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Piti se l'était promis : s'il revenait vivant de ce voyage insensé, il supprimerait Ikesh. Le maudit Nubien avait sauté sur l'occasion de se débarrasser de son rival et, malheureusement, le guide suprême considérait son conseiller comme un parfait ambassadeur !

Afin de prouver ses intentions pacifiques, Piti n'était accompagné que d'une dizaine de fantassins désarmés. Se relayant, des espions de Crocodile les avaient guidés jusqu'au chenal où mouillait la flotte de Narmer.

Une vigie ne manqua pas de les repérer et lança aussitôt l'alerte générale. Impressionné, Piti constata l'efficacité des mesures défensives de Narmer ; en quelques instants, des soldats entourèrent le petit groupe d'intrus. Tous se plaquèrent au sol, les bras écartés.

— Je suis l'ambassadeur du guide suprême des Libyens, proclama Piti, et je viens présenter sa soumission au roi Narmer !

Intrigué, le gradé responsable jugea nécessaire de prévenir son roi ; suspicieux, il ordonna de ligoter les poignets de cet étrange solliciteur et de son escorte.

*

Poussé dans le dos, Piti grimpa la passerelle menant à la poupe d'un des navires en bois dont la taille le stupéfia ; tremblant, il était persuadé de connaître ses dernières heures. Sa seule chance de survivre consistait à surmonter sa panique en persuadant Narmer de l'écouter.

Le roi se tenait debout, les bras croisés ; l'intensité de son regard pétrifia le conseiller d'Ouâsh. À sa droite, la reine Neit, la magicienne aux pouvoirs redoutables ; à sa gauche, Scorpion, à la violence contenue.

Piti était au bord du malaise ; ne parvenant pas à trouver les mots justes, il s'agenouilla, les yeux embués de larmes.

— Es-tu vraiment un Libyen ? s'étonna Scorpion. Je les croyais lâches, mais pas à ce point-là !

— Je… Je suis Piti, le conseiller d'Ouâsh, notre guide suprême, et je dois vous transmettre un message important de la part de mon maître.

S'étonnant d'avoir réussi à formuler ces premières phrases, le visage rougi et les joues gonflées, l'ambassadeur tourna de l'œil Scorpion l'aspergea d'eau.

— Réveille-toi, Libyen, et parle sans crainte ! Si tu t'es vanté, je m'occuperai personnellement de ton cas.

Pantelant, Piti réussit néanmoins à recouvrer ses esprits.

— Mon maître désire se soumettre au roi Narmer, je le jure !

— Invraisemblable, estima Scorpion.

— Le fortin interdisant la route du Nord a été détruit, votre flotte possède une puissance inégalée, nous redoutons d'être anéantis ! C'est pourquoi le guide suprême souhaite rencontrer votre chef et conclure une paix profitable à tous.

— Quel serait son intérêt ? demanda Narmer.

— En échange de cet accord, obtenir des territoires et le commandement de l'armée qui empêchera toute révolte au nord comme au sud. Mon maître sait que cette guerre sera très destructrice et qu'il ne la gagnera pas ; aussi tente-t-il d'aboutir à un pacte équitable.

Même Scorpion fut interloqué. Les défaites de Lion, des Sumériens et de Crocodile n'incitaient-elles pas le chef libyen à reconsidérer ses positions en redoutant la supériorité de l'adversaire ?

— Où le guide suprême compte-t-il rencontrer Narmer ? questionna Neit.

— Il se pliera à ses exigences.

Épuisé, Piti était incapable de développer des arguments ; soit on le croyait, soit on l'exécutait.

Le tirant par la peau du dos, Scorpion le releva.

— Tu vas te reposer, boire et manger ; ensuite, le roi t'annoncera sa décision.

*

La cheffe de clan Cigogne et le général Gros-Sourcils écoutèrent Scorpion leur relater les déclarations de l'ambassadeur Piti. En présence de Narmer et de Neit, ils étaient appelés à se prononcer.

— La perte de son fortin a déstabilisé Crocodile, estima la vieille dame ; c'est lui qui a convaincu le guide suprême de renoncer à la conquête du pays entier. Ne s'agit-il pas d'une véritable chance de paix ?

