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Geb le chacal guidait la petite troupe, l'âne Vent du Nord portait eau et nourriture. Au milieu de la nuit, suivis de Narmer, de Neit et d'une dizaine de fantassins expérimentés, prêts à donner leur vie pour sauver leurs souverains, ils passèrent au large du troisième fortin, abandonné, et bifurquèrent vers le nord.

La reine était vêtue du tissu sacré de la déesse, à jamais immaculé ; il écartait les démons des ténèbres rôdant autour des voyageurs.

Avant l'aube, ils se heurtèrent à un dédale de marais et de fourrés impénétrables ; ni le chacal ni l'âne ne repérèrent un passage.

— Toi qui me protèges, montre-nous la voie juste, implora Narmer.

Sortant de l'eau, un énorme poisson-chat ouvrit sa large bouche, armée de petites dents lui servant à tuer ses multiples proies. Se déplaçant à bonne allure, il s'immobilisa face au roi et le fixa de ses yeux agressifs.

— Ouvre-nous la voie.

Le silure emprunta une berge étroite menant à une forêt de roseaux d'une rare densité ; en apparence, un chemin sans issue. Ne doutant pas de son éclaireur, Narmer lui emboîta le pas et fut le premier à franchir la barrière végétale, moins épaisse qu'il n'y paraissait.

Au-delà apparut un vaste chenal où le poisson-chat disparut.

— Un bref repos, ordonna Narmer, et nous fabriquons des barques en papyrus.

Lorsque brilla le soleil de midi, la flottille était prête ; le sabot de Vent du Nord jugeant l'esquif acceptable, l'expédition s'élança, profitant du courant.

Le silure se manifesta à plusieurs reprises, afin d'indiquer le meilleur itinéraire, en évitant les repaires de reptiles à la solde de Crocodile ; on dormait à tour de rôle, et les barques ne cessaient de progresser.

À la vue d'une roselière, Neit reconnut un paysage familier.

— Nous approchons.

Un lac, une sorte de plaine au milieu des eaux, le sanctuaire de la déesse… intact !

La mangouste sauta dans les bras de la reine qui la gratifia d'innombrables caresses, puis elles prirent la tête de la troupe jusqu'à la chapelle que continuaient à garder deux crocodiles.

— Pas un geste, exigea Narmer quand ses hommes, inquiets, s'apprêtèrent à brandir leurs armes ; ces monstres-là sont au service de la déesse.

La reine se dévêtit et présenta l'étoffe aux deux flèches croisées fermant l'accès du lieu saint ; cette offrande les écarta, et la prêtresse pénétra à l'intérieur de la modeste bâtisse où elle avait passé tant d'heures à recueillir la pensée de la créature des origines.

Un bourdonnement caractéristique… Des abeilles voletaient autour d'un objet inconnu, de couleur rouge. Une couronne… La couronne du Nord, caractérisée par une spirale.

*

— Réveille-toi ! cria le Maître du silex en secouant le Vieux.

Sortant d'un rêve moelleux, habité de plats succulents, le dormeur se frotta les sourcils et ouvrit les yeux.

— Les Libyens attaquent ?

— Non, Narmer et Neit sont de retour.

— Pas possible…

— Vérifie.

Incrédule, le Vieux retrouva brusquement des forces pour assister à un éventuel miracle. Aux acclamations des soldats, il semblait avoir eu lieu !

Il fallut bousculer des fantassins afin d'apercevoir la reine Neit portant une étrange couronne rouge, à la tête d'une procession que fermait Narmer, encadré de Geb et de Vent du Nord.

Le général Gros-Sourcils esquissa un sourire crispé, feignant de participer à la joie collective ; non seulement le couple royal revenait intact, mais encore il rapportait un trésor, sans doute chargé de magie.

La reine s'immobilisa devant la chapelle de la déesse, le silence s'établit.

— Les dieux ont remis à Narmer la couronne blanche du Sud ; aujourd'hui, Neit, la créatrice, lui confie la couronne rouge du Nord. Puisse le roi recueillir la puissance des deux couronnes, puissent-elles devenir ses yeux.

