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La totalité des soldats était marquée au signe de Seth ; proclamant la puissance de son animal dans leur chair, ils ne reculeraient devant aucun adversaire et deviendraient d'impitoyables conquérants. Scorpion avait dû éliminer quelques pleurnichards et se félicitait de commander une armée qu'il emmènerait à l'extrémité du désert, après avoir ravagé les Deux Terres, n'abandonnant à Crocodile qu'un territoire désolé.
Narmer et ses fidèles exterminés, Scorpion anéantirait les Libyens et les coureurs des sables ; puis il débusquerait de nouveaux ennemis, enivré de cette violence qui était le cœur de la vie.
Scorpion contrôlait de nombreux villages et la plus grande partie du Sud. Son nom figurait sur les étiquettes permettant d'identifier à la fois ses domaines et les produits qui en provenaient ; ayant appris à lire et à écrire, ses intendants correspondaient entre eux et assuraient une bonne gestion.
Ultime îlot de résistance : Nékhen, gardée par les Âmes à tête de chacal en provenance du nord, attachées à la pseudo-légitimité de Narmer. Les habitants demeuraient terrés à l'intérieur de leurs murs et crèveraient de faim. Alors, les Âmes s'envoleraient et Scorpion raserait la cité.
Ce soir, festivités ! Vin et bière couleraient à flots, les Séthiens s'enivreraient et s'amuseraient avec une cohorte de jeunes paysannes. Fleur s'occupait des derniers préparatifs du banquet au cours duquel l'on consommerait force gibier.
Scorpion dormait mal. À peine s'assoupissait-il que le visage de Crocodile troublait son sommeil, exigeant une réponse à sa proposition. S'allier à ce chef de clan qu'il avait tant combattu… Difficile de s'y résoudre. Pourtant, la raison lui dictait ce choix, condition d'une victoire rapide. Un choix humiliant ! Scorpion avait-il vraiment besoin d'aide pour terrasser Narmer ? En repoussant l'offre de Crocodile, déclencherait-il son hostilité, ou bien, dépité, le maître des reptiles se contenterait-il de ses rapines habituelles ?
Tourmenté, Scorpion ne parvenait pas à se forger une opinion définitive. Comme il aurait aimé discuter avec son frère et le Vieux, quitte à prendre le contre-pied de leurs arguments ! Et ce n'était pas Fleur, la reine de Noubet, qui pouvait l'aider ; changeant quotidiennement de bijoux, ravie de gouverner un troupeau de servantes, elle rêvait de voir Narmer mort. Et peu importaient les moyens !
— Tout est prêt ! lui annonça-t-elle. Ta capitale célébrera ta gloire. À mon avis, il ne manque qu'un invité. Vu les masses de viande accumulées, Crocodile se serait régalé ; ne serait-il pas judicieux de le convier à la fête ?
Le regard de Scorpion fut si furieux que la jeune femme recula.
— Déciderais-tu à ma place ?
Quand son amant s'empara de sa longue massue Fleur craignit qu'il ne la frappât.
— Laisse-moi seul, ordonna-t-il.
*
Les ripailles battaient leur plein ; pas un endroit de la cité où l'on ne profitât des largesses de Scorpion. Les uns buvaient et mangeaient à s'en faire éclater la panse, les autres forniquaient ; détendu, Scorpion présidait le banquet au côté de sa reine, parée de colliers et de bracelets d'or.
— Seigneur, intervint l'un de ses lieutenants, des paysannes désirent vous rendre hommage ; acceptez-vous d'assister à leur danse ?
Scorpion acquiesça. Cet imprévu irrita Fleur, redoutant que ces femelles ne rivalisent d'attitudes aguicheuses.
Et ses craintes se confirmèrent.
Une dizaine de superbes jeunes filles, à la poitrine ferme, se disposèrent en cercle ; des fleurs de lotus dans les cheveux, elles entamèrent une ronde gracieuse et séduisante, avant de virevolter.
Fleur aurait volontiers congédié ces gamines, mais Scorpion appréciait le spectacle, et sa maîtresse n'osait pas l'importuner.
Les figures de cet interminable ballet devinrent plus complexes et, au petit jeu des acrobaties, une brune aux longs cheveux se montra d'une virtuosité remarquable ; depuis un long moment, Scorpion la fixait.
Enfin, la danse s'interrompit ! Les principaux officiers ayant jeté leur dévolu sur les donzelles, Fleur respirait mieux.
— Viens auprès de moi, ordonna Scorpion à la brune qui s'apprêtait à disparaître en compagnie d'un gradé. Tremblante, elle s'exécuta.
— Assieds-toi à mes pieds.
Scorpion lui caressa les cheveux.
— Je ne veux ni connaître ton nom ni entendre le son de ta voix ; je t'appellerai Danseuse, et tu satisferas mes désirs… tous mes désirs.
