Les Archanges Rayonnants de Nucléopolis se posèrent avec majesté sur le sol. Leur grande taille et leur envergure impressionnante leur avaient permis de prendre sur leurs dos deux chasseurs, bien plus petits qu’eux, ou un Médicus.
Ayden sauta du dos de Gabriel. Le choc du contact avec le sol déclencha une douleur fulgurante le long de sa colonne vertébrale. Il serra les dents, se pencha en avant en attendant que la souffrance soit plus supportable.
– Qu’est-ce que tu fais ? Tu médites ?
Ayden se fit violence et se redressa. Iris le dévisagea comme on détaille un animal de foire.
– Tu es vraiment un type bizarre, dit-elle, péremptoire.
– C’est ça, je suis bizarre, répondit Ayden. Alors va rejoindre les gens normaux.
Elle haussa les sourcils, l’observa encore quelques secondes puis tourna les talons et s’éloigna. Ayden s’apprêtait à la suivre quand on lui effleura l’épaule. Gabriel le fixait avec intensité. Mal à l’aise, le jeune homme choisit la fuite.
– J’étais chétif, mes ailes n’étaient pas développées, et j’étais solitaire, dit lentement l’Archange.
Ayden s’immobilisa.
– C’était encore le cas il y a deux ans, poursuivit l’Archange. Pour moi, ça a duré une éternité. J’ai pensé que ça ne changerait jamais. Retourne-toi.
Ayden soupira et obéit. Gabriel déploya ses ailes. Ayden recula, impressionné.
– Regarde ce que je suis devenu. Moi, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. J’ai mis longtemps à comprendre que je volais plus vite et plus loin que tous les autres. Même Solal est moins rapide que moi.
– C’est une belle histoire, répondit Ayden, mais on m’attend.
– Tu es vaillant et tu m’as chevauché brillamment pendant ton épreuve, poursuivit Gabriel. Et je sens cette énergie si particulière en toi, ce don que les autres n’ont pas. Il ne demande qu’à s’exprimer, peut-être est-ce déjà le cas mais tu n’en es pas conscient.
Ayden l’écoutait, hypnotisé malgré lui. Personne ne lui avait jamais parlé de cette façon, alors comment y croire ? Les mots lui faisaient cependant l’effet d’un baume sur une plaie cuisante.
– Pourtant, je sens aussi une énergie négative, regretta Gabriel.
– Négative ? Je n’ai rien contre toi, je…
– Je parle du regard que tu portes sur toi-même. Tu as changé toi aussi, mais tant que tu n’en seras pas conscient, personne ne te verra tel que tu es vraiment.
L’Archange s’éloigna. Ayden resta silencieux. Un poids terrible l’écrasait, celui d’une vérité trop lourde à porter. Il chassa ces paroles tant bien que mal et rejoignit les autres.
Tous s’étaient regroupés devant la paroi de verre. Mito s’avança vers une ligne verticale surmontée d’un G. Il en approcha son arme et la fissure s’illumina. Le trait s’épaissit, un cadre se dessina, s’élargit et forma un immense portail orné de motifs végétaux et animaliers en mouvement : ils représentaient des branches et des lianes desquelles s’élançaient les singes de la forêt Rêti-Kulum, plus vrais que nature. Le verre craquela de toutes parts et vola en éclats, transformé en poussière blanche. Le portail libéré rayonna avec splendeur. De l’autre côté, l’inquiétante couche de brume rouge apparut.
– Si c’est un écran pour empêcher les Médicus de quitter le dôme, nous autres ne devrions pas avoir de problème pour le traverser, suggéra Mito. J’y vais.
D’un geste, il interdit aux Ribos-Hommes de le suivre.
– On vient avec toi, insista l’un d’eux, encore plus massif que lui.
– Non, trancha Mito. Si ça se passe mal, je veux que vous puissiez tenter autre chose ailleurs. Tu prendras ma place, Amaury.
– Monte, proposa Gabriel en s’inclinant. Je t’accompagne.
– Tu prends le même risque que moi.
– Nous sommes différents, répondit l’Archange. Je peux respirer sous l’eau et voler. Peut-être que cet étrange écran n’aura pas d’effet sur moi alors qu’il pourrait t’atteindre.
Mito sauta sur le dos de Gabriel. Ce dernier battit des ailes, s’éleva et tournoya dans le ciel. Ayden suivit son vol avec anxiété. Gabriel et son cavalier prirent de l’altitude, piquèrent et passèrent sous le portail. Un instant plus tard, ils avaient disparu dans l’écran pourpre des Pathologus.
Les secondes s’écoulèrent comme des siècles. La voix de Mito leur parvint alors de l’autre côté.
– Vous pouvez nous rejoindre !
Soulagés, les chasseurs s’engagèrent sous le portail et traversèrent la brume rouge. Bientôt, seuls les Médicus se tinrent encore à l’intérieur du dôme. Alistair s’approcha de Nathanaël, l’Archange qui l’avait conduit jusqu’ici.
