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Narmer avait massé des troupes fluviales et terrestres à deux cents kilomètres au sud du Mur Blanc afin de stopper une éventuelle progression de Scorpion. Au risque de leur vie, des éclaireurs pénétraient en territoire ennemi et tentaient d'obtenir des informations.

Chargée de survoler les environs de Nékhen, une jeune cigogne revint se poser sur la terrasse du palais royal. Elle délivra son rapport à sa cheffe de clan qui se rendit aussitôt auprès de Narmer et de Neit.

— La ville sainte est intacte, déclara-t-elle, mais les troupes de Scorpion l'encerclent, et l'assaut est imminent.

— Trop tard pour intervenir, jugea le roi ; d'après les rapports des éclaireurs, Scorpion a rassemblé une véritable armée et créé sa capitale au lieu-dit Noubet. Il dispose d'un métal jaune lui permettant de financer sa reconquête et promet un avenir radieux à ses soldats.

— D'abord Nékhen, murmura la reine, ensuite le Mur Blanc… Scorpion veut le pays entier.

— Pas d'intervention de Crocodile ? demanda Cigogne.

— Pas encore.

— Il attend la prise de Nékhen, prédit la vieille dame. Quand Scorpion aura prouvé la valeur de ses guerriers, il le contactera.

Les traits tirés, Narmer arpenta l'allée principale du jardin et s'immobilisa à la hauteur du sycomore sous lequel méditait le Grand Blanc.

— L'affrontement semble inévitable, lui annonça-t-il. Quel conseil me donnes-tu ?

Narmer s'assit et croisa les jambes en posture de scribe.

Une voix résonna en lui.

— Utilise le symbole de ton clan et place-le sur la tête de Neit.

Le roi retourna au palais et ouvrit le sac contenant le coquillage sacré qui avait échappé au raid meurtrier de Scorpion. Portant cette relique, il rejoignit la reine, occupée à masser les jambes douloureuses de Cigogne.

— Selon les directives du Grand Blanc, voici ton diadème.

Neit s'inclina, Narmer la couronna.

Le coquillage se transforma en étoile à sept branches dispensant une lumière dorée. La reine vit les signes sacrés, paroles des dieux, s'ordonner en lignes horizontales et verticales ; elle déchiffra la pensée du Grand Blanc, affronta l'animal de Seth en résistant au feu de son regard, vola avec le faucon et assista à l'assemblage de blocs gigantesques.

— Le Mur Blanc ne sera pas détruit, prophétisa la reine, et tu bâtiras la cité du soleil.

*

D'un naturel patient, Crocodile manifestait des signes d'énervement. Changeant de résidence chaque soir, il s'était déplacé à la limite du territoire contrôlé par Scorpion. Scorpion… un guerrier inégalable, ignorant la peur et capable de prouesses insensées. Sans lui, Narmer n'aurait pas terrassé les clans, vaincu les Sumériens et chassé les Libyens hors du delta.

Scorpion avait décelé l'unique point faible des reptiles, leur ventre fragile, en observant les dauphins qui se servaient de leur nageoire dorsale comme d'un couperet. Il n'hésitait pas à plonger, à clore la gueule d'un crocodile et à lui déchirer les entrailles. Une telle puissance, mêlant courage et lucidité, méritait considération.

L'hostilité déclarée entre Scorpion et Narmer était une véritable aubaine. Ensemble, ils paraissaient invulnérables ; séparés, ils devenaient du gibier, à la merci d'un prédateur expérimenté.

Enfin, le coordinateur des espions était de retour !

— Nékhen est-elle tombée ? interrogea Crocodile.

— L'armée de Scorpion l'encercle, seigneur.

— Une défense sérieuse ?

— La garnison anéantie, il ne reste que des civils. Selon des rumeurs, Scorpion aurait l'intention de détruire la ville et de massacrer la totalité de ses habitants.

« Table rase, pensa Crocodile ; un message clair à l'intention de Narmer. » Démanteler la grande cité sainte du Sud serait le point de départ de la reconquête du Nord, et le Mur Blanc n'échapperait pas à la fureur de Scorpion.

