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Grand, la tête carrée et disproportionnée par rapport au reste de son corps, les yeux noirs et le menton dédaigneux, Ouâsh, le guide suprême des conquérants libyens, commençait à s'impatienter. Installé sur des coussins, à l'intérieur de sa tente dressée au sommet de la tour crénelée, il avait envie de lait de chèvre frais et détestait attendre.

Ses hommes lui vouaient un véritable culte. N'avait-il pas réussi l'impossible, fédérer les tribus des coureurs des sables, les plier à une discipline, et mener l'armée des gens de l'arc à la conquête de l'Égypte ? Grâce à lui, ces rustres jouissaient d'agréables conditions d'existence, bénéficiant des services de milliers d'esclaves, incapables de se révolter.

En imposant un régime militaire et en semant la terreur parmi la population, Ouâsh exerçait un pouvoir absolu qu'il espérait étendre bientôt au Sud ; mais prudence et patience s'imposaient, car le guide suprême ne connaissait pas le terrain et avait encore besoin d'alliés. Il ne frapperait qu'à coup sûr, après avoir éliminé les obstacles majeurs. Alors, le Double Pays lui appartiendrait.

Porteur d'une jarre de lait, Ikesh s'inclina.

— Seigneur, le chef de clan Crocodile souhaite vous voir.

Ouâsh sourcilla.

— Crocodile, ici ?

Le maître des reptiles s'avança.

— Il conviendra de renforcer les mesures de sécurité, déclara-t-il, de sa voix rauque et sourde. En ces temps troublés, survivre implique de prendre certaines précautions.

— Te vanterais-tu d'avoir trompé la vigilance de mes gardes ?

— Ils ne connaissent pas les capacités de mon clan.

Ikesh aurait préféré se trouver ailleurs ; ne serait-il pas jugé coupable de cet incident ?

Le guide suprême se gratta le menton.

— Ta démarche signifie que tu as des informations importantes à me communiquer.

— En effet, approuva Crocodile, à condition de te parler seul à seul.

Le Nubien s'interposa.

— Trop dangereux, seigneur !

— Qui commande, demanda Crocodile, toi ou tes subordonnés ?

Ouâsh se redressa.

— Donne-moi mon lait, Ikesh, et sors de ma tente. Le Nubien s'exécuta.

N'attendant pas d'y être invité, Crocodile s'assit sur un coussin et observa le Libyen si intensément qu'il le mit mal à l'aise. Énervé, le guide suprême but goulûment sa jarre. S'essuyant les lèvres d'un revers de main, il dévisagea son étrange allié.

Son calme, sa violence contenue, sa manière d'observer l'adversaire sans manifester d'impatience… Crocodile était un être redoutable, le seul chef de clan qui avait survécu à des luttes fratricides. Néanmoins, son armée de reptiles et de guerriers expérimentés, aussi cruels que les Libyens, n'était pas en mesure de s'imposer et de conquérir le Nord.

Crocodile aiderait les envahisseurs à vaincre les résistants du Sud, mais comment se comporterait-il ensuite ? Habitué à n'accorder sa confiance à personne, le guide suprême devrait prévoir avec précision le moment où il se débarrasserait de ce faux ami, devenu encombrant, en évitant d'éveiller sa méfiance.

— Désires-tu boire ?

— Je n'ai jamais soif.

— De quelle façon as-tu percé mes défenses ?

— Dans le Nord, l'eau est partout, et mon clan connaît chacun de ses chemins.

L'avertissement était à peine voilé. Habitués aux sables du désert, les gens de l'arc ne maîtrisaient pas leur nouveau domaine, et l'appui de Crocodile se révélait indispensable.

— Ta présence signifie qu'un événement important vient de se produire, avança Ouâsh.

Crocodile parut s'assoupir, ses yeux se réduisirent à une fente.

— Au péril de leur vie, mes espions ont bien travaillé, affirma la voix rauque.