– Accepteriez-vous de m’emmener de l’autre côté de ce portail ? Peut-être qu’avec vous, je ne risque rien. En tout cas, je dois le tenter.
Nathanaël se pencha en guise de réponse. Alistair eut un geste de reconnaissance et sauta sur son dos. Il se tourna vers Maureen.
– Si je parviens à passer de l’autre côté, je file prévenir Winston Brave et je reviens avec des renforts. Soyez prudents en attendant.
– Bon, eh bien tâchons de rester vivants, lui répondit Maureen. J’ai toujours eu peur des singes, alors reviens vite. Bonne chance !
Alistair se pencha vers l’Archange.
– Allons-y !
L’homme ailé s’élança et emporta Alistair. Ils tournoyèrent dans le ciel rougi de Nucléopolis et lorsqu’ils furent assez haut, ils plongèrent vers le portail à vive allure : le buste de l’Archange s’engagea dans l’épaisseur de la brume, mais lorsque la tête d’Alistair entra en contact avec elle, le choc ressembla à celui d’une pierre lancée contre un mur. Un éclat rouge irradia et Alistair fut arraché à sa monture qui venait de disparaître derrière l’écran. Le Médicus chuta, prêt à s’écraser sur le sol.
Maureen Joubert décrocha sa cape et la lança en prononçant quelques mots. L’étoffe s’étira et gonfla dans un rayonnement émeraude, et le corps d’Alistair rebondit sur ce matelas improvisé et retomba lourdement sur la terre. Tous l’entourèrent, inquiets.
– Alistair ? Alistair, réponds-nous ! ordonna Maureen.
Alistair gémit.
– L’A… l’Archange ?
– Il a pu traverser le portail, le rassura Maureen. Je crois vraiment que c’est une affaire entre Médicus et Pathologus, cet écran de brume.
Alistair se releva avec son aide. Il était livide et une douleur pulsait à différents endroits de son corps, surtout dans sa tête. Il vacilla et Maureen dut le soutenir.
– Ça va mieux, dit-il, mais ça secoue.
– Plus question de tenter un passage en force, fit remarquer Maureen.
Derrière elle, les Archanges s’étaient retranchés vers les tours et se tenaient à bonne distance des Médicus.
– J’ai l’impression qu’il ne faut pas compter sur l’un d’eux pour partir en éclaireur. Ils m’ont l’air sur leurs gardes.
– Ils respectent sans doute des consignes, supposa Alistair. Il ne reste plus qu’à tenter de provoquer une trouée dans cette maudite brume.
– Et comment comptes-tu faire ?
Alistair prit quelques instants de réflexion en se massant la nuque, encore chamboulé par le choc.
– Lysax ?
– Contre la brume ? s’étonna Sally.
– Il faut provoquer un blast violent, un souffle qui pulvériserait tout – y compris ce qui se trouve derrière et qui pourrait nous tomber dessus quand la brume aura disparu.
– Ne sois pas aussi curieuse et cesse de discuter, décida Iris en alignant Sally à côté d’Alistair et de Maureen. On y va, tous.
Iris et Ayden se placèrent au bout du rang. Ils sortirent tous le Lysax de leurs besaces P.A.L.O.M.A, fixèrent la substance sur leurs pendentifs et tendirent le bras, concentrés. L’énergie libérée par la Lettre fit enfler la matière, de plus en plus lumineuse.
– Attention, protégez-vous !
Un craquement retentit et un cisaillement éblouissant déchira le Lysax qui explosa avec la violence d’une bombe atomique. Le souffle balaya les Médicus et les Archanges. Lorsqu’ils se relevèrent, la brume avait disparu derrière le portail. Alistair et Maureen avancèrent, prudents. De l’autre côté, il n’y avait rien. Pas un être, pas un animal. Au loin, Rêti-Kulum s’étendait à perte de vue. La brume se diffusa à nouveau et boucha la brèche qu’ils venaient de créer.
– Fausse alerte ? supposa Maureen. Ou piège ?
Alistair l’attira à lui d’un geste brusque. Il prit son pendentif et le brandit dans le dos de Maureen. Un bouclier émeraude en jaillit – juste à temps pour encaisser un choc violent. Maureen se retourna vivement et découvrit, stupéfaite, le P en onyx qui retomba sur le sol et se désintégra dans un flash rouge.
– Et moi qui pensais que tu m’invitais à danser un tango, dit-elle.
– Je l’ai vu traverser le portail et se diriger vers toi, expliqua Alistair, les yeux rivés sur le brouillard qui doublait l’extérieur du dôme.
– Ça veut dire qu’ils sont de l’autre côté et qu’ils peuvent nous voir à travers cette maudite brume, en déduisit-elle.
