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Alors que la reine présentait les offrandes matinales à la déesse Neit, le roi franchit le seuil de la demeure de Cigogne. Deux servantes préparaient une bouillie d'orge, accompagnée de lait frais qu'un cigogneau à la démarche incertaine était fier d'apporter à la cheffe de son clan.

— Je t'accompagne, annonça le roi.

La vieille dame était assise, et son long visage exprimait un désarroi inhabituel.

Elle remercia le cigogneau et ferma les yeux.

— Serais-tu souffrante ? s'inquiéta Narmer.

— L'âge m'accable, chaque matin devient plus pesant.

— Puis-je néanmoins solliciter ton aide ?

— Je t'écoute.

— J'ai confié à Scorpion une mission périlleuse découvrir le repaire de Crocodile et le détruire. Tes servantes accepteraient-elles de survoler le pays en tentant de le repérer ?

— Inutile, Narmer ; Crocodile profite de l'abri des saules, et ses reptiles savent se rendre invisibles.

— La chance pourrait nous servir ! L'ennemi ne disposant pas d'archers, tes émissaires ne courent aucun risque.

— Et si tu te trompais d'adversaire ?

Le roi fut décontenancé.

— Explique-toi, je te prie !

— En certaines circonstances, le silence me paraît préférable.

— Tu en as trop dit, Cigogne !

— Je suis lasse.

— Pas au point de dissimuler la vérité.

— La supporteras-tu ?

Narmer ressentit une étrange douleur.

— En tant qu'homme, je l'ignore ; en tant que roi, c'est mon devoir. Ne me cache rien, Cigogne, il en va de l'avenir du pays entier.

La vieille dame hésitait.

— Un rêve… Ce n'était peut-être qu'un rêve. Pourquoi t'induire en erreur ?

— Tu es la dernière des cheffes de clan et tu possèdes des pouvoirs te permettant de distinguer l'illusion de la réalité.

Cigogne entendait la voix de Gazelle, voyait son visage… Occulter ses aveux l'aurait empêchée d'accéder à la paix de l'au-delà.

D'une voix nouée, Cigogne relata la confession de Gazelle.

Et Narmer pleura.

*

Repu de jouissances, Scorpion écarta Fleur et une brunette aux seins lourds. Les deux femmes gémirent, sans sortir d'un sommeil peuplé de joutes érotiques. Le jeune homme, lui, songeait à Crocodile. Un adversaire à sa mesure qu'il était impatient d'affronter.

Il s'étira, sortit de son logis et contempla le soleil. En raison de son ardeur, sa peau devint brûlante, et cette délicieuse souffrance ranima l'énergie de Scorpion. Seth, son protecteur, ne l'avait jamais abandonné ; aux pires moments, au tréfonds du désespoir, il s'était régénéré, animé d'un feu ravageur.

Se sentant à l'apogée de sa puissance, Scorpion aspira une grande bouffée d'air chaud ; il ne mésestimait pas Crocodile, excellent manœuvrier, mais ouvrirait le ventre du maître des reptiles.

Ébloui, il crut apercevoir Narmer.

— C'est toi, mon frère ?

— Je dois te parler.

— Ne t'inquiète pas ! Quand je t'apporterai la tête de Crocodile, tu chanteras mes louanges et nous organiserons une fête grandiose.

— Je me suis entretenu avec Cigogne.

— Vaine démarche, je t'avais prévenu ! Cette vieille femme a perdu ses pouvoirs, et les derniers membres de son clan sont incapables de m'aider. Je capturerai des reptiles, je les torturerai, ils me fourniront de précieux renseignements ; sois-en sûr : Crocodile ne m'échappera pas.

— Oublie-le, Scorpion.

— Renoncerais-tu à le supprimer ?

— La matinée est magnifique, allons au bord du fleuve.

Des ibis et des pélicans survolèrent l'eau bleue et scintillante, Narmer et Scorpion empruntèrent un chemin qu'avaient tracé Vent du Nord et ses ânes.

— Cette mission me convient à merveille, assena Scorpion. Pourquoi me retires-tu ta confiance ?

— L'esprit de Cigogne a voyagé jusqu'aux étoiles impérissables et rencontré l'âme de Gazelle.

— Cette vieille folle te raconte des balivernes ! À son âge, elle se repaît de rêves dérisoires.

— Qu'aurais-tu à craindre de ses révélations ?

