-je plutôt dire.

Worm laissa s’installer un silence – son arme favorite.

– Brave, lâcha le Prince Noir. L’imposteur. Celui qui siège à la tête de l’Ordre alors que vous y prétendiez, n’est-ce pas ?

– Vous m’affirmez que l’Ordre n’en a plus pour longtemps, alors pourquoi me parler de son chef ?

– Nous allons combattre, Worm, sur tous les fronts. Ce sera une guerre terrible, mondiale. Et je vais gagner – je ne peux que gagner. Mais je peux aussi vous épargner et vous laisser gouverner à la tête des Médicus qui auront capitulé.

– Être votre valet ? Vous me comblez, Skarsdale.

Le vent souffla et souleva le manteau du Prince Noir dans un tourbillon de neige. Les deux hommes se jaugèrent, et le Pathologus rompit le silence.

– Un partenaire, plutôt qu’un esclave. Dès que j’aurai écrasé l’Ordre.

Worm passa en revue chacun des Pathologus. Il s’arrêta sur l’homme musclé qui mastiquait avec un demi-sourire, visiblement amusé par la situation. Une cicatrice barrait son visage depuis le menton, volontaire, jusqu’à un cache-œil noir. Cal Van Asch. On n’évoquait son nom qu’avec effroi. Sa cruauté égalait sa force physique et il ne manquait pas non plus d’intelligence, hélas. Lavinia et Evguenia, elles, avaient laissé des traces terribles, durant les deux années précédentes, dans tous les continents où le Prince Noir les avait envoyées semer la mort avec des maladies incurables. Des Médicus lancés à leur poursuite avaient péri à l’intérieur des corps humains, martyrisés par celles que l’on avait surnommées les sœurs Torture.

Worm n’ignora pas Stomp, l’âme damnée du Prince Noir. Son ombre, sa mémoire, son larbin démoniaque et son bras armé, au besoin.

– À voir qui vous entoure, n’importe qui préférerait l’esclavage.

Le Prince Noir arrêta l’élan réflexe de Van Asch envers Worm. Il n’ignorait pas le pouvoir du Médicus, qui dépassait celui de la plupart des autres membres de l’Ordre. Ce n’était pas le moment de se battre, inutile d’essuyer des pertes.

– Réfléchissez, Worm. Vous êtes trop intelligent pour ne pas vous rendre à l’évidence. Je vais régner sur le monde, épargner ceux qui m’auront rallié, anéantir les autres. Quel camp choisirez-vous, le moment venu ? Celui des puissants ou celui des vaincus ?

Worm balaya les mots d’un geste, insensible aux rafales de vent, à la neige, à ses adversaires – et à l’intimidation.

– Votre arrogance m’évoque celle d’un homme, répondit-il : celui qui vous a mis hors d’état de nuire. Pour beaucoup, il aurait dû vous anéantir.

– Mais il en a été incapable ! hurla Skarsdale, subitement hors de lui. Et aujourd’hui, il est mort et moi je suis ici !

Worm lui-même eut un mouvement de recul. Comme les autres. Skarsdale inspira profondément et retrouva un timbre de voix plus paisible.

– Brave est le Grand Maître des Médicus et vous restez dans son ombre. Moi, je vous offre d’accéder enfin au pouvoir suprême.

La neige s’arrêta de tomber. Le ciel s’était encore assombri, chargé de nuages menaçants. Le vent portait les mots du Prince Noir dans chaque recoin de la clairière. Worm serra le pommeau de sa canne d’une main, son pendentif de l’autre.

– Réfléchissez, Worm. Profitez du répit que je vous accorde, à vous, aux vôtres, et au monde entier. Jouissez tant bien que mal de votre petite position et de votre fortune, mais réfléchissez bien. Tout ceci ne sera bientôt plus que ruines et poussière. Revenir vers moi sera alors inutile.

Il dirigea les paumes de ses mains vers le bas avant de les orienter vers le ciel. La terre se mit à trembler et une montagne sombre s’éleva sous les Pathologus tandis qu’un abîme gigantesque se creusait entre eux et Worm. Le conseiller vacilla et braqua son pendentif sur le sol, qui cristallisa aussitôt. Une plaque dure se matérialisa sous ses pieds et le stabilisa quand tout, autour de lui, basculait. Bientôt, il se retrouva sur un pic vertigineux au milieu du gouffre. Devant lui, la montagne pourpre ne cessait de s’élever et emportait le Prince Noir et ses créatures maléfiques vers les cieux. Dans un ultime réflexe, Worm fit surgir un filet au tissage très serré qui l’enveloppa dans un cocon. Une explosion terrible retentit, un flash rouge sang inonda la clairière, la forêt et la campagne environnante, et la montagne fut pulvérisée. Quand Worm ouvrit les yeux, à l’abri de sa nasse magique, une plaine désolée et glacée s’étendait tout autour de lui.

Il était seul.