Sally s’arrêta sur le perron.

– Tu crois qu’il sera là ?

Oscar la contempla. En une semaine, elle avait maigri et sa force semblait l’avoir quittée. De profonds cernes, les cheveux en bataille, il ne l’avait jamais vue se laisser aller de la sorte. Après l’émotion de la cérémonie et l’espoir de revoir Ayden, Sally s’était rendu compte qu’une présence épisodique et fantomatique ne comblerait jamais le vide. Depuis, elle s’était refusée à venir le voir, enfermée à double tour dans son chagrin. Mais au fond des yeux, une étincelle avait brillé lorsqu’Oscar lui avait proposé, avec les autres, de l’accompagner à Cumides Circle. C’était même Violette qui l’avait décidée.

– Il doit être encore plus malheureux que toi, lui avait-elle affirmé. Tu te rends compte ? C’est lui le fantôme, et c’est toi qui disparais !

Elle lui avait pris les mains et s’était plantée devant elle, armée de son regard violet hypnotique.

– En plus, j’ai appris qu’un Éternel ne dort jamais et ne sort jamais. Pas une minute de sommeil, pas un carré de ciel bleu, pas un nuage à modeler… Comment veux-tu qu’il rêve ? Dis-lui que tu le fais pour vous deux, Sally.

Sally soupira et frappa à la porte. Bones leur ouvrit et s’écarta sans un mot. Oscar, Violette, Barth, Jeremy et Iris entrèrent derrière elle.

– Il me manque, asséna Iris. S’il n’est pas dans la salle des Éternels, je fais un scandale, je vous préviens.

Sally l’attira brutalement à elle.

– Pour une fois, on est d’accord. Moi aussi, je ferai un scandale.

Louise, Valentine et Lawrence descendirent l’escalier et les entraînèrent dans le salon.

– Le Conseil est réuni dans la bibliothèque.

Des éclats de voix traversèrent la porte jusqu’à eux. Tous se regardèrent, intrigués. Bones bouscula le petit monde vers le salon.

– Je viendrai vous prévenir lorsque la bibliothèque sera libre.

À peine eut-il refermé la porte que la première secousse les fit vaciller. Un vase tomba d’une console, la table et les chaises de la salle à manger tremblèrent dangereusement. Violette chancela et se rattrapa in extremis à l’accoudoir du canapé. Deux vitres volèrent en éclats.

– Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Oscar.

– Un tremblement de terre ! décréta Jeremy. Il faut sortir d’ici ! Dehors tout le monde !

Jerry et Bones apparurent dans le hall, inquiets. Jerry se précipita dans la cuisine et en ressortit avec sa femme sous le bras. Cherie gesticulait :

– On ne va pas tout laisser ici pour un petit tremblement de terre ! Où est Mr Brave ?

– Sors et tais-toi ! répondit Jerry en la poussant devant lui.

Une fois à l’extérieur, ils prirent conscience de la terrible réalité.

– Seul Cumides Circle subit le tremblement de terre ! s’exclama Louise.

Les colonnes qui encadraient les fenêtres se fissurèrent dangereusement. Oscar repassa le seuil en courant et traversa le hall. Il ouvrit les portes de la bibliothèque à toute volée.

À l’intérieur, la scène le pétrifia.

Un lustre se détacha du plafond et s’effondra dans un terrible fracas. Les murs se lézardaient de manière inquiétante, et tous les meubles tanguaient sur le parquet.

– Brave, hurla Worm, qu’avez-vous fait ? Regardez le tableau de Sigismond !

Sur le mur proche, le grand portrait représentait l’aïeul dans une posture abattue. Près de lui, les lys avaient fané, les tiges jaunies retombaient misérablement et une odeur d’eau croupie se répandit dans la pièce.

– L’Ordre vacille, gronda Worm, et cet homme en est responsable ! Avouez ! De quoi vous êtes-vous rendu coupable pour que les fondations de cette maison en tremblent ?

Maureen Joubert poussa un cri et tomba en arrière. Sa tête heurta le mur et elle perdit connaissance.

Worm sortit son pendentif et un faisceau frappa très précisément la chaîne autour du cou de Brave, déstabilisé par une secousse plus intense. Le pendentif du Grand Maître roula au loin, tandis qu’avec un nouveau sort, il se trouva enchaîné comme un forçat qu’on conduit au bagne. Mrs Withers répliqua en brandissant son pendentif, mais le rayonnement qu’elle provoqua mourut avant même d’atteindre sa cible. Il en fut de même pour tous les Médicus présents : leurs Lettres ne répondaient plus. Oscar laissa retomber son pendentif, muet comme ceux des autres. Rejoint par le reste du groupe, il assista, impuissant, au drame.