Le sang de Fleur se glaça ; si cette traînée n'était pas qu'une sucrerie, elle devrait s'en débarrasser.
*
Exclue, Fleur n'avait plus assez de larmes pour pleurer ; depuis trois jours, Scorpion et Danseuse ne sortaient plus de la chambre du maître de Noubet. Il se faisait porter des repas, des jarres de vin fort, et personne ne pouvait l'approcher. Une sucrerie… Non, une passion destructrice ! Ulcérée, Fleur éprouvait une douleur profonde. Pas une simple jalousie, plutôt un désespoir aux griffes acérées déchirant son cœur. Cette fois, Scorpion allait trop loin ; et la vénération qu'elle éprouvait envers le seul homme de sa vie se transformait en un sentiment qui l'effrayait : la haine.
Au soir du quatrième jour, il sortit enfin de son nid d'amour. En le revoyant, Fleur oublia tous ses ressentiments. Aucun être ne possédait autant de puissance et de charme.
Elle se suspendit à son bras.
— Me reviens-tu ?
Scorpion la repoussa.
— Cette petite est un délice ; prépare une fête grandiose, nous aurons bientôt un invité d'honneur.
*
Scorpion ne se lassait pas de sa nouvelle maîtresse, Fleur sentait s'élargir un fossé qu'elle ne parviendrait peut-être pas à combler ; néanmoins, elle, la reine de la cité de l'or, quoique bafouée, tentait de préserver sa dignité. Le banquet fut à la hauteur de l'événement, la venue de Crocodile et de sa garde rapprochée.
Scorpion réservait une atroce humiliation à Fleur : à sa droite, Danseuse, parée de bijoux en or. Rayonnante, muette, elle éclipsait à merveille la vieille maîtresse du chef des Séthiens.
Crocodile et les siens firent honneur aux multiples viandes – antilope, porc sauvage, bœuf et mouton.
— Superbe cité, excellent repas, commenta le chef de clan. Puisque tu m'as invité, ta décision est prise.
— Il me manque encore un élément : la disposition exacte de tes troupes.
La question de Scorpion troubla son hôte.
— Je ne saurais la dévoiler ; question de survie.
— Une alliance n'implique-t-elle pas la confiance ?
— Certes, mais tu m'en demandes trop ; contente-toi d'apprendre que mes reptiles sont répartis sur tout le territoire.
— Sont-ils capables d'attaquer plusieurs cibles au même moment ?
— Ils le sont.
— Narmer est un grand stratège, rappela Scorpion, et nous devons le désorienter. La période de paix endort son armée, mais elle comprend des soldats expérimentés et des archers d'élite. Un choc frontal et massif entraînera de lourdes pertes, et nous ne sommes pas certains de l'emporter ; c'est pourquoi je veux frapper une seule fois, et de manière définitive.
— Ta stratégie ? demanda Crocodile, les yeux mi-clos.
— Tu lances une dizaine d'offensives au nord et au sud du Mur Blanc, contraignant Narmer à disperser ses forces ; moi, je pénètre dans la capitale et je tue le roi.
— Ne bénéficie-t-il pas de protections magiques ?
— Je les briserai. À la vue du cadavre de mon ex-frère, ses hommes poseront leurs armes.
— Disposes-tu d'un nombre suffisant de guerriers ?
— Ils sont tous marqués au sceau de Seth, précisa Scorpion, et répandront la terreur.
— Ton plan me paraît judicieux, déclara Crocodile. Quand passerons-nous à l'action ?
— Quand la lune rougira. Le feu de Seth décuplera la violence de ses adeptes, et nul obstacle ne leur résistera.
Le chef de clan se garda d'évoquer un pion essentiel de son jeu : le général Gros-Sourcils, qu'il chargerait d'affaiblir au maximum les défenses du Mur Blanc.
À l'issue du banquet, les deux alliés étaient satisfaits. Scorpion tenait sa vengeance, Crocodile deviendrait le seul maître des Deux Terres. Restait à savoir s'il était nécessaire d'éliminer Scorpion, de crainte qu'il ne se retournât contre lui ; cette initiative serait affaire de circonstances, il n'aurait pas droit à l'erreur.
Excité, n'accordant pas un regard à Fleur, Scorpion agrippa Danseuse et l'entraîna dans sa chambre.
Livide, la reine déchue sentit qu'elle ne parviendrait pas à reconquérir son unique amant. Lasse, elle souffrait d'une déchirure insupportable, celle de l'abandon. Scorpion avait toujours été un monstre, mais un monstre qu'elle aimait et qui la rendait heureuse. Il n'aurait pas dû la traiter ainsi, oubliant l'engagement de Fleur : jamais elle ne lui permettrait de la rejeter.