Heidelberg, Allemagne,
le 6 décembre
Myriam Chauvin quitta le laboratoire à 16 h 35.
– Rentre, je t’assure, tu as une petite mine, lui avait assené son collègue trois minutes plus tôt – et pour la dixième fois. Tu m’inquiètes, tu as les traits tellement tirés, tu es jaune, va savoir ce que tu nous couves.
– Je dois absolument finir cette carte génétique, avait mollement rétorqué Myriam du box d’aspiration, en nage sous le casque qui la protégeait des radiations delta. Elle doit être prête pour le congrès dans deux semaines !
– Je m’en occupe, j’ai fini mon séquençage. Allez fiche le camp, je n’ai pas envie que tu me refiles une saleté de virus, on a ce qu’il faut dans ce maudit labo !
Myriam avait fini par accepter. D’accord, elle n’aurait pas aligné un cent mètres avec un record olympique à la clef, mais elle avait déjà été plus mal en point sans pour autant quitter le laboratoire. Elle éprouvait tout au plus une étrange fatigue physique et mentale.
Elle se mit au volant de son Scenic et entreprit de traverser Heidelberg pour faire un saut au supermarché et acheter des sushis avant de rejoindre au plus vite le quartier nord où elle vivait.
En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, elle eut un choc.
Son collègue avait raison : elle avait une mine épouvantable, le teint cireux, mais la véritable surprise fut l’état de son visage. Sa peau s’était affaissée, des rides striaient le contour de ses yeux, et des plis ravinaient ses joues et son front.
– Mais… qu’est-ce qui m’arrive ?
Elle s’inquiéta un instant, puis s’arracha à l’image tremblotante du rétroviseur. Elle l’essuya maladroitement, une main sur le volant, l’autre agrippant le bas de la manche de son T-shirt pour frotter la surface réfléchissante. Elle renonça. La circulation devenait trop dense, ça n’était pas prudent. Elle se concentra sur les autres voitures : cette fois, c’était son pare-brise qui devait être sale, car elle voyait trouble et les véhicules semblaient noyés dans un flou persistant. Elle passait trop de temps devant un écran au labo et elle le payait. Une voiture klaxonna et pila net à quelques centimètres derrière elle.
– Dis donc, faut plus conduire quand on met trois heures pour s’arrêter à un stop !
Myriam inspira profondément. Le conducteur n’avait pas tort, hélas : non seulement elle avait mis du temps à remarquer le panneau, mais ses réflexes s’amenuisaient, elle avait freiné trop tard, beaucoup trop tard. Son collègue avait décidément bien fait de la pousser à quitter le travail un peu plus tôt.
Elle conduisit alors avec une extrême prudence jusqu’au supermarché qu’elle finit par atteindre, crispée.
Elle ouvrit la portière et en posant le pied sur le sol, elle eut l’impression de déplier un vieux cric rouillé. Elle hésita un instant à changer son programme pour filer directement à la maison. D’un pas mal assuré, elle avança jusqu’aux portes automatiques.
Elle saisit un panier en plastique comme s’il s’était agi d’une enclume et progressa difficilement dans les allées. Ses articulations semblaient refuser de fonctionner et sa colonne, subitement rigide, lui arracha un cri de douleur. Elle prit appui un instant pour retrouver son souffle, trop court. Elle se redressa autant que possible, tandis que sa nuque et ses épaules se voûtaient étrangement. Elle tendit la main vers un sac de litière pour son chat : son mouvement se figea, comme son regard. Les yeux écarquillés, elle découvrit sa propre main.
Une main fripée, aux doigts déformés et noueux, tachetée de brun.
Une mèche lui tomba sur le front, mais elle n’eut même pas la force de ramener vers l’arrière ces cheveux blancs qui ne pouvaient pas lui appartenir.
Elle abandonna son panier et se traîna à petits pas jusqu’à la caisse, tremblante sur ses jambes curieusement amaigries, infiniment fragile. Ses pieds semblaient avoir rapetissé et déformaient ses baskets.
Un homme s’écarta et tira à lui son petit garçon qui rechigna.
– Pourquoi ? On était là avant.
– La dame est une très vieille grand-mère, souffla le père. Tu ne vois pas ? Il faut lui céder la place.
Une très vieille grand-mère.
Myriam, incrédule, s’agrippa au rebord du tapis roulant et passa devant la caissière qui amorça un mouvement vers elle.
– Madame, ça va ?
Elle l’ignora et fournit un effort surhumain pour parvenir jusqu’au miroir, près d’un panneau publicitaire. Elle poussa un cri qui se mua en un gémissement douloureux.
Qui était cette femme à l’âge indéfinissable, peut-être centenaire ? Elle leva une main arachnéenne sur son visage raviné, passa un index griffu sur l’épiderme flétri, les sourcils raréfiés et les cheveux clairsemés. L’homme et son fils s’approchèrent.
– Madame, on peut vous aider ?
Myriam aurait aimé répondre. Dire quelque chose, son nom, donner son adresse, demander qu’on appelle François, son petit ami du moment, ou le laboratoire. Mais tout s’enfuyait. Les noms, le sien, les lieux. Les événements du matin. De la veille. De la semaine dernière et même de l’année. Elle ne savait plus où elle était, où elle se rendrait en sortant… En sortant d’où, d’ailleurs ? Sa tête se vidait atrocement comme si on l’avait ouverte et qu’on en déversait le contenu. Un cerveau liquéfié.
Son corps suivit le mouvement et Myriam s’effondra par à-coups comme un pantin désarticulé tenu par des ficelles qu’on lâcherait une à une.
Le petit garçon leva un regard étonné vers son père.
La caissière décrocha nerveusement le téléphone près d’elle et bafouilla quelques mots affolés à sa responsable. Les personnes qui faisaient la queue se précipitèrent vers Myriam, comme le jeune père qui voulut la soutenir en attrapant son bras. Il sentit sous ses doigts les muscles atrophiés rouler comme des cordons, la peau craquer et s’effriter. Il la lâcha et recula comme les autres, horrifié.
Myriam s’était affaissée sur le sol comme une vieille étoffe. Son visage se dessécha puis se désagrégea, sous les regards stupéfaits, comme le reste de son corps. Tous reculèrent, bouche bée, incapables d’émettre le moindre son, terrifiés par ce spectacle inimaginable.
Les portes du supermarché s’ouvrirent pour laisser entrer un jeune homme avec son petit chien. Un courant d’air balaya en un tourbillon les chairs de l’ex-jeune femme transformées en poussières virevoltantes.
Le petit chien, ravi, sauta des bras de son maître et courut jusqu’au squelette recroquevillé. Grognant joyeusement, il s’acharna sur une phalange qu’il finit par décrocher de la main de feue Myriam, et rapporta le nonos, tout fier, à son maître pétrifié.