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À l'approche de l'ultime place forte, résidence du guide suprême, Scorpion savait que son stratagème devenait inopérant. Lui, le pseudo-envoyé d'Ikesh, ne pouvait se présenter devant le géant noir !

Cinq Libyens formaient son escorte.

— Tâche d'obtenir une augmentation de notre solde, sollicita un grêlé.

— Serais-tu mécontent ?

— Piti est avare, et la vie de garnison parfois pénible.

— N'as-tu pas de la nourriture et des filles à volonté ?

— Tu oublies les risques !

— Qu'avons-nous à craindre ?

— L'ennemi a obtenu des succès… Je ne suis pas fâché d'être ici ; au moins, on sera en sécurité.

Scorpion égorgea le grêlé. Pendant qu'il mourait, ébahi, le jeune guerrier fit subir un sort identique à deux de ses camarades, trop surpris pour réagir ; le quatrième tenta de se défendre, mais sa résistance fut brève. Quant au cinquième, il eut le tort de négliger lna la Sumérienne qui lui défonça la nuque à coups de pierre.

Son bras n'avait pas tremblé, elle demeurait d'un calme exemplaire. La mine réjouie de Scorpion la combla d'aise.

— Jouons serré, recommanda-t-il. À chaque instant, nous serons en danger.

La superbe brune étreignit son amant.

*

Accroupie près de l'étable où sommeillaient ses chèvres, la vieille paysanne sursauta.

— Qui… Qui êtes-vous ?

— N'aie pas peur, murmura Scorpion ; mon épouse et moi ne te voulons aucun mal.

— Vous êtes… des Vanneaux ?

— Nous venons du sud.

— Du sud… Taureau a-t-il gagné la guerre ?

— Après sa victoire, il a transmis ses pouvoirs à un roi, Narmer ; il ne tardera pas à vous délivrer, toi et les tiens.

La paysanne haussa les épaules.

— Tu ne connais ni les gens de l'arc ni leur chef ! Personne ne parviendra à les vaincre. Nous mourrons tous en leur léchant les pieds.

— L'heure de la révolte approche, promit Scorpion ; l'armée de Narmer a conquis deux fortins libyens. La vieille se mit à trembler.

— Tu… Tu plaisantes ?

— Il dit vrai, confirma la Sumérienne.

— Ne plus être esclave… Impossible !

— L'âme de Taureau vit en Narmer, révéla Scorpion. Une bête de combat le guide afin de conquérir le Nord et d'en chasser l'occupant.

La paysanne se sentit mal, Ina s'accroupit et lui prit la main.

— Un rêve… Ce n'est qu'un rêve.

— Tiens bon et crois-nous ! Nous avons traversé les lignes libyennes, et notre présence te prouve qu'une brèche est ouverte.

Avec l'aide de la Sumérienne, la vieille se releva.

— Avez-vous faim ?

— Je mangerais n'importe quoi, reconnut Scorpion.

— Nous sommes rationnés, mais je parviens à dissimuler du fromage et des poireaux. Si un Libyen me surprenait, je serais torturée. Pourtant…

La voix était empreinte de suspicion.

— Tu te méfies de nous !

— Vous apparaissez, vous racontez des histoires et je devrais tout avaler ! Allez-vous-en.

— Entendu, la vieille ; nous trouverons quelqu'un de plus perspicace.

Ina lâcha la main de la paysanne.

— Non, attendez ! Il faut me comprendre, j'ai peur… une peur à te vider le ventre !

— Des provocateurs à la solde des Libyens t'auraient déjà arrêtée.

Pas complètement rassurée, la paysanne sortit d'une cachette les nourritures promises ; Scorpion dévora d'un bel appétit, Ina se contentant de quelques bouchées.

— Mes chèvres sont précieuses, avoua la vieille.

— Posséderaient-elles des qualités exceptionnelles ?

— Elles fournissent le lait frais qu'aime tant le guide suprême ; je ne suis pas la seule à en livrer, mais le mien est le plus apprécié.

— Entres-tu dans la forteresse ?

— Aucun villageois n'y est admis. Aucun… à part le cueilleur d'herbes médicinales. Il est autorisé à soigner le grand chef et ses dignitaires. S'il échouait, il serait exécuté.

— Peut-on le rencontrer ? interrogea Scorpion, captivé.

— Songeons d'abord à te cacher, toi et ta femme ! La vieille les conduisit à une remise tellement encombrée qu'ils peinèrent à trouver une place ; elle leur demanda de rester silencieux jusqu'à son retour.

— Ne restons pas inactifs, préconisa Scorpion en caressant les seins de la Sumérienne.

*

La chance les servit. Un contingent de Vanneaux, provenant de bourgs voisins, était affecté au bien-être de la garnison ; Scorpion et Ina se mêlèrent aux arrivants et furent chargés de l'entretien des jarres à huile. Ils dormiraient sous un appentis, en compagnie d'autres tâcherons, et recevraient de maigres rations.

Un surveillant interpella Scorpion :

— Tu m'as l'air drôlement costaud, toi ! Tu ne volerais pas de la nourriture ?

— J'étais pêcheur, confessa le suspect en baissant la tête.

— Et tu ne te privais pas… Ici, pas de poisson frais pour nos esclaves ! Vu ta constitution, tu balaieras la grande cour de la ferme.

Scorpion acquiesça.

— Au moins, tu es obéissant. Continue comme ça, et on s'entendra à merveille, tous les deux.

Le garde-chiourme ne manqua pas de remarquer la beauté de la Sumérienne.

— Es-tu mariée ?

— Non.

— En bonne santé ?

— Excellente.

— Tu n'as pas les mains d'une paysanne !

— Mon père était propriétaire de troupeaux, je n'avais pas à travailler aux champs.

— T'aurait-il abandonnée ?

— Les tiens l'ont tué.

— Tu as du caractère, la belle !

Le dédain qu'exprimait le regard d'Ina gêna le soudard. Il aurait pu la fouetter ou la violer, mais elle était vraiment superbe et plairait peut-être au guide suprême.

En la présentant à Piti, le découvreur réclamerait une récompense.

— Occupe-toi des jarres et ne me cause pas d'ennuis ; sinon, je soignerai ta jolie peau et tu garderas des traces indélébiles.

Elle ne baissa pas les yeux, il s'éloigna.

*

Le charme de Scorpion opérait sur son entourage, et ses camarades d'esclavage ne tardèrent pas à lui offrir leurs confidences. Par sa seule présence, il les rassurait et leur redonnait un semblant d'espoir. Ne venait-il pas, comme il le révéla à demi-mot en exigeant le secret, d'un territoire libéré où ne régnaient pas les Libyens ? Certains ne crurent pas à ses propos, d'autres le jugèrent vantard ; beaucoup, cependant, furent persuadés qu'il ne mentait pas.

Les prisonniers évoquèrent leurs familles disloquées, les mauvais traitements, la faim et les interventions redoutées du géant nubien, tortionnaire impitoyable ; si personne n'avait commis de faute, il en inventait une pour justifier la torture qu'il pratiquait avec délectation. Un œil de travers, une attitude jugée malséante pouvaient conduire à une mort lente et douloureuse. Chaque matin, les rescapés s'étonnaient d'être encore en vie ; peu à peu, ils perdaient tout désir de lutter, sachant qu'ils ne terrasseraient pas un occupant parfaitement organisé, dont la cruauté n'avait pas de limites.

Scorpion écoutait et observait. En un minimum de temps, il devait obtenir un maximum de renseignements et tenter de former un réseau qui, lors de l'attaque qu'il conduirait à la tête de l'armée de Narmer, lui procurerait une aide non négligeable.