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Quand Narmer apprit à Neit que le brouillard de Bouto s'était dissipé, elle revécut les moments passés sur ce territoire sacré, auprès des Âmes à tête de faucon. En offrant au roi du Sud la baguette de pouvoir en bois d'ébène, elles remplissaient de ka son esprit et l'animaient d'une puissance originaire du monde des dieux.

À la proue du bateau qui avait ramené Narmer à bon port, l'Ancêtre était apparu, lui signifiant la nécessité de parachever l'impossible reconquête du Nord.

Enivrés du bonheur de se retrouver, les époux s'étreignirent longuement ; et Neit précisa l'urgence.

— La déesse exige que nous libérions son sanctuaire ; sinon, nous serons condamnés à l'échec.

— Comment procéder ?

— En contournant les lignes adverses.

— Seul un petit nombre de soldats échappera à la vigilance de l'ennemi ; j'en prendrai la tête.

— Je pars avec toi.

— L'aventure est trop risquée, Neit ; si je suis abattu, tu commanderas nos troupes.

— Je dois pénétrer la première dans le sanctuaire où j'ai vénéré la déesse.

Sachant qu'il ne parviendrait pas à dissuader son épouse, Narmer recruta une dizaine de vétérans ayant appartenu au clan de Taureau et connaissant bien le delta.

*

Abasourdi, le Vieux ne dissimula pas ses pensées au monarque.

— Cette expédition est une folie ! Sans son roi, l'armée sera désemparée, à la merci du premier assaut.

— Accomplir la volonté de l'Ancêtre et de la grande déesse est le premier de nos devoirs, répondit Narmer.

— Je craignais d'entendre ça… Et Scorpion qui n'est pas revenu !

Le général Gros-Sourcils accourut.

— Rapport d'un éclaireur : les Libyens ont abandonné le prochain fortin sur notre route ! Poursuivons-les et progressons.

— Impossible.

— Notre percée pourrait être décisive !

— J'ai une autre priorité : rassemble les officiers.

Les capitaines de bateau et les responsables de l'infanterie écoutèrent un bref discours du roi qui leur enjoignit de tenir leurs positions et de se montrer particulièrement vigilants jusqu'à son retour. La reine leur assura que la déesse les protégeait et que l'ennemi n'oserait pas attaquer.

Et ce fut le départ du commando, sous le regard atterré du Vieux ; à l'heure où un petit espoir naissait, cette démarche insensée le ruinait. De dépit, il vida une jarre de blanc liquoreux et s'endormit.

Gros-Sourcils cacha sa satisfaction. Quand on apprendrait la mort du roi et de son épouse, il convaincrait les officiers de cesser le combat et de conclure la paix avec les Libyens. Assistés de Crocodile, ils massacreraient les révoltés, et le général recevrait une juste récompense en devenant l'un des dignitaires du nouveau régime.

*

Des pieux aux pointes taillées, des massues rudimentaires, des frondes… L'armement des paysans paraissait dérisoire, comparé à celui des Libyens, mais Scorpion parvenait à