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Le Vieux n'était pas un adepte forcené de la baignade, du savonnage et des onguents protecteurs, mais il devait se conformer aux consignes promulguées par Cigogne, dont nul ne contestait l'efficacité. L'absence de Scorpion lui pesait ; une absence sans doute définitive, car comment imaginer que ce guerrier aux initiatives insensées reviendrait vivant de sa mission ? Fleur ne se remettait pas de son abandon, et passait ses journées à pleurer sur elle-même. Anxieux, de nombreux soldats regrettaient le départ d'un combattant hors pair capable, à lui seul, de désorganiser l'adversaire.

Sa coupe de vin blanc matinale absorbée, le Vieux longea la berge jusqu'à un passage menant au fleuve. Toujours réticent au contact avec l'eau, il se lavait le visage lorsque des bruits de voix l'alertèrent. Ils provenaient d'un épais fourré de papyrus d'où s'envolèrent une huppe et deux jeunes hérons.

Le Vieux se mit à plat ventre, écarta deux hautes tiges et tendit l'oreille.

Des Vanneaux… des dizaines de Vanneaux se préparaient à attaquer les bateaux de Narmer ! S'il bougeait, le Vieux serait repéré et tué ; s'il se pétrifiait, la masse de ces gueux profiterait de l'effet de surprise et causerait à la flotte d'irrémédiables dégâts.

Ondulant à la surface de l'eau et s'approchant du guetteur à belle vitesse, un serpent vert le contraignit à prendre une décision : déguerpir. Retrouvant ses jambes de vingt ans, le Vieux escalada la berge, redoutant d'être assommé par un bâton de jet ; mais sa promptitude lui évita tout désagrément et il parvint, essoufflé et indemne, à rejoindre le navire amiral.

— Alerte, cria-t-il, les Vanneaux attaquent !

Préparés à ce genre d'incident, les archers réagirent en quelques instants et gagnèrent leur poste de défense. Neit revêtit Narmer de la peau de lion ayant appartenu au chef de clan défunt, puis courut à la proue afin de déclencher la fureur des flèches de la déesse.

Les braiments de Vent du Nord et les aboiements de Geb réveillèrent les assoupis, et chaque soldat fut bientôt en état de lutter contre la vague de Vanneaux jaillissant de la végétation.

Précises, les flèches décimèrent les meneurs ; et la vue de Narmer, avançant vers l'ennemi, encadré de ses deux lionnes feulantes aux babines retroussées, sema la panique. Des acharnés tentèrent, en vain, de rameuter la troupe, et le manque de discipline rendit les Vanneaux inopérants. Incapables de s'approcher des bateaux, ils battirent en retraite.

Espérant se réfugier dans la forêt de papyrus, les fuyards se heurtèrent à un obstacle inattendu : sortant de l'eau, une centaine de poissons-chats monstrueux leur barrèrent le chemin.

— Piétinons-les ! préconisa un agité, se ruant à la rencontre des créatures menaçantes.

Plusieurs de ses congénères crurent assister à une scène incroyable : brandissant un bâton, le chef des silures brisa les jambes de l'agresseur(3).

*

— Narmer… c'est Narmer qui a frappé ! s'écria un Vanneau, grièvement blessé.

Les habitants du bord du Nil s'immobilisèrent, pris au piège. D'un côté, les soldats du roi du Sud ; de l'autre, les poissons-chats, animés d'une force surnaturelle. Accablés, ils déposèrent les armes et s'agenouillèrent.

— Qui vous a ordonné d'attaquer ? demanda Narmer.

— Crocodile, répondit un barbu à la voix chevrotante. Il nous avait promis une victoire facile !

— Exterminons ces imbéciles, recommanda le général Gros-Sourcils ; nous en serons enfin débarrassés.

Narmer caressa ses deux lionnes, apaisées, ôta sa peau de fauve et s'approcha des Vanneaux, terrorisés et les yeux baissés. Quelle sorte de mort leur infligerait le vainqueur ?

— Depuis le début de ce conflit, déclara-t-il, vous avez commis la grave erreur d'obéir aux forces de destruction ; cette nouvelle défaite conduit à l'anéantissement de votre peuple.

Gros-Sourcils approuva d'un hochement de tête.

— Épargne au moins nos femmes et nos enfants ! supplia le barbu.