*

Dès que le surveillant sombra dans un profond sommeil, la Sumérienne quitta le gourbi, traversa le village et rejoignit Scorpion. La nuit était claire, les étoiles brillaient.

Le corps en feu, elle le chevaucha et l'embrassa avec fougue ; puis elle se retourna, couvrant de ses longs cheveux le visage de son amant. Aveuglé, il s'empara de ses seins et la laissa croire qu'elle menait le jeu. Vaillante, Ina tenta de lui imposer son rythme et ses caresses, mais Scorpion, sans cesser d'épouser les courbes de sa maîtresse, reprit l'initiative. Heureuse d'être vaincue, une nouvelle fois, elle savoura un plaisir intense qu'aucun autre homme n'avait été capable de lui donner.

Et ce n'était que le début de leur joute qu'elle souhaitait interminable ; allant jusqu'au bout de ses désirs, Scorpion savait épuiser son amante en jouissant de chaque parcelle de son être.

Étendus côte à côte, ils peinaient à reprendre leur souffle.

— J'ai transmis tes instructions, murmura-t-elle. Les villageois sont prêts à se révolter.

— Les Libyens ne s'attendent pas à cette belle surprise !

— Nos chances sont infimes, rappela la Sumérienne.

— Détiendrais-tu une meilleure solution ?

— Retourner auprès de Narmer et lui communiquer ce que nous avons découvert.

— Notre fuite intriguerait l'ennemi, il adopterait de nouvelles mesures de sécurité.

— Et tu meurs d'envie de lancer cette insurrection insensée…

— Suppose qu'elle réussisse !

— Ton seul bonheur consiste-t-il à risquer ta vie ?

— J'assume mes engagements, Ina.

— Quand cette guerre sera terminée, à quoi te consacreras-tu ?

Le regard de Scorpion flamboya ; de la main gauche, il serra la gorge de la Sumérienne.

— Elle ne l'est pas. Demain soir, avant la relève de la garde, nous nous emparerons de l'arsenal et je tenterai de forcer le domaine du guide suprême.

— Puisque tu tiens à disparaître, fais-moi l'amour une dernière fois.

Scorpion releva le défi.

*

Le surveillant enrageait.

Ainsi, cette garce osait le tromper avec un esclave ! À la voir, elle prenait un plaisir qu'elle ne lui accordait pas ; et ses gémissements, lorsqu'il la besognait, n'étaient que simulation !

Il aurait dû châtier cette traînée, mais comment se passer d'elle ? Menteuse, truqueuse, elle possédait des talents inégalables. Jamais le Libyen ne disposerait à loisir d'une femme si belle.

C'était donc son amant qu'il fallait supprimer. Et personne ne lui reprocherait d'avoir exécuté un esclave. Afin de ne pas rater son coup, le surveillant attendit la position idéale.

Et Scorpion, en s'étendant sur la Sumérienne, ne tarda pas à lui offrir son dos.

*

Un rayon de lune baigna le couple enlacé. Au moment où son amant la pénétrait, Ina aperçut le surveillant, un couteau à la main.

D'une ruade, elle poussa Scorpion de côté.

La lame frôla son épaule et se planta dans la poitrine de la Sumérienne.

Un instant décontenancé, Scorpion réagit avec une extrême violence. De ses poings, il fracassa le visage du Libyen, frappa et frappa encore. L'assassin avait cessé de vivre quand le jeune guerrier le piétina.

Ina ne pouvait plus parler.

Un flot de sang jaillit de sa bouche, et son dernier regard, empli d'amour, fut son ultime offrande à l'homme qui avait su la rendre heureuse.

Animé d'une rage froide, Scorpion arracha le couteau.

— J'agirai pour deux, promit-il à la morte.

Après avoir réveillé les esclaves dormant à proximité, Scorpion marcha en direction du centre du village. Il égorgea deux gardes assoupis, libéra leurs prisonniers et les équipa des armes rudimentaires accumulées depuis plusieurs jours.

La détermination de Scorpion impressionna tellement les paysans qu'ils se sentirent capables d'affronter les Libyens.

Une meute hurlante se rua à l'assaut de l'arsenal.