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Entraînée sous l'eau par deux crocodiles, puis tirée jusqu'à la berge, Neit s'était vainement débattue avant de perdre conscience. Revenant à elle, elle avait découvert une pièce nue qu'éclairait une meurtrière. Sa robe déchirée, elle n'éprouvait cependant pas de douleur et ne souffrait d'aucune blessure. À ses pieds, un bol d'eau et du pain.
Nulle possibilité de s'échapper.
Les heures lui parurent interminables jusqu'à ce que s'ouvrît la lourde porte de bois fermant sa cellule. Apparut un être étrange, tout en longueur, à la peau calleuse.
— Je suis le chef de clan Crocodile, indiqua-t-il d'une voix rauque et sourde. Tu es très belle, prêtresse de Neit.
Il décrivit lentement un demi-cercle, admirant les formes de sa prisonnière qui soutint le regard de son geôlier.
— Ignorerais-tu la peur ?
— Si tu as l'intention de me tuer, ne te répands pas en discours.
— Mon allié, le guide suprême des Libyens, aimerait beaucoup te revoir.
Le sang de Neit se glaça. Afin d'éviter d'abominables tortures, elle devrait trouver le moyen de se suicider.
— Cette éventualité ne semble pas te réjouir, constata Crocodile. Rassure-toi, Ouâsh ignore que je t'ai capturée. Si Narmer se montre raisonnable et saborde sa flotte, je me contenterai de t'égorger ; en revanche, s'il commet l'erreur fatale de poursuivre la guerre, tu seras conduite auprès du guide suprême.
L'œil de Crocodile devint égrillard ; une femme séduisante, à sa portée…
Craignant d'être violée, Neit se replia sur elle-même.
— Défense dérisoire… Tu n'es qu'une faible créature, bien décevante. Te supprimer sera un plaisir.
— Pardonne-moi ce moment de faiblesse, Crocodile ; je ne t'en offrirai pas d'autre.
Neit se releva, la tête haute et les bras le long du corps.
Le chef de clan émit une sorte de râle, tourna les talons et sortit de la cellule.
*
Neit en était persuadée : Narmer ne rendrait pas les armes, conscient de la duplicité de Crocodile. Lucide, le roi ne se laisserait pas abuser ; sachant son épouse condamnée, il continuerait à se battre. Au moment de rendre l'âme, elle la transmettrait à son époux de manière à renforcer son action. Inséparables sur terre, ils le seraient dans l'au-delà.
Neit se remémora les moments de bonheur vécus en compagnie de Narmer, depuis leur première rencontre, à proximité du sanctuaire de la déesse, quand il l'avait sauvée de la noyade. Effrayée à l'idée de tomber amoureuse de cet inconnu et désireuse de remplir au mieux sa fonction, elle lui avait ordonné de ne pas la revoir. Heureusement, il ne s'était pas incliné ! Le chemin avait été long et périlleux, mais ils s'étaient unis pour ne plus jamais se quitter.
Et voici que Crocodile rompait le lien sacré qu'avaient tissé les dieux ! Neit et Narmer s'étaient promis de libérer leur pays et de consacrer leur vie à sa renaissance. Elle s'imaginait lutter à son côté, non succomber sous le poids de la solitude ; si proche de Narmer, Neit s'en trouvait séparée par une muraille infranchissable.
Connaîtrait-elle l'ultime joie d'entendre le fracas de l'assaut, peut-être la voix de Narmer encourageant ses braves ? La jeune femme ferma les yeux et implora la déesse de protéger le roi.
*
À l'arrière du fortin, les trois gardes, postés tous les vingt pas, s'ennuyaient ferme. L'un sommeillait ; son compagnon s'était assis, le dos contre le mur de la tour crénelée ; le dernier massait son ventre douloureux.
Il fut la première victime de Scorpion qui lui brisa la nuque d'un geste vif et précis pendant que le Vieux, excellent connaisseur de l'anatomie humaine, plantait la lame en silex de son couteau dans la nuque du dormeur. Le troisième n'eut pas le temps de se relever, ni de crier ; fonçant sur lui, Scorpion lui fracassa le crâne de ses poings réunis.
