Il s’arrêta un instant, prit appui contre un arbre et s’essuya le front du revers de sa manche. Il marchait ainsi depuis une heure dans cette jungle dense, sous une chaleur écrasante. Malgré un entraînement sportif régulier et sa constitution robuste, il était à bout de souffle. La soif le taraudait à un tel point qu’il léchait les gouttes de sueur qui ruisselaient sur son visage pour humidifier ses lèvres et sa langue pâteuse. Malgré cela, c’était la première fois qu’il s’accordait un répit depuis son départ du dôme.
Lorsque la trouée dans la brume lui était apparue, il s’était précipité à travers le portail, sans réfléchir. Il avait couru jusqu’au premier bosquet pour se mettre à l’abri des regards de ses compagnons, mais aussi pour échapper aux chasseurs comme aux Pathologus probablement en embuscade. Puis il s’était enfoncé dans la jungle, tandis que les mots d’une troublante conversation lui revenaient pour la énième fois.
C’était il y a quelques jours, déjà, mais cette voix résonnait en lui de manière obsédante. Les cours étaient terminés, il quittait le lycée quand on l’avait retenu par le bras. Moss avait parlé sans se retourner.
– Lâche-moi pendant qu’il est encore temps.
Bates avait souri avec arrogance.
– Encore temps de quoi ?
– D’oublier que tu te permets de me toucher. Sinon je vais m’énerver et démolir ta jolie petite gueule.
Bates avait obtempéré. Ce qui irritait Moss plus que tout, c’est qu’il ne semblait pas l’avoir fait sous l’effet de ses menaces, mais simplement parce qu’il l’avait décidé. Moss voulut l’empoigner par le col, mais Bates esquiva la prise d’un mouvement rapide et lui saisit le poignet avec une force étonnante.
– Je n’ai pas besoin de toi, Moss, t’as toujours pas compris ? Ni de toi, ni de ta bande de paumés accrochés à tes basques comme des petits chiens.
Moss fulminait, il s’assura d’un regard que personne n’assistait à la scène qui entachait son autorité. C’est à cet instant qu’il remarqua le gant noir. Et la lettre tissée en fil rouge.
– On sera jamais amis, poursuivit Bates, mais on peut s’allier. Contre un ennemi commun.
– De quoi tu parles ?
– Je parle de Pill. T’as toujours pas compris ? Ce mec est dangereux pour toi.
Il se mit à rire en secouant la tête.
– Le problème, c’est qu’il est plus intelligent que toi, et contre ça, tu peux rien.
Cette fois, Moss fut plus vif et joua de sa force. Il le plaqua contre un mur et écrasa le visage de Bates. Son adversaire ne capitula pas.
– Tu attends quoi, Moss ? Qu’il te pique ta copine ? Tu ne vois pas qu’elle le cherche en permanence, qu’elle fait tout pour le récupérer ? Quand ce sera fait, il s’occupera de ton père.
Moss accentua la pression et lui arracha un gémissement de douleur.
– Quel rapport avec mon père ?
– Ne me prends pas pour un abruti, dit Bates. Ou alors tu es le seul à ne pas savoir…
Il se dégagea enfin de l’emprise de Moss et massa sa mâchoire. Puis il se redressa comme si la violence ne l’avait pas atteint.
– En tout cas, Pill, lui, finira par le savoir… et il voudra venger son père. Et ce jour-là, il vaudra mieux vous planquer, ton père et toi.
Moss éclata d’un rire qui sonnait faux.
– Parce que tu crois que j’ai peur de lui ?
– Tu devrais.
– Et toi, pourquoi tu lui en veux ? Ce serait quand même pas lui qui…
Moss s’approcha un peu plus de Bates et sourit.
– Alors c’est ça, hein ? Oscar Pill a tué ton père ? Piégé par un ado de quatorze ans… Je comprends que tu sois en rogne.
– Ne t’occupe pas de moi, répondit Bates d’une voix blanche. Je te propose une alliance, à toi de choisir le bon camp, dit-il en arborant fièrement le P brodé sur sa paume.
– J’ai déjà un allié. Et aussi puissant que le tien.
– Worm, c’est ça ? lâcha Bates en ricanant. Il te dégagera dès que tu ne lui serviras plus. Ou alors il fera le bon choix, lui. Ne sois pas bête, n’attends pas de te retrouver du côté des perdants. C’est maintenant que tu dois nous rejoindre.
