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Mrs Withers s’était tenue à distance, perdue dans ses pensées et encore sous le choc de la révélation. Elle perçut un mouvement près d’elle, et une ombre familière. Elle sourit sans se retourner.

– J’attends, dit-elle.

– Qu’attendez-vous ?

– Vos excuses. J’attends que vous reconnaissiez que j’avais raison, depuis toutes ces années.

– Vous ne m’avez pas habitué à tant de prétention, Berenice.

Elle rit de bon cœur. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas fait ? Elle fut incapable de répondre.

– Ne noyez pas le poisson et reconnaissez votre tort, Winston.

– Si je ne croyais pas au potentiel exceptionnel de ce garçon, pensez-vous vraiment que j’aurais cédé à tous vos caprices, pendant ces années ?

– Vous avez de la chance, votre mauvaise foi n’a d’égal que l’affection que je vous porte.

Elle lui prit le bras et s’y reposa, soulagée.

– Winston, Oscar Pill est un Médicus Penetrans. Vous rendez-vous compte ? De quand date le dernier ?

– Deux siècles, il me semble.

– Qu’est-ce que c’est ?

Mrs Withers et Winston Brave se retournèrent. Ayden s’était retiré de la foule admirative autour d’Oscar et attendait leur réponse.

– Il possède le pouvoir unique d’entrer dans le corps d’un Médicus comme d’un Pathologus. Le Khan-Cer ne l’a pas dévoré : Oscar est entré en lui. C’est la première intrusion de ce type qui révèle un Penetrans. Ses autres pouvoirs vont émerger, petit à petit… D’ailleurs, il n’est pas le seul à se découvrir des dons exceptionnels, ajouta Mrs Withers avec un sourire. Je dois t’annoncer une… Ayden, je te parle !

Ayden s’était éloigné, songeur, sans plus prêter attention à Mrs Withers. Devait-il se réjouir des pouvoirs d’Oscar ? Il ne pouvait pas le nier : une bouffée de tristesse l’avait envahi en le voyant disparaître. Mais Oscar était indestructible, plus qu’un Khan-Cer mutant. Encore une raison d’exister plus intensément que les autres. Et encore une raison, pour lui, Ayden, de ne pas se sentir à la hauteur.

La voix chargée d’angoisse de Maureen Joubert l’obligea à rejoindre le centre du campement.

– Winston ! Vite !

Brave et Mrs Withers accoururent au chevet d’Alistair, dont l’état empirait.

– Il faut quitter ce corps, déclara Brave. Maintenant que les Pathologus en sont partis, il est probable que le sortilège qui nous cloue ici ait disparu. Il n’y a qu’un seul endroit où l’on saura peut-être soigner Alistair : la salle des Éternels.

– Attendez.

Tous s’écartèrent en silence, et Oscar s’approcha d’Alistair.

– Je vais y aller, annonça-t-il. Je vais essayer de le sauver.

– Tu ne peux pas pratiquer d’intrusion alors que tu es dans un corps, lui rappela Lawrence.

– Ça, c’était avant ce liseré argenté, dit-il en passant le doigt sur le bord de sa cape.

Il se tourna vers Winston Brave.

– Je vais enfin servir à quelque chose, dans cet Ordre.

Il tendit la main vers le Grand Maître, qui hésita.

– Que comptes-tu en faire ?

– J’y ai droit, moi aussi.

Brave échangea un regard avec Mrs Withers. Autour d’eux, personne, à part elle, n’avait saisi le sens de leur échange mystérieux. Brave se défit de son pendentif et le tendit à Oscar. Au moment où celui-ci s’en emparait, il le retint par le bras.

– Dans les quatre premiers Univers, et nulle part ailleurs, ordonna-t-il.

Oscar acquiesça et serra les deux pendentifs dans sa main. Une ligne émeraude traversa sa paume. Il se pencha sur Alistair, et ce que personne n’avait vu depuis deux siècles se produisit devant les yeux effarés de tous : il entra dans le corps d’un Médicus.

*

– Un Penetrans. J’aurai donc assez vécu pour en rencontrer un, en chair et en os.

Oscar s’inclina devant la reine Mitra.

– Relevez-vous, ordonna la souveraine en quittant son trône.

Elle descendit les quelques marches qui les séparaient, longue et altière.

– Regardez, dit-elle en désignant la baie vitrée de la salle. Voilà pourquoi nous n’espérions plus de salut.

De l’autre côté, les profondeurs de la mer de Pompée ressemblaient à un aquarium figé.

– Cette maudite brume pourpre l’a coagulée, précisa Mitra, désenchantée. Chaque heure un peu plus. La grotte ne se contracte plus assez fort, le sang ne circule plus, les Globull sont paralysés… Bientôt les Univers ne seront plus irrigués ni approvisionnés en oxygène. Nous seront tous asphyxiés. Et Alistair aussi.

– Conduisez-moi à la grotte, demanda Oscar.

Mitra mena elle-même Oscar à travers le dédale du palais englouti. Ils entrèrent dans une immense salle obscure. Des centaines d’hommes en tenue d’ouvrier et pourvus de casques s’acharnaient, ruisselants de sueur et d’une huile noire, pour faire fonctionner de gigantesques pistons.