Levant les yeux, il repéra des aspérités, enroula une corde autour de sa taille et commença à grimper. D'un signe de la main, le Vieux indiqua qu'il ne l'imiterait pas et préférait faire le guet.
L'ascension fut rapide, Scorpion enjamba un créneau et y attacha la corde. Du haut de la tour, il distingua le passage menant à un poste d'observation où se tenaient deux archers.
Ils avaient le tort de lui tourner le dos, et la mort les frappa en un instant.
Scorpion descendit un escalier étroit, aboutissant à un palier. D'un côté, une porte que fermait un verrou en bois ; de l'autre, une salle d'armes qu'occupaient des soldats de Crocodile.
La porte de la prison de Neit ? La chance servit Scorpion : un maigrichon apportait de l'eau et du poisson séché. Il ôta le verrou et pénétra dans la cellule.
*
Neit sursauta.
La porte s'ouvrait, on venait la chercher. Crocodile avait-il décidé de la livrer au guide suprême des Libyens ?
La gorge serrée, elle vit s'avancer un maigrichon porteur d'une petite jarre et d'une écuelle.
Une poigne puissante l'étrangla, et le geôlier s'effondra.
— Scorpion ! C'est toi… C'est bien toi ?
— Vite, sortons d'ici !
Ils passèrent en courant devant la salle d'armes et grimpèrent au sommet du fortin.
Un fantassin donna l'alerte.
Neit utilisa la corde pour se laisser glisser jusqu'au sol, Scorpion la suivit. Surgissant aux créneaux, des archers tirèrent à l'aveugle, et leurs flèches ratèrent de peu les fuyards.
Le Vieux avait retrouvé ses jambes de vingt ans et choisit le bon chemin à travers des roseaux protecteurs ; oubliant la faiblesse de ses poumons et ses genoux douloureux, il soutint une belle allure jusqu'au campement de Narmer.
*
Narmer et Neit s'enlacèrent. Ce moment de plénitude, ils le considéraient comme un miracle auquel ils ne croyaient plus et qu'il fallait savourer avec un maximum d'intensité.
Mais ils n'avaient pas le droit de goûter davantage ce bonheur, à la veille d'un combat décisif.
— Tu dois te reposer, murmura Narmer. À l'aube, nous attaquerons.
— C'est Crocodile qui tient cette place forte ; ne perdons pas de temps, tentons de le capturer. Réveillons nos hommes et lançons l'assaut !
Rêvant d'une longue nuit de sommeil, le Vieux fut consterné quand Scorpion le chargea de propager la consigne.
Alors que l'armée se mettait sur le pied de guerre, Narmer s'adressa à son frère :
— Tu as pris d'énormes risques. En cas d'échec, Neit et toi auriez péri.
— Ai-je l'habitude d'échouer ?
— Tu n'aurais pas dû intervenir sans mon ordre.
Scorpion se crispa.
— Des reproches ?
— Tu n'imagines pas à quel point je te suis reconnaissant ; pourtant, cette initiative aurait pu être désastreuse. Respecte mon autorité Scorpion, et consulte-moi avant d'agir. Sinon, nous perdrons toute cohérence et nous serons vaincus.
Les deux frères se défièrent du regard.
— Tu as raison, concéda Scorpion, et je te sais gré de me parler ainsi. En toi, la fonction commence à dévorer l'homme, et seule une reine de la trempe de Neit saura te supporter. L'homme d'une seule femme… Tu ne te trompais pas.
— Jamais je ne te cacherai mes pensées, affirma Narmer.
— Il en sera de même pour moi ; n'est-ce pas l'apanage de frères authentiques ?
Leur accolade fut chaleureuse.
— La reine nous a recommandé de ne pas tarder, rappela Scorpion. Puisque je connais une partie de ce fortin, m'autorises-tu à y pénétrer le premier ?
— À une condition : reste en vie !