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En présence de Crocodile, le guide suprême des Libyens se sentait toujours aussi mal à l'aise. Ouâsh ne supportait pas la voix rauque, semblant provenir des profondeurs d'un monde inconnu, et les yeux perpétuellement mi-clos de son interlocuteur qu'il ressentait prêt à bondir ; mais le redoutable chef de clan était un allié indispensable.
— Narmer est à la fois bien entouré et bien défendu, révéla Crocodile. Quoique je ne désespère pas de l'éliminer, impossible de préciser le délai. La chute de deux fortins a donné beaucoup de confiance à l'ennemi ; il faut la briser.
Le géant nubien Ikesh approuva d'un signe de tête ; les joues gonflées par la contrariété, le conseiller Piti tint à marquer sa différence.
— Ne surestimons ni ce regrettable incident ni l'adversaire, recommanda-t-il. Connaissant notre puissance, Narmer n'ose pas progresser. L'insuffisance de ses troupes le condamne à pourrir sur place.
— Tu déraisonnes ! s'exclama Ikesh, furieux. La perte de ces fortins est un sérieux coup dur, et des milliers de Vanneaux se sont placés sous les ordres de Narmer qui prend le temps de préparer une attaque d'envergure.
— Les Vanneaux le trahiront, prédit Piti.
— Narmer a prouvé sa valeur, il est capable de les persuader qu'ils nous vaincront.
— Stupide ! Ce sont des esclaves, ils le resteront. Le géant s'approcha du conseiller, une lueur meurtrière au fond des yeux.
— Toi, Piti, tu m'insultes !
— Il suffit ! trancha le guide suprême. Asseyez-vous, tous les deux !
À regret, le Nubien obéit ; Piti, lui, se sentit soulagé.
— Je partage l'opinion d'Ikesh, déclara Crocodile. La soumission des Vanneaux est un événement important, et sous-estimer Narmer serait une erreur fatale.
— Que préconises-tu ? demanda Ouâsh, troublé.
— Attaquons les premiers en jetant toutes nos forces dans la bataille et profitons de l'effet de surprise afin d'écraser cette racaille.
— C'est l'unique moyen d'obtenir un triomphe définitif, renchérit le géant noir. À la suite de ce massacre, plus personne n'osera se dresser contre le guide suprême.
— Telle n'est pas ma stratégie, rappela Ouâsh, embarrassé. Je préfère attirer l'ennemi sur mon terrain et l'étouffer.
— Les circonstances ne s'y prêtent pas, jugea Crocodile, et je crois que nous n'avons pas le choix.
— Le chef de clan a raison, assena Ikesh.
— Les risques sont considérables, objecta Piti, et seul compte l'avis de notre guide suprême !
— J'ai besoin de réfléchir, décida Ouâsh.
Piti avait pris une décision : supprimer Ikesh avant que le géant noir ne le détruise.
*
Chaque soir, après une journée de travail harassante, Scorpion discutait avec ses collègues d'infortune et leur redonnait espoir. Non, ils n'étaient pas condamnés à un esclavage perpétuel, car l'armée de libération bouterait les occupants hors du delta ; encore fallait-il organiser une résistance afin de lui venir en aide et d'affaiblir la réaction libyenne. Martelé, le message s'étendait à l'ensemble des villages contraints de servir le guide suprême.
En raison de sa beauté et de son apparente froideur la rendant inaccessible, Ina enflammait les sens du surveillant chargé de mater le troupeau de besogneux ; désireux de conquérir cette femelle et d'en tirer le maximum de jouissance, il se comportait à la manière d'un félin infligeant des jeux cruels à sa proie avant de la tuer. Petits sévices, privation de nourriture, menaces… Peu à peu, la superbe indifférente courberait l'échine et finirait par lécher les pieds de son nouveau maître. Domptée, elle satisferait ses pulsions les plus ignobles.
Trop excité, le surveillant avait décidé de profiter de l'aubaine et de ne pas présenter cette merveille à Piti ; le conseiller du guide suprême trouverait d'autres villageoises pour amuser son maître.