– Tire-toi, Bates, répondit Moss, perturbé. Je veux plus t’entendre.
– Si tu changes d’avis, je serai dans Rêti-Kulum, en fin de journée, derrière la cascade.
– Quoi ?
Moss n’en sut pas plus : il s’était retrouvé seul devant les grilles du lycée, sous la neige qui s’était remise à tomber.
Au cours des jours et des nuits qui suivirent, il eut beau ressasser le pacte qu’on lui offrait et le mystérieux rendez-vous, il n’en comprit pas le sens. De toute manière, il était trop préoccupé par le doute qui s’était insinué au sujet de Worm. S’agissait-il d’intox ou de vérité ? Worm ne lui inspirait pas vraiment confiance, mais il avait bien l’intention de le suivre dans le sillage de son ambition. À présent, ses certitudes vacillaient. Il songea à la place difficile qu’il occupait dans le groupe des jeunes Médicus, et au peu d’estime que lui accordaient les membres du Conseil. Jusqu’ici, il s’en moquait éperdument, mais les tensions et le rejet dont il faisait l’objet finissaient par lui peser. Quant au danger que représentait Pill, il n’avait pas eu besoin qu’on le lui dise pour en être convaincu. Moss savait pertinemment quel rôle son père avait joué dans la disgrâce – et, par conséquent, la mort – de Vitali Pill. Fallait-il attendre sagement qu’Oscar le découvre ? Worm le protégerait-il ? Rien n’était moins sûr.
Fallait-il pour autant renier son identité de Médicus et trahir l’Ordre ? Il ne pouvait pas non plus s’y résoudre.
Ce n’était qu’en pénétrant dans la forêt Rêti-Kulum ce matin même que le mystérieux rendez-vous avait pris sens. Il avait alors épié chaque ombre, guetté chaque mouvement, écouté chaque cri de la forêt. Juste avant de bifurquer, à la suite de Mrs Withers, un bruit avait capté son attention : de l’eau. Des chutes, une cascade, quelque chose comme ça. Il avait alors tenté de poser des repères dans cette jungle agitée et inquiétante. Un arbre plus sombre, des racines exubérantes particulières, une marque dans l’écorce tracée à la va-vite quand cette peste d’Iris Flockhart cessait de le surveiller. Il ne savait pas quand il aurait l’occasion de revenir sur ses pas et remonter la piste jusqu’à la cascade dont il avait deviné le grondement, ni ce qu’il y trouverait, mais il espérait en tout cas retenir ce trajet.
Et, contre toute attente, l’occasion s’était présentée, quelques instants plus tôt, lors de ce premier affrontement avec les Pathologus. L’hésitation avait été plus forte que jamais. Mais l’attitude méfiante et méprisante d’Alistair McCooley et celle de ses camarades dans le bunker lui étaient revenues à l’esprit. À cette évocation, la colère était montée et avait joué le rôle de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il était alors passé de l’autre côté du portail pendant cet infime instant où la brume s’était dissipée et il courait maintenant à travers la forêt, ignorant l’effort et les blessures.
Il posa sa main sur l’encoche pratiquée dans l’écorce. Enfin, un premier repère retrouvé. Il regarda autour de lui : en quelques heures la lumière était différente et la forêt changeait encore et encore de visage. Il s’égara pour revenir à l’arbre marqué, puis finit par retrouver les racines qui s’entrelaçaient au-dessus du sol. Il crut y voir le M des Médicus, tel un avertissement. Il détourna le regard et s’enfonça à nouveau dans la végétation. Le bruit tant espéré se fit entendre. Il accéléra et déboucha sur une trouée dans la jungle. Au-dessus de sa tête, le ciel, enfin. Et devant lui, un mur façonné dans la roche et masqué par une chute d’eau impressionnante. Il s’approcha du petit lac. La bruine lui procura une sensation de fraîcheur réconfortante. Alors qu’il se penchait pour boire, un sifflement strident couvrit le grondement des chutes.
– Il y a quelqu’un ? cria Moss.