— Sûrement pas ! s'exclama Scorpion. À la réflexion, un piège grossier !

— Un piège, un piège, grommela Gros-Sourcils, ce n'est pas certain ! Le Libyen ne fixe pas de conditions préalables, et c'est au roi qu'il appartient de choisir le lieu et le moment de l'entretien. Ces envahisseurs sont des peureux ; si j'avais été présent à la tête de l'armée de Taureau quand ils ont violé notre territoire, je les aurais taillés en pièces ! Aujourd'hui, si nombreux qu'ils soient, ces froussards nous redoutent, et leur chef ne songe qu'à survivre.

— Il souhaite davantage, rappela Neit : devenir le général en chef de nos troupes.

— Hors de question ! rugit Gros-Sourcils.

— Tu le constates, observa Scorpion, cette transaction est impossible.

— La paix ne mérite-t-elle pas des sacrifices ? interrogea Cigogne. Sans céder aux prétentions du guide suprême, n'excluons pas un arrangement. Ouâsh doit réellement se soumettre, et ses soldats rendre leurs armes.

— Nous n'avons pas le droit de rêver, précisa Scorpion. Crocodile et ce Libyen cherchent à nous détruire, et cette démarche ne vise qu'à nous tromper. N'écoutons pas ce Piti et renvoyons son cadavre à son maître.

— Refuserais-tu toute possibilité de paix ? s'inquiéta Cigogne.

— L'heure est à la guerre, et seulement à la guerre ; ne pas le comprendre serait offrir la victoire aux envahisseurs et nous condamner au néant.

Chacun attendit la décision de Narmer ; mais le roi se leva et descendit sur la berge.

Scorpion eut envie de le suivre ; du regard, il consulta Neit qui lui donna son approbation.

*

Narmer peinait à se remettre de l'assaut mené contre le fortin. Lui, l'héritier de l'âme des clans, n'avait pas encore été animé d'une telle fureur, capable de renverser des obstacles semblant indestructibles. En s'assimilant au Taureau, il avait perçu la puissance à son apogée, accompagnée du feu de Lion, de la fureur d'Éléphante et du courage d'Oryx. Comme la douceur de Gazelle paraissait lointaine, presque inaccessible ! Cependant, en mourant pour la paix, elle en avait inculqué le goût à Narmer, et la vieille Cigogne prolongeait son idéal.

— Ne te laisse pas abuser, recommanda Scorpion. Le Libyen et son allié, Crocodile, te tendent un superbe traquenard !

— Et si la peur contraignait le guide suprême à négocier ?

— La peur… Peut-être la ressent-il, en effet ! Alors, il n'a qu'une idée en tête : supprimer la cause de ses angoisses, donc nous exterminer. Au lieu d'un choc frontal, il préfère la ruse. S'il parvient à te tuer en t'attirant dans un piège, il perdra un minimum de soldats et détruira le moral de nos troupes.

— Je partage ta vision.

Scorpion se détendit.

— M'autorises-tu à renvoyer au guide suprême la dépouille de son ambassadeur ?

— Impossible, puisqu'il me conduira à l'endroit où je rencontrerai Ouâsh.

— Je ne te comprends plus, Narmer !

— Nous choisirons ce lieu, nous prendrons les précautions nécessaires et, néanmoins, un piège mortel m'attendra.

— Pourquoi courir autant de risques ?

— D'une part, nous pouvons nous tromper en refusant de croire à la sincérité du Libyen ; d'autre part, en déjouant sa probable tentative d'assassinat, nous troublerons sa pensée au point de lui faire commettre des erreurs.

— À condition de survivre !

— Tu as perçu, n'est-ce pas, ce qui s'était produit lors de la destruction du fortin ?

Scorpion scruta l'esprit de son frère.

Et il comprit sa stratégie !

— Tu adoptes la meilleure décision, jugea-t-il, enthousiaste.

Narmer, lui, demeurait d'une surprenante froideur.

— Mon plan comporte une faiblesse…

— Laquelle ?

— Il me faudrait un ambassadeur à la fois habile et téméraire.

Scorpion eut un sourire éclatant.

— Oserais-tu prétendre que tu ne l'as pas trouvé ?