Bénéficiant d'un régime particulier, Ina n'était pas cantonnée à la principale cour de ferme et accompagnait son tortionnaire lors de ses déplacements. La Sumérienne ne pouvait rêver mieux ; elle apprenait à connaître les alentours de la forteresse, observait les allées et venues des soldats, contactait de futurs résistants.
Un soir venteux, n'y tenant plus, le soudard entraîna la captive jusqu'à son gourbi ; résolu à la forcer, il tomba dans son piège. Ne cherchant qu'à prendre un plaisir bref et brutal, il devint l'objet d'un flot de sensualité qu'il était incapable d'imaginer. À partir de cet instant, impossible de se passer d'une telle amante, aux ressources inépuisables ; le surveillant lui permit de nettoyer sa cahute, d'y assurer un semblant de confort et d'y dormir après qu'elle lui eut fait l'amour en le rendant fou de désir.
Sans en être conscient, le Libyen accepta la domination de la Sumérienne, suffisamment habile pour lui laisser croire qu'il demeurait son seigneur ; ainsi acquit-elle une réelle indépendance. Elle se déplaça à sa guise et n'effectua plus de travaux pénibles.
Ina croisait Scorpion de façon discrète et lui transmettait les précieux renseignements qu'elle glanait ; restait un pas décisif à franchir.
*
— Pas cette nuit, trancha la Sumérienne.
— Comment, pas cette nuit ? s'étonna le surveillant, nu et excité.
— Je suis souffrante.
— Toi, si vigoureuse !
— Je ressens une violente douleur au ventre, et je suis incapable de t'accueillir.
Dépité, le Libyen réfléchit.
— J'ai une solution ! Le guérisseur va te rétablir très vite.
Il courut chercher le cueilleur d'herbes médicinales, un vieillard chauve au regard tendre.
— Éloigne-toi, ordonna-t-il au surveillant. Je veux rester seul avec ma patiente. Sinon, impossible de déceler la cause du mal.
Bougon, le Libyen s'inclina, espérant que les troubles de sa superbe femelle fussent passagers.
— De quoi souffres-tu ? demanda le guérisseur à la Sumérienne.
— Je suis en parfaite santé. Mais alors…?
— Désires-tu la liberté ?
— La liberté… Ça ne signifie rien !
— Au contraire, c'est précis : la disparition du guide suprême.
— Tu es folle !
— Si tu ne participes pas à la révolte contre ce tyran, tu seras éliminé.
Le cueilleur d'herbes recula.
— Tu… Tu oses me menacer !
— Ne songe surtout pas à me dénoncer. Je viens du pays des deux fleuves, ma magie est supérieure à la tienne, et je te tuerai avant que tu n'aies eu le temps de me trahir.
Blême, le guérisseur ne prit pas l'avertissement à la légère.
— Qu'attends-tu de moi ?
— Tu es le seul esclave admis dans la résidence du guide suprême ; dis-moi tout ce que tu sais.
Le bonhomme hésita, la Sumérienne fit un pas vers lui ; la lueur meurtrière habitant son regard le convainquit de ne pas lui résister. Cette femme magnifique était aussi dangereuse qu'un serpent.
— Ouâsh souffre de l'estomac et de troubles nerveux ; par moments, il délire, mais sans cesser de croire à sa puissance absolue. Mes soins lui permettent de dormir et de préserver ses ambitions.
— Comment sa sécurité est-elle assurée ?
— Deux gardes en permanence devant la porte de son domaine réservé, au dernier étage de la grande tour crénelée ; pour parvenir jusque-là, il faut franchir plusieurs contrôles. Le guide suprême s'aventure rarement à l'extérieur, il préfère la tranquillité de sa tente dressée à l'intérieur d'une vaste pièce. Peuplée d'un nombre incalculable de coussins, elle lui rappelle sa Libye natale. Ouâsh est très méfiant, n'espère pas l'abuser.
Ina sourit.
— Le même poison peut guérir ou tuer.
— Exigerais-tu…?
— Tu m'as comprise et tu prépareras un remède définitif.