— J'ai mieux à proposer aux Vanneaux : qu'ils s'assurent un avenir en s'enrôlant dans mon armée. Neit sourit, le général s'étrangla.

Les Vanneaux, eux, se regardèrent d'un air stupéfait, et palabrèrent. Un bourdonnement monta de la masse des vaincus.

Patient, Narmer attendit l'issue des délibérations. Le barbu se redressa.

— Nous acceptons, affirma-t-il, et nous devenons tes fidèles sujets.

« Narmer est fou, pensa le Vieux ; ce ramassis de loques le trahira à la première occasion. »

— Comment pourrais-je croire à ta parole ? Seul mon génie protecteur me garantira son authenticité en éliminant les hypocrites.

Capable de survivre longtemps hors de l'eau, le chef des poissons-chats, aux petits yeux perçants et à l'énorme bouche armée de dents, fendit les rangs des Vanneaux. Se déplaçant de manière saccadée, il s'arrêta près d'un gaillard filiforme et planta dans ses pieds les épines venimeuses de ses nageoires pectorales. Le blessé poussa un cri de douleur, porta les mains à sa gorge, chercha de l'air, s'effondra et mourut.

Le poisson-chat dénicha un second malfaisant ; bousculant ses camarades, l'homme tenta de s'échapper, mais un archer l'abattit.

Le silure rejoignit ses semblables.

— Si l'un de vous songe à trahir, précisa Narmer, il connaît son sort.

— Nous t'obéirons ! promit le barbu.

— Pars d'ici et ramène-moi la totalité de ton peuple. Vous serez nourris et servirez sous mes ordres.

— On peut vraiment… s'en aller ?

— Hâte-toi.

Gros-Sourcils aurait volontiers supprimé cette racaille ; impossible, cependant, de s'opposer à la volonté de Narmer.

D'abord hésitants, les Vanneaux ne tardèrent pas à s'éparpiller.

*

En vidant une jarre d'un rouge charpenté, le Vieux affûtait la lame de son couteau, tandis que le Maître du silex, ronchon, vérifiait une à une des pointes de flèche. La nuit tombait sur le port qu'avaient aménagé les soldats, heureux de voir leurs bateaux intacts.

— Tu es rassuré, toi ? questionna le Vieux.

— Narmer n'a-t-il pas fait un nouveau miracle ?

— Le coup des poissons-chats, ça m'épate ! En revanche, rendre leur liberté aux Vanneaux, quelle erreur ! Ces canailles reviendront nous attaquer, accompagnées d'une horde de crocodiles.

— Tu mésestimes leur frayeur ; aucun n'oubliera l'intervention du poisson-chat. L'animal fétiche de notre chef châtiera les hypocrites.

— Et si c'était vrai ? murmura le Vieux, néanmoins convaincu que les Vanneaux resteraient des ennemis.

— Assez travaillé pour aujourd'hui, estima l'artisan. Une bonne nuit nous redonnera de l'énergie.

Avant de s'endormir, le Vieux songea à Scorpion ; était-il encore vivant, poursuivait-il sa mission suicide ? Des souvenirs de sa lointaine enfance lui remontèrent à la mémoire ; turbulent, voire insupportable, il détestait perdre au jeu et plaisait aux filles. Pourquoi avoir eu l'idée stupide de partir à l'aventure ? Malheureusement inutile, la conclusion s'imposait : on ne devrait jamais quitter son village.

*

Le Vieux déploya lentement ses membres fatigués et se mit debout avec une sage lenteur. La gorge sèche, il s'apprêtait à déguster son indispensable coupe de vin blanc matinale qui réveillait ses organes en douceur.

— Viens voir, vite ! l'apostropha un officier.

Le Vieux détestait être bousculé, surtout au petit matin ; mais le gaillard semblait si bouleversé qu'il traîna sa carcasse à la proue du bateau.

Le spectacle en valait la peine.

D'innombrables Vanneaux s'approchaient, armés de bâtons, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants.

Baigné des rayons du premier soleil, Narmer les attendait, immobile.

— Ils vont le massacrer, marmonna le Vieux. Le peuple des bords du Nil s'agenouilla ; le barbu sortit des rangs.

— Les Vanneaux se placent sous ton autorité, te jurent fidélité et obéiront à tes ordres.

Estomaqué, le Vieux ne se contenterait pas d'une seule coupe.