Deux autres P tranchants comme des faux fusèrent. Leur trajectoire s’infléchit et les projectiles mortels se dirigèrent vers deux Médicus au premier rang qui les évitèrent de justesse en plongeant sur le côté.
– Mettez-vous tous à l’abri, cria Alistair. Vite !
Les Archanges prirent leur envol et tournèrent au-dessus du groupe, très haut, à l’abri de tout projectile qui pourrait passer sous le portail. Les Médicus, eux, prononcèrent tous la même formule et se réfugièrent sous leurs capes subitement rigidifiées. Les P explosèrent contre l’étoffe magique sans atteindre leurs cibles.
– Comment font-ils pour nous repérer aussi précisément à travers leur brume et le dôme ? demanda Maureen, perplexe.
Ayden se protégea des éclats puis rabattit sa cape. Il leva les yeux vers le dôme : par endroits, le verre perdait son opacité salvatrice, probablement attaqué par la brume des Pathologus. Ayden distingua alors plusieurs points émeraude noyés dans le brouillard maléfique.
– Ils nous localisent grâce à la brume ! s’écria-t-il. Elle agit comme un détecteur. Regardez ces points : c’est la position de chacun d’entre nous !
Alistair se tourna vers Solal, resté au sol, près de lui.
– Le portail ! Il faut le refermer, vite !
L’Archange hésita.
– Ils sont de l’autre côté du dôme, dit-il. Mito, ses chasseurs et… Gabriel et Nathanaël.
Une salve de projectiles noirs passa sous le portail. Certains explosèrent sous le rayonnement des pendentifs Médicus, d’autres bombardèrent le groupe dans une déflagration rouge. Deux Médicus, légèrement blessés, durent se retrancher à distance du portail.
– On va tous y passer, si vous n’obéissez pas ! s’emporta Iris.
L’Archange la dévisagea durement.
– Nous n’avons pas le choix, insista Alistair. Il faut fermer ce portail ou nous ne serons plus nombreux à protéger Nucléopolis.
Maureen tenta de rassurer Solal.
– Mito connaît la forêt mieux que personne, et Gabriel et Nathanaël sont des Archanges messagers, ils ont l’habitude de quitter le dôme. Ils vont s’en sortir et surtout, ils sauront revenir. Je crois qu’il faut écouter Alistair.
Solal capitula. Il s’élança dans le ciel et se posa sur la partie la plus haute du portail, ailes déployées. Une lueur bleutée irradia depuis son corps et se propagea à l’ensemble du portail. Les figures sculptées dans la roche disparurent, la végétation mouvante se rétracta et les structures en pierre se désagrégèrent. Quelques instants plus tard, le dôme se referma, emprisonnant les Médicus à l’intérieur et les chasseurs et les Archanges à l’extérieur – probablement aux prises avec l’ennemi.
Alistair s’adressa à Solal.
– Il existe trois autres portes, c’est ça ?
L’Archange acquiesça.
– On devrait tenter une sortie par l’une d’elles. Peut-être la brume y est-elle moins dense, ou même inexistante ?
– Mais le problème sera le même, objecta Maureen : ils nous localisent grâce à cette brume. Dès que le portail sera ouvert, nous serons sous le feu de leurs tirs ciblés.
Ayden hésita, puis intervint timidement.
– Sauf…
Il se mit à bafouiller.
– C’est sûrement une bêtise, mais…
– Vas-y, crache ton idée, s’impatienta Sally.
Ayden préféra se taire et se mettre en recul. Alistair l’encouragea.
– On t’écoute.
– Je… je me demande si ce ne sont pas les pendentifs qui sont détectés par la brume. On n’a qu’à les laisser à l’intérieur du dôme et passer le portail, puis un Archange nous les apportera.
– Si j’étais un Archange, je refuserais catégoriquement de risquer ma vie pour tous les autres, argua Iris.
– Il faudra nous dire comment tu comptes t’y prendre, alors, répliqua Alistair. C’est vraiment une excellente idée, reconnut-il à l’attention d’Ayden.
Sally lui décocha une bourrade qui lui fit perdre l’équilibre.
– Eh ben tu vois ? Quand t’as pas peur de toi-même, ça roule tout seul.
Ayden s’approcha d’elle et murmura entre les dents :
Elle sourit.
– Joue pas au dur, ça te va pas.
Il serra les poings. Si elle n’avait pas été une fille, il se serait jeté sur elle pour la rouer de coups, il en était convaincu ; comme si la violence, à cet instant précis, était la seule solution. Il préféra abandonner la partie et se mit à l’écart. La violence, il la subissait depuis toujours : sa vie avait été jalonnée de types assez cruels pour profiter de ses faiblesses. L’un d’eux l’accompagnait, d’ailleurs.
– Tiens, il est où, lui ?
– Qui, lui ? demanda Iris.
Ayden scruta les alentours.
– Moss, dit-il. Moss a disparu.