– Nous sommes dans la paroi des ventricules. La pression est maximale à chaque contraction de la grotte, déplora Mitra, mais ça ne suffit plus pour faire circuler le sang dans les fleuves. Si je donne l’ordre de forcer, ils vont y laisser leur vie. L’arrêt cardiaque assuré pour Alistair.

– Y a-t-il une trappe d’accès à la mer depuis ici ?

– Oui, il y en a une, c’est une soupape de sécurité pour faire baisser la tension dans le Grand Réseau.

– Alors ouvrez-la.

– Vous perdez la tête ? Nous allons être noyés !

– Si l’eau est coagulée, elle n’entrera pas ici. De toute manière, nous n’avons pas le choix.

Mitra sinua d’une passerelle à l’autre jusqu’à une porte codée. Oscar fouilla dans sa sacoche et en sortit le Fluidyl, une pastille bombée qu’il ajusta à son pendentif.

– De l’autre côté de cette porte, vous trouverez un sas de sécurité, puis, au fond, une seconde porte. Au-delà, c’est la mer de Pompée, dit Mitra. Êtes-vous certain de vouloir y aller ? Vous risquez votre vie.

– Je suis spécialiste de la chose.

– Alors bonne chance.

Mitra approcha son sceptre de la porte, qui pivota sur ses gonds. Oscar entra dans le sas et la porte se referma lourdement derrière lui.

Il était dans une bulle translucide, entouré par l’immensité des fonds. Devant lui, la seconde porte ressemblait à un hublot fermé par une manivelle. Il la fit tourner. Lorsqu’il ne resta qu’un quart de tour, il inspira profondément et pria un ange prénommé Sasha de le protéger. Il inclina encore la manivelle et le hublot s’ouvrit.

Devant lui, la mer était gélifiée, figée. Il tendit le pendentif et le plaqua contre la masse rouge compacte. Le faisceau qui en jaillit traversa la pastille, progressivement dissoute dans la mer. Au bout de quelques secondes déjà, un filet liquide se forma et coula au pied d’Oscar. Il poursuivit son geste sans s’en soucier, tandis que le fluidifiant se répandait au loin. Le sang, à nouveau liquide, répondit enfin aux contractions de la grotte et se mit en mouvement. Les Globull avancèrent, libérés, comme tout ce qui circulait.

La mince couche encore coagulée contre laquelle Oscar maintenait son pendentif ne tarda pas à céder, elle aussi. La mer envahit le sas et projeta Oscar en arrière. Il se rattrapa à la manivelle et s’y agrippa de toutes ses forces. Le niveau monta en quelques secondes. Oscar eut le temps de prendre une inspiration et se retrouva immergé. Il repoussa alors le hublot et le referma. Ses poumons commencèrent à brûler, l’air lui manquait. Au dernier tour de manivelle, il se sentit perdre conscience et nagea vers la première porte. La force l’abandonna au moment où le sas se vida enfin. Il inspira avidement et cracha l’eau qui avait commencé à envahir sa poitrine. Lorsque la porte s’ouvrit et que deux hommes se précipitèrent pour le sortir du sas, il était à genoux, ruisselant, haletant. Mais vivant.

– Vous êtes sans doute le seul Médicus que j’aurais eu le plaisir de rencontrer au cours de mon règne, lui dit Mitra. La porte de mon royaume vous est et vous restera grande ouverte.

Oscar s’empara du pendentif de Brave. Avant de quitter ce corps, il lui restait un dernier voyage à effectuer. Il salua la reine et disparut dans un éblouissement doré.

Un instant plus tard, il leva les yeux et découvrit l’intérieur du dôme, qu’il n’avait pu explorer dans le corps de Noble. Le vent soufflait avec vigueur, d’étranges appareils striaient le ciel et au loin, quarante-six tours semblaient s’envoler selon d’incroyables trajectoires hélicoïdales.

Un battement d’ailes claqua tout près de lui. L’Archange se posa avec grâce.

– Un Trophée exceptionnel pour un Médicus exceptionnel. C’est bien pour cette raison que tu es ici, n’est-ce pas ?

Oscar se tourna vers une tour, plus haute, plus éclatante que toutes les autres. Elle brillait de mille reflets émeraude. L’Archange s’inclina et Oscar le chevaucha en pointant du doigt la tour.

– C’est au-dessus de celle-là qu’il faut m’emmener, dit-il sans hésiter.

*

Alistair ouvrit les yeux. Il reconnut le visage de celui qui se penchait sur lui. Oscar saisit sa main et la serra. Leur complicité depuis toujours lui était précieuse. Il aurait aimé lui parler de Sasha, de ses doutes, de ses erreurs, et de ce qu’il s’apprêtait encore à faire, dès qu’il serait sorti de ce corps. Mais ils n’étaient pas seuls.

– Merci, lui dit simplement Alistair.

Sur le sol, quelques gouttes étaient tombées de la cape encore mouillée d’Oscar et formèrent ce que personne n’osait plus espérer : un Caducée.

Et en quelques instants et plusieurs éblouissements, le quatrième Univers de Gedeon Noble cessa d’être une prison pour des Médicus à bout de forces.