— Moi, craindre Cigogne ?

— Il est plutôt question de Gazelle.

— Une cheffe de clan aveugle qui a payé de sa vie ses stupides convictions ! La paix entre les clans… Quelle naïveté ! Il fallait la guerre, nous l'avons gagnée.

— Tu connaissais Cigogne, n'est-ce pas ?

— Très jeune, je lui ai vendu des serpents ; avec leur venin, elle fabriquait des remèdes.

— Et tu connaissais aussi Gazelle.

Cette affirmation gêna Scorpion.

— Je l'ai peut-être croisée…

— À moi, ton frère par le sang, continueras-tu à mentir ?

— Si j'ai fréquenté cette diplomate, quelle importance ?

— Gazelle avait beaucoup de charme, elle a succombé au tien, et vous êtes devenus amants.

— Que vas-tu inventer !

— Si l'âme de Gazelle a parlé à Cigogne, c'est parce qu'elle refusait de dire une vérité très douloureuse. Face au tribunal des dieux, à l'orée de la vie en éternité, elle ne pouvait plus se taire.

— Ne triture pas ce lointain passé, Narmer ; seul compte l'avenir. Et les divagations d'une vieille insensée ne te mèneront nulle part.

— Gazelle t'a tout appris des clans. Toi et ta bande de pillards avez attaqué le faible et isolé Coquillage, le seul à votre portée, afin de déclencher la guerre que tu espérais tant. Belle occasion de faire accuser Taureau, de déclencher la colère d'Oryx et les manœuvres de Lion. L'élimination de Coquillage brisait une paix fragile et modifiait notre monde. Une condition, cependant : exterminer la totalité des membres de mon clan, y compris une fillette, une petite voyante qui m'avait sauvé la vie, moi dont tu ignorais l'existence. Seule négligence : tu as perdu un cadeau de ta maîtresse, un peigne à l'effigie d'une gazelle, mais il ne m'a pas permis de découvrir l'abominable vérité que vient de me révéler l'âme de la défunte. Après avoir supprimé tes complices, qui risquaient de bavarder, tu as exigé de Gazelle le silence absolu. Amoureuse, elle t'a donné sa parole, croyant éviter la guerre grâce à ses talents de diplomate. Peut-être même as-tu promis de l'aider.

— Exact, reconnut Scorpion. Mais je me suis lassé de cette innocente et… je t'ai rencontré !

— Quand je t'ai montré le peigne, tu m'as menti en refusant de l'identifier.

— Avais-je le choix et n'ai-je pas eu mille fois raison ? Gazelle et les clans ont disparu, à l'exception de Crocodile, et nous avons gagné notre première grande guerre. Regarde le chemin parcouru… Qu'importe hier ! Cesse de remuer cette boue, et préparons ensemble nos victoires futures.

— Tu as assassiné la petite voyante, Scorpion, et j'ai juré de la venger. Une parole ne se reprend pas.

— Admets la vérité et ne t'obstine pas ! Nous sommes frères, liés de manière indissoluble par le sang.

— Ce sang, tu l'avais trahi avant de le verser. Ce n'est pas un grand guerrier qui a tué une fillette, mais un lâche.

— Sans moi, tu n'aurais pas remporté une seule bataille et ton royaume n'existerait pas ; sans moi, tu ne vaincras pas Crocodile.

— Puisque la vérité est clairement établie, la petite voyante reposera enfin en paix, et les dieux ne cesseront de ronger ton âme, à commencer par le démon du désert auquel tu t'es voué. Nos sangs sont mélangés, tu as été mon frère, j'ai admiré ta bravoure… Tu mérites la mort, je suis incapable de te la donner. Va-t'en, Scorpion.

— On ne me congédie pas comme un domestique, j'exige la place qui me revient !

— Quitte notre pays et n'y reviens pas.

— Tu me connais mal, Narmer ! Si tu me chasses, je deviendrai ton pire ennemi. Des centaines de soldats me suivront, et je formerai une armée capable d'écraser la tienne. Moi, le disciple de l'orage, je déploierai ma puissance !

— « Tu es plus fort que l'orage, m'a prédit la petite voyante, mais tu ne le sais pas encore », rappela le roi. Scorpion haussa les épaules.

— En me déclarant la guerre, tu te condamnes à périr !

Narmer tourna le dos à l'assassin.

A présent, il comprenait les paroles de l'Ancêtre.