Privé d'informations précises, le guide suprême éprouverait des difficultés à peaufiner une stratégie efficace ; à cet instant précis, Crocodile le tenait. Un jour, il lui ferait payer cette humiliation.

— Qu'as-tu à m'apprendre ?

— Nous approchons de la confrontation décisive. Taureau disparu, il ne reste, à part moi, que deux chefs de clan : Chacal et Cigogne. Le premier ne quittera plus Abydos qu'il sera facile de conquérir au terme de notre triomphe ; la seconde ne tardera pas à s'éteindre, et mes guetteurs élimineront ses derniers émissaires.

— La guerre des clans serait donc terminée !

— En effet, mais un autre conflit est en cours. Nommé roi du Sud par les dieux, Narmer ne se cantonne pas à son territoire. Après avoir terrassé les envahisseurs sumériens, il désire libérer le Nord.

— Simple vanité ou entreprise raisonnée ? s'inquiéta le guide suprême.

Crocodile hésita.

— Narmer a épousé la prêtresse de Neit, une magicienne redoutable.

Ouâsh s'empourpra, brisa la jarre de lait et jeta au loin les morceaux.

— Cette femme m'appartient. Elle a osé me défier, et je veux la voir sangloter à mes pieds !

— Il faudra d'abord supprimer le roi du Sud.

— De quelles forces dispose-t-il ?

— Narmer n'est pas un adversaire négligeable, estima Crocodile. Assisté de Scorpion, un jeune guerrier au tempérament de feu, il commande une troupe déterminée, équipée d'armes redoutables.

— Tenterais-tu de m'effrayer ?

— Le défunt Lion et moi-même avons eu le tort de mésestimer ces parasites ; commettre une seconde fois cette erreur serait fatal. Face aux Sumériens, Narmer et Scorpion paraissaient condamnés ; pourtant, ils se sont montrés supérieurs.

— La magicienne ne leur offre-t-elle pas une puissance surnaturelle ?

— Probable, mais ils possèdent le sens du combat et leur volonté de vaincre semble indestructible.

Puisqu'ils émanaient de Crocodile, de tels propos méritaient attention ; Ouâsh se félicita de n'avoir pas ordonné une expédition hasardeuse.

— Des armes redoutables, disais-tu ; surpasseraient-elles les miennes ?

— Je le crains ; Narmer a beaucoup appris des techniques sumériennes.

— Au point de me menacer ? Crocodile hocha la tête affirmativement.

— Tu en sais davantage ! s'irrita le guide suprême. Puisque nous sommes alliés, ne me cache rien !

— Sauras-tu tirer les conséquences de mes informations ?

— Me prendrais-tu pour un incapable ?

Crocodile garda son calme.

— Tu as conquis le Nord sans lutter, parce que Taureau et son armée l'avaient quitté afin de guerroyer dans le Sud ; demain, il faudra combattre des hommes courageux, prêts à mourir.

Le guide suprême leva le menton.

— Mes soldats ne redoutent personne !

— Ils ont peut-être tort et toi, tu oublies la leçon que je viens de te donner. Ta ligne de forteresses semble impressionnante, mais tu ne maîtrises pas les chemins d'eau.

— Et Narmer… si ?

— S'inspirant de l'exemple sumérien, il a fait construire des bateaux en bois et dispose d'une flottille de guerre.

— En bois ! répéta Ouâsh, étonné.

— Et toi, tu ne possèdes que de médiocres barques de papyrus, incapables de résister aux navires de Narmer.

— Osera-t-il… m'attaquer ?

— L'un de mes espions a capturé une cigogne envoyée en éclaireuse ; l'ennemi approche et ne tardera pas à atteindre ta frontière.

— Mes troupes le décimeront !

— Détrompe-toi. À l'abri sur leurs bateaux, les archers adverses seront presque invulnérables.

— Que préconises-tu, Crocodile ?

— Éviter à tout prix le choc frontal ; et voici comment.

La stratégie proposée reçut l'approbation du guide suprême.