– Il n’y a qu’une chose qui puisse nous atteindre au cœur même de nos pouvoirs et de ce lieu, reprit Worm d’une voix blanche, alors que son propre pendentif perdait de son intensité. Les Piliers…

Trois hommes firent irruption dans la salle. Oscar reconnut le premier : Rufus Moss. Worm se tourna vers eux.

– Emparez-vous de lui, dit-il en désignant Brave entravé par les chaînes.

Mrs Lumpini et Alistair s’interposèrent en vain et les hommes s’en saisirent.

– Winston Brave, vous avez commis l’irréparable : vous avez remis les Piliers de l’Ordre à notre ennemi et avez mis l’humanité à sa merci. Pour cela, vous devez payer. Emmenez-le !

Brave fut entraîné jusqu’à la porte. Il se dégagea d’un mouvement du torse et affronta Worm du regard.

– Quand ce sera votre tour de payer, le prix sera terrible.

– Winston ! s’écria Mrs Withers. Je vous sortirai de là-bas, je vous le promets !

Worm la foudroya du regard.

– Berenice, ne vous placez pas d’emblée du côté de l’ennemi, vous m’obligeriez à vous considérer comme tel, menaça-t-il.

– L’ennemi, vous l’incarnerez dorénavant, s’emporta Alistair, fou de rage. Vous m’entendez, Worm ? Je vous anéantirai !

– En vous opposant à moi, vous bafouez l’autorité de l’Ordre. Vous irez donc rejoindre Brave au Mont-Noir, décida Worm en se tournant vers ses hommes de main.

Mrs Lumpini éclata d’un rire de diva.

– Vous, l’autorité de l’Ordre ? Et de quel droit, vil usurpateur, espèce de serpent intrigant ? J’ai bien envie de vous corriger, même sans pendentif !

– Vous n’êtes qu’une folle inconséquente, et je vous conseille de vous plier à mes ordres dorénavant, répliqua Worm.

– Jamais ! tonna l’imposante dame. Vous m’entendez ? Jamais !

Elle se précipita à la fenêtre et se tint au cadre disloqué pour résister aux secousses toujours plus violentes.

– À moi, arbres de Cumides Circle !

À peine eut-elle fini son appel que les branches d’un chêne traversèrent le cadre et s’enroulèrent autour d’elle. Alistair se baissa pour prendre Maureen dans ses bras et une autre branche s’empara du couple.

– Fuyez, mes enfants, hurla Mrs Lumpini à Oscar et ses amis qui l’avaient rejoint. Nous nous retrouverons !

Elle traversa le cadre de la fenêtre quand elle réalisa que Zizou oubliait un dernier membre.

– Berenice ! s’écria-t-elle.

– Emparez-vous d’elle ! ordonna Worm à ses sbires.

Le sol de la bibliothèque s’ouvrit alors comme une gueule béante, et un fossé se creusa entre Mrs Withers, plaquée contre le mur, et eux. Oscar courut au bord de la faille.

– Mrs Withers, sautez ! Sautez ! dit-il en lui tendant la main.

Au fond de ce qui était devenu en quelques secondes un véritable gouffre, grondait un magma rougeoyant comme de la lave. Près de Mrs Withers, le mur s’effondrait, manquant de l’écraser. Une chaleur suffocante monta. Le chêne tenta d’avancer une troisième branche vers elle, mais les feuilles roussirent et la branche se rétracta.

Worm regarda autour de lui, inquiet.

– Partons, finit-il par décider en s’adressant aux trois hommes.

Il poussa Brave qui disparut dans le hall, et se retourna vers le groupe de jeunes Médicus et Berenice Withers, séparés par l’abysse brûlant.

Oscar tenta de rigidifier sa cape pour improviser une passerelle de fortune, en vain. Tous encouragèrent la dame à sauter. L’image terrifiante de Mrs Withers plaquée contre une tenture ondulait derrière l’écran de chaleur.

– S’il vous plaît, Mrs Withers, faites-le, supplia Oscar. Sautez, on va vous rattraper. Vous ne pouvez plus attendre, le fossé s’élargit de plus en plus !

Une fissure apparut entre les pieds de la conseillère. Elle leva les yeux sur son protégé.

– Trouve le quatrième Pilier, Oscar.

– Quoi ?

– TROUVE LE QUATRIÈME PILIER ! Retourne la terre s’il le faut, hurla la dame au milieu du fracas de la demeure qui s’effondrait, mais trouve-le !

Entre ses pieds, le sol se craquela un peu plus.