Conformément à ses habitudes, Crocodile s'orientait en fonction de résultats concrets. Lui, le maître du dernier clan guerrier, serait l'unique bénéficiaire du conflit actuel.

*

— Embroche-le ! ordonna Scorpion à l'adolescent qui, avec sa lance, venait de renverser un costaud maladroit.

— C'est… C'est mon grand frère !

— Embroche-le, ou je te coupe la gorge.

— Ce n'est qu'un exercice, seigneur !

— Dépêche-toi, gamin.

— Je… Je ne peux pas !

La longue lame de silex trancha le cou de l'insurgé. Aspergé de son sang, son frère se releva et tenta d'assommer Scorpion dont le poignard lui perça le ventre.

— Te voilà embroché, imbécile !

Le chef se tourna vers ses hommes.

— Un ordre est un ordre, et cette loi est la clé de notre succès ; l'ennemi ne vous laissera pas le temps de réfléchir. Au travail, l'exercice continue.

*

Rôti au feu de bois, le cuissot d'antilope était un régal ; en le dégustant, Scorpion songea à l'élégante cheffe de clan Gazelle qui n'avait pas résisté à son charme. La paix… Elle n'avait que ce mot-là à la bouche ! Comment une souveraine si raffinée et si intelligente avait-elle pu croire à une telle folie ?

— À quoi penses-tu ? interrogea Fleur, suspicieuse.

— À d'anciennes amours.

— Je les déteste !

— Cette maîtresse-là est morte.

— Tant mieux !

— Bois et mange, demain sera une rude journée.

— La journée… de la destruction de Nékhen ?

— La lune rougit, Seth me donnera un maximum de force.

Elle se blottit contre son amant ; la vision d'un flot de sang l'excitait.

*

Émergeant avec peine du brouillard, un pâle soleil succéda à la lune rouge ; Scorpion passa ses troupes en revue.

— Nékhen est remplie de trésors, déclara-t-il, et vous allez vous en emparer. Cette cité est maudite, car elle s'est vouée à Narmer l'imposteur. En conséquence, nous massacrerons ses habitants et renverserons ses murailles. Mon ordre est précis : aucun survivant. Quand vous aurez prélevé le butin, nous incendierons les ruines.

Les derniers réticents se résignèrent ; on ne désobéissait pas à Scorpion, et personne ne rechignait à s'enrichir.

En s'approchant de Nékhen, Scorpion se remémora les temps forts du siège pendant lequel lui et Narmer avaient résisté aux hordes de Lion et de Crocodile ; une tâche désespérée, une défaite inévitable, la mort au terme de combats acharnés… Pourtant, les deux frères s'étaient sortis de ce guêpier !

Aujourd'hui, Scorpion se préparait à détruire l'un des symboles du pouvoir de Narmer, afin d'affirmer le sien propre.

Aux créneaux, pas un seul archer ; les civils renonçaient à se défendre, espérant la clémence du conquérant. Attitude de faibles, qui auraient mieux fait de mourir en luttant.

Naguère, le Vieux et les spécialistes du génie avaient disposé un bel ensemble de pièges, fort efficaces contre l'ennemi ; rien de semblable à l'approche d'une ville figée d'effroi.

Armé de sa lourde massue, Scorpion s'avança vers la grande porte, suivi de sa troupe.

Comme prévu, pas le moindre signe de résistance ; et comme prévu également, les deux battants s'ouvrirent lentement. Une délégation supplierait le nouveau maître de Nékhen d'épargner la population, et ce dernier donnerait le signal du carnage.

Apparurent trois géants à tête de faucon qui se disposèrent en demi-cercle et semèrent la panique dans les rangs des assaillants ; les fuyards bousculèrent les indécis, et la belle discipline inculquée par Scorpion vola en éclats.

— Les Âmes de Bouto ! s'étonna-t-il. Que faites-vous ici ?

— Narmer est le fils du faucon, proclama une voix grave dont les résonances dispersèrent les derniers opiniâtres, et nous protégeons cette cité, appartenant au roi légitime.