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Tapi dans les hautes herbes, l'espion du chef de clan Crocodile observait la flotte de guerre de Narmer, le roi du Sud. Sans nul doute, elle se préparait à partir pour le Nord, afin de reconquérir les territoires qu'avaient envahis les Libyens.
Une soixantaine de bâtiments en bois, construits selon les techniques des Sumériens que venait de vaincre le monarque. Le navire amiral était imposant : très allongé, une grande cabine centrale, une palissade protectrice, une proue relevée, une cinquantaine de rameurs. Alliés de Crocodile, les Libyens ne possédaient que des barques de papyrus et seraient incapables de mener un combat sur le fleuve ; par bonheur, ils disposaient de la supériorité numérique et de forteresses imprenables.
Peu avant l'aube, l'espion assista au chargement des armes, des vêtements et des provisions. Les quantités l'impressionnèrent ; l'expédition avait été bien préparée, les soldats ne manqueraient de rien.
Au bord du quai, un vieillard s'agitait ; maigre, semblant fragile à tomber, il vérifiait avec soin les jarres de vin et de bière, recommandant aux porteurs de prendre mille précautions. L'espion nota la rigueur qui caractérisait la manœuvre ; chacun connaissait sa tâche, on ne se bousculait pas, la discipline régnait. Cette armée-là, correctement équipée, ne serait pas facile à terrasser.
La chance servit le prédateur.
À l'écart, une femme et son chien méditaient en contemplant le Nil. Ne s'agissait-il pas de la sorcière, coupable d'avoir échappé au guide suprême des Libyens dont la fureur ne retombait pas ? La chevelure aux reflets dorés, le visage fin, vêtue d'une robe blanche, la prêtresse, devenue l'épouse de Narmer et la reine du Sud, avait humilié le maître des envahisseurs. Quiconque la ramènerait bénéficierait d'une récompense exceptionnelle.
En rampant, l'espion gagna la berge et se glissa dans l'eau. Véritable reptile, il nageait en souplesse ; personne ne détecterait son déplacement.
Quand sa proie l'apercevrait, il serait trop tard.
*
Le chacal Geb avait guidé Narmer à travers le désert et, depuis leur retour de la ville sainte d'Abydos(1), il veillait sur Neit, charmée par la vivacité et l'intelligence du canidé au fin museau et aux longues oreilles. Au moment de quitter la forteresse de Nékhen(2), la jeune femme songeait à son étrange destin. Prêtresse de la déesse Neit, adepte d'une existence solitaire et rituelle, elle n'imaginait pas abandonner son sanctuaire du Nord lorsqu'un inconnu l'avait sauvée de la noyade. Elle était tombée amoureuse de Narmer, aujourd'hui porteur de la couronne blanche du Sud, selon la volonté des dieux.
Que de chemin parcouru, que d'épreuves subies ! Prisonnière des Libyens, vouée à devenir l'épouse et l'esclave de leur guide suprême, Neit avait voulu se supprimer ; nourrie de la magie de sa divine protectrice, elle s'était extirpée de cet enfer. À présent, il fallait y retourner, libérer son pays de l'oppression et créer un monde nouveau.
Les chances de succès étaient minces, voire inexistantes ; néanmoins, le couple royal n'avait pas le choix et obéissait à l'Ancêtre qui imposait à Narmer cette étape conduisant peut-être à une résurrection.
Le chacal grogna et montra les crocs.
D'instinct, Neit recula ; ce geste lui sauva la vie.
Les mâchoires du crocodile se refermèrent sur le vide, à moins d'un pouce des jambes de sa proie.
— Non, Geb, non !
Elle interdit à son défenseur d'entreprendre une lutte inégale.
Ce cri et les aboiements alertèrent Narmer, occupé à régler les derniers détails de l'embarquement.
Voyant le reptile sortir du fleuve et poursuivre Neit, il s'empara d'un arc et tira une flèche qui se ficha dans la queue du monstre. Elle ne l'empêcha pas d'agripper la robe de la reine et de l'entraîner vers le Nil, malgré l'intervention désespérée de Geb.
*
Les cheveux noirs, le visage charmeur, admirablement proportionné, Scorpion était un séducteur-né. La plupart des femmes succombaient à ses avances et, quand on lui résistait, le jeune guerrier ne prenait que davantage de plaisir à la conquête. La grande et racée Sumérienne Ina, à la peau mate et au front altier, ne lui avait pas échappé, finissant par goûter leurs joutes amoureuses, même la nuit précédant le départ pour le Nord. Son caractère farouche ravissait Scorpion dont la maîtresse en titre, la délicieuse Fleur, se soumettait à tous ses désirs.
Le cri de Neit et les aboiements désespérés de Geb arrachèrent l'amant satisfait à sa torpeur. Du pont de son bateau, il aperçut le reptile traîner la reine jusqu'au fleuve. S'armant d'un poignard, il plongea.
Pendant la guerre des clans, lors de la défense de Nékhen, Scorpion avait appris à tuer un crocodile. Un seul point faible : le ventre. Il fallait éviter la gueule, les griffes et les redoutables battements de queue, passer sous le monstre et lui déchirer les entrailles.
Malgré son courage, Geb ne parvenait qu'à retarder l'inéluctable ; Narmer et des soldats accouraient, mais ils arriveraient trop tard.
Le reptile atteignit l'eau ; bientôt, sa proie ne résisterait plus. Ne redoutant pas les crocs du chacal qu'il décapiterait d'un coup de patte ou de queue, le crocodile ne vit pas survenir le nageur.
Rapide et précis, Scorpion perfora le ventre du monstre. Fou de douleur, le reptile ouvrit la gueule et relâcha la reine, évanouie ; Geb la sauva de la noyade en saisissant le haut de sa robe déchirée et en la ramenant à terre.
Le fleuve était agité de violents soubresauts ; agonisant, le crocodile tentait d'éliminer son agresseur, contraint de remonter à la surface afin de reprendre son souffle. Du sang souilla le Nil, la tête de Scorpion disparut.
Le chacal léchait le visage de Neit, Narmer la prit dans ses bras ; elle respirait !
Le cadavre du reptile flotta quelques instants, le ventre ouvert, exposé aux rayons du soleil naissant.
— Allez chercher Scorpion, ordonna le roi à ses soldats.
Ils n'eurent pas le temps de rejoindre la berge. Jaillissant au sein d'une gerbe d'eau, le vainqueur réapparut, brandissant son couteau.
Ayant encore la force de nager, Scorpion regagna la terre ferme sous les regards admiratifs de l'armée et se présenta devant le roi, son frère en esprit.
— La reine est-elle vivante ?
— Tu l'as sauvée.
Neit revenait à elle ; avec l'aide de Narmer, elle parvint à tenir debout.
— Tu n'as rien perdu de ta beauté, lui dit Scorpion, contemplant cette femme sublime, la seule qui lui soit interdite.
— Comment te remercier ? murmura-t-elle.
— En conservant ta détermination à vaincre l'ennemi. Puisse la déesse des origines, dont tu es la servante, protéger notre juste combat.
Collé contre la jambe de sa maîtresse, tirant une grande langue rose, les yeux éperdus d'affection, le chacal Geb savourait ce moment de bonheur.
— Tu es blessé, observa Narmer.
Scorpion passa la main sur son épaule gauche, ensanglantée.
— J'ai connu pire ! Les onguents de la reine me guériront vite. N'avais-tu pas annoncé que la flotte appareillerait à l'aube ?
Taciturne, d'une noblesse innée, Narmer eut un léger sourire.
— Pardonne-moi ce retard.