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Au-dessus de Noubet, le ciel s'était assombri, et les premiers grondements du tonnerre mirent à vif les nerfs des soldats de Narmer. À l'évidence, le dieu de l'Orage volait au secours de Scorpion.

— Déployez-vous, ordonna le roi, encadré de ses deux lionnes, prêtes à bondir.

Grattant furieusement le sol de leurs sabots, le taureau brun-rouge et ses fils pointaient leurs cornes vers la capitale des révoltés.

Un éclair déchira les nuages, la foudre tomba à quelques pas du roi, impassible. En compagnie de Geb, la reine vint à côté de Narmer et brandit les deux flèches croisées de Neit.

— Feu du ciel, soumets-toi !

Un nouvel éclair zébra le ciel et toucha de plein fouet l'emblème de la déesse, sans parvenir à le détruire.

— Soumets-toi ! répéta la reine.

Les nuées s'embrasèrent, un épouvantable vacarme déchira les oreilles des soldats ; et les Séthiens commencèrent à tirer des flèches meurtrières. Désemparé, le général Gros-Sourcils tentait de maintenir un semblant de cohésion en prenant soin de s'abriter.

— Archers, ripostez ! ordonna Narmer.

La réplique fut efficace ; en voyant tomber leurs adversaires du haut des remparts de Noubet, les hommes du corps d'élite oublièrent leur peur et retrouvèrent leur précision habituelle.

La résistance de la cité mollit, le monstre brun-rouge et sa troupe se ruèrent sur la porte fortifiée, à une vitesse qui stupéfia les Séthiens. Des cornes acérées transpercèrent le bois et renversèrent les battants dont la chute écrasa de nombreux défenseurs.

Couverts par les archers, les fantassins s'élancèrent à la suite des taureaux ; certains crurent à une victoire facile et rapide, mais des tourbillons de sable brûlant ralentirent leur progression.

Et la voix de Scorpion, debout au sommet de la tour crénelée de son palais, freina l'ardeur des assaillants.

— Tu as eu tort de me combattre, Narmer, et le nombre ne t'évitera pas la défaite ! Moi, je peux déclencher la tempête et anéantir ton armée entière !

Levant son énorme massue, sous le regard fasciné des deux camps, Scorpion en appela au maître de l'orage.

— Maintenant, montre-toi et détruis mes ennemis !

Derrière Scorpion apparut l'animal de Seth au museau menaçant, aux grandes oreilles dressées et à la queue fourchue.

De ses yeux rouges jaillirent des éclairs qui traversèrent la poitrine des premiers soldats du roi entrés dans Noubet ; leurs camarades reculèrent, et ce début de débâcle provoqua le rire de Scorpion.

— Tu vas périr, Narmer, aucun des tiens ne survivra, pas même ta reine bien-aimée !

Face aux deux démons, le maître et le disciple, la plus courageuse des armées, fût-elle assistée de deux lionnes et de taureaux, eux aussi impuissants, serait terrassée.

Le roi ne céda pas.

— Je ne te crains pas, mon frère, clama Narmer ; l'âme des clans ressuscite en moi, et l'œil du faucon dissipera les ténèbres.

La reine posa devant le monarque le vase de pierre qu'avait sculpté le Maître du silex. De l'amulette ornant le cou du souverain émana un rayon de lumière dorée qui transforma l'objet en un gigantesque faucon au plumage bigarré.

Les yeux de Seth lancèrent des flammes, destinées à brûler vif Narmer, mais le rapace étendit ses ailes immenses. Absorbant le feu, elles le renvoyèrent en direction des murailles de Noubet, et l'embrasement décima les Séthiens.

Le faucon s'envola, dispersa les nuages et fit ressurgir le soleil.

L'animal de Seth se rapetissa.

— Abandonnerais-tu le combat ? s'insurgea Scorpion.

— J'ignorais que le Lointain, le grand dieu du Ciel, dont les yeux sont le soleil et la lune, consentirait à protéger un humain ! Le faucon Horus me sera toujours supérieur, et je n'ai qu'à m'incliner en retournant au sein du désert, ma terre rouge.

Tel un reptile, l'animal de Seth disparut.

Scorpion, lui, ne s'avoua pas vaincu ; rassemblant ses derniers partisans, il organisa une féroce contre-attaque ; à un contre dix, les Séthiens ne parvinrent qu'à contenir leurs adversaires. Maniant sa lourde massue, Scorpion se retrancha à l'intérieur de son palais fortifié.

Alors qu'elle tentait de le suivre, Danseuse fut brisée net dans son élan ; agrippant le collier d'or, Fleur l'étrangla d'une poigne impitoyable et prit plaisir à la voir se trémousser en vain. Après avoir craché sur le cadavre, elle rejoignit le dernier carré de résistants.

*

Les ruines de Noubet se consumaient ; ne subsistait qu'un bastion, ultime refuge de Scorpion. Narmer constatait la justesse de la prédiction de la petite voyante, adressée au seul survivant du clan Coquillage : « Tu es plus fort que l'orage, mais tu ne le sais pas encore. »

Un superbe soleil illuminait la cité vaincue, le bleu du ciel était d'une splendeur incomparable. Vent du Nord et ses ânes avaient apporté nourriture et boisson aux soldats, pendant que l'on enterrait les morts et que l'on soignait les blessés, à l'abri d'épaisses toiles de lin soutenues par des piquets.

En dépit de la violence de l'affrontement, les pertes de l'armée royale étaient minimes ; en revanche, peu de Séthiens avaient été épargnés. Et leurs dépouilles se réduisaient à des masses noirâtres et calcinées.

Les combattants regardèrent le couple royal d'un autre œil. Narmer et Neit n'étaient pas un homme et une femme ordinaires, mais se situaient à la lisière séparant le visible et l'invisible ; à travers eux, modifiant leur nature humaine et les éloignant des Terriens, s'exprimaient les puissances de l'au-delà. Elle, la servante de Neit, aux flèches indestructibles, marquant le croisement des mondes ; lui, le protégé du Lointain, le faucon aux dimensions du ciel.

Le destin du Double Pays était entre leurs mains, et nul ne contestait leur souveraineté, à l'exception de Scorpion.

— Majesté, recommanda Gros-Sourcils, il faut en finir ; les taureaux démoliront aisément la base de ce pitoyable fortin, et nos archers exécuteront le reste de cette racaille.

— Oublierais-tu mon frère ?

— Il souhaitait nous détruire ! Personne n'admettrait une mesure de clémence.

— Conscient de sa défaite, pourquoi Scorpion ne négocierait-il pas ?

— Vous connaissez son obstination !

— Je connais sa bravoure et son intelligence ; Scorpion s'est trompé, son mauvais maître l'a abandonné.

— J'approuve le roi, dit Neit ; un guerrier de cette trempe sait apprécier les situations. À Nékhen, lors de l'invasion sumérienne, il a compris que la retraite était la seule solution. Aujourd'hui, sa capitale est calcinée, il a été vaincu et trahi. En lui accordant son pardon, Narmer renouera la fraternité brisée, et Scorpion retrouvera sa juste place auprès de nous.

— Général, ordonna le roi, tu vas proposer la paix à Scorpion.

— Moi ? Mais…

— Tu as combattu à ses côtés, ton rang de porte-sandales et de chef de l'armée prouvera le sérieux de la proposition. S'il refuse, nous serons contraints de raser le dernier bastion de révoltés.