Seul le fracas de l’eau lui répondit. Il contourna le lac et parvint jusqu’à la roche. Un espace permettait à un homme de s’y faufiler. Il inspira profondément, plaqua son dos à la paroi et progressa à petits pas prudents. La roche, recouverte de mousse, était glissante, et le moindre déséquilibre lui serait fatal. Peu à peu, la paroi s’enfonça dans un tunnel ruisselant et sombre, caché par la chute. Instinctivement, il saisit son pendentif. Une lueur dorée rayonna faiblement ; elle semblait ne pas pouvoir lutter contre l’obscurité profonde, presque palpable. Il hésita, puis s’aventura dans le tunnel.
Au bout d’une cinquantaine de mètres, il s’arrêta : son pendentif était sur le point de s’éteindre et il avait perdu tout repère. Un point rouge apparut et grossit, comme une flamme qui se rapprochait. Des pas résonnèrent de plus en plus distinctement. Il serra nerveusement sa Lettre d’or et s’assura que sa cape le couvrait de façon à protéger son corps. D’autres points apparurent. Bientôt, trois P incandescents dansèrent devant ses yeux.
– Tu es venu ; tu es plus intelligent que je ne le pensais, dit une voix familière.
Moss serra les poings. Son pendentif rayonna avec une intensité nouvelle et le visage de son interlocuteur se dessina.
– Bates, t’as tort de me provoquer.
– On n’est pas là pour se battre, dit une voix d’homme en retrait.
Cal Van Asch repoussa Bates et son visage entra dans la lumière des Lettres. La cicatrice et le cache-œil rendaient ses traits encore plus durs. De son corps se dégageait une violence qui impressionna Moss au premier regard – sans doute parce qu’elle surpassait celle dont il pouvait lui-même faire preuve. Il tendit la main au-dessus de sa tête, et la lumière en jaillit intensément. Une grotte aux dimensions impressionnantes apparut. Sans s’en rendre compte, il s’était dirigé jusque sur une plateforme rocheuse surélevée au centre de la grotte, comme les Pathologus. Tout autour d’eux, en contrebas, une eau rouge turbulente bouillonnait.
– Qu’est-ce que tu comptes faire avec ce pendentif ?
– Vous voulez que je vous montre ? répondit Moss sans conviction.
– Tu as mieux à faire, répliqua Van Asch.
Evguenia Ciguë avança dans la lumière, elle aussi.
– Pose ta Lettre sur le sol, ordonna-t-elle.
Moss la dévisagea sans obtempérer.
– Ce n’était pas une suggestion, ajouta Evguenia avec un regard proche du rayon laser.
– En venant jusqu’à nous, reprit Van Asch, tu as fait un choix – ou plutôt tu l’as réduit à l’alternative suivante : soit tu es dans notre camp, soit tu meurs.
Le regard de Moss passa de l’un à l’autre.
– C’était pas le deal avec Bates. Mais si vous voulez me tuer, ça va pas être facile.
– Alors pourquoi tu es là ? demanda Bates.
Moss resta silencieux. Pendant sa longue marche dans la forêt, déjà, il s’était posé la question sans pouvoir y trouver une réponse simple, claire, définitive. À l’heure fatidique du choix, toutes ses convictions, tous ses arguments – dans un sens ou dans l’autre – s’effondraient. Il était incapable de réfléchir, encore moins de décider.
– Ça doit être ton instinct de survie. Ils vont tous mourir, sous ce dôme, tu le sais, ça ?
Moss se mit à respirer bruyamment. Son rythme cardiaque s’accéléra. Ce type disait vrai. Sa seule certitude, en s’échappant du dôme, était de fuir une mort imminente.
– Toi tu vas vivre, dit Bates. Et tu vas nous dire ce que tu sais.
– Je sais rien, rétorqua Moss.
– Si. Tu sais où sont les portails du dôme.
– Chaque chose en son temps, tempéra Van Asch. D’abord, il faut en faire un des nôtres.
Moss s’essuya le front du revers de sa manche. Il était trempé, une sueur glacée coulait le long de sa colonne. Au creux de sa main, son pendentif brilla et une chaleur apaisante diffusa dans son corps. Il fit un pas en arrière.
Non, se dit-il. Je peux pas. Je peux pas faire ça.
Van Asch sembla lire dans ses pensées.
– N’aie pas peur. C’est le bon choix.
Il s’approcha de lui en souriant.
– Donne-moi ta Lettre, dit-il. Et tends ton autre main.