– Que la prophétie se réalise, Oscar Pill, murmura-t-elle. L’avenir est entre tes mains.

La fissure se prolongea et le bloc de béton se détacha. Mrs Withers tendit la main, frôla le doigt d’Oscar et bascula dans le vide.

– NON ! hurla Oscar. Mrs WITHERS ! NOOON !

Worm fit un pas en arrière et disparut derrière la porte. Dans le jardin, au loin, les cris de Mrs Lumpini et d’Alistair se perdirent dans le grondement. Barth retint Oscar prêt à se jeter dans le gouffre. Il le tira en arrière et le ceintura vigoureusement.

– Tu veux mourir toi aussi, abruti ? s’emporta Jeremy. C’est ça que tu veux faire pour la venger et pour aider l’Ordre ?

Oscar cessa de se débattre et laissa libre cours à son désespoir. Louise l’épaula.

– Elle t’a demandé quelque chose, il faut que tu le fasses, lui dit-elle à l’oreille.

Oscar se redressa, dévasté. Son ange gardien venait de disparaître, il n’avait pas pu la sauver. Louise avait raison : au moins fallait-il respecter sa dernière volonté.

– Venez, il faut sortir d’ici, et vite ! décréta Jeremy.

Sally se précipita vers le mur de portraits. Elle serra son pendentif et murmura quelques mots. Sa Lettre s’illumina enfin et le mur se volatilisa. Les Éternels s’échappèrent comme des oiseaux dont on ouvre la cage et disparurent dans les fumées suffocantes de la pièce. L’un d’eux s’approcha et se posa devant Sally. Elle tendit la main, mais Ayden recula et secoua la tête.

– Je ne peux pas te toucher, c’est vrai, dit-elle, la gorge nouée. Mais parle-moi, au moins.

Les lèvres d’Ayden remuèrent et prononcèrent trois mots. Les seuls que Sally avait envie d’entendre.

– Moi aussi, dit-elle. C’est tout ce que je voulais savoir. Maintenant, tu peux rejoindre les autres. Je sais qu’on se retrouvera.

Ayden l’Éternel s’éleva et passa au-dessus des têtes. Il leur sourit, et tous le saluèrent avec émotion, oubliant le chaos autour d’eux. Ses lèvres bougèrent encore.

– « Je vous protégerai », devina Violette en lui envoyant un baiser.

Il tournoya encore quelques secondes au-dessus de Sally sans la quitter du regard.

– Vas-y, ou je vais pleurer, dit-elle d’une voix douce.

Il disparut dans un souffle. Oscar le vit se volatiliser et pria pour que Sasha se manifeste, elle aussi, un jour, sous une forme ou une autre. Je sais aussi qu’on se retrouvera, songea-t-il.

– Vous voulez vraiment finir sous les ruines de cette maison ? trépigna Jeremy. Grouillez-vous, bon sang !

Ils sortirent en trombe de la demeure et se mêlèrent à la foule médusée massée dans la rue. Au loin, les sirènes des pompiers hurlaient déjà.

Oscar s’agrippa aux barreaux de la grille. La terre s’ouvrit alors et la demeure du Grand Maître, debout malgré le tremblement de terre et les flammes, s’enfonça lentement, avalée par le cratère mystérieux. Une main se posa sur l’avant-bras d’Oscar et arracha le jeune homme à sa consternation.

– Il faut que tu t’en ailles, décréta Carrie Moss, hors d’haleine. J’ai entendu mon père parler de toi. Ils ont décidé de…

Elle préféra ne pas poursuivre. Ses yeux brillaient de colère.

– J’ai… honte de mon père, dit-elle d’une voix nouée. Et de mon frère.

Elle soupira, le regard fuyant, puis soutint celui d’Oscar.

– Va-t’en, cache-toi. Et fais-moi plaisir : ne baisse pas les bras.

Elle s’en alla en courant. Au bout de la rue, elle se retourna une dernière fois, et disparut.

Oscar se rapprocha de la demeure de Winston Brave.

Lorsque les camions de secours s’arrêtèrent et que les pompiers et les ambulanciers en sautèrent, l’imposante bâtisse avait disparu et la plaie béante sur le sol s’était refermée, recouverte d’une herbe sauvage. Plus loin, le somptueux jardin s’était transformé en une jungle où personne n’aurait pu s’aventurer.

Les grilles se refermèrent avant que quiconque en ait passé le seuil, et rien n’en vint à bout. Cumides Circle n’était plus qu’une terre sauvage et inviolable où étaient enfouis les lambeaux et les secrets d’un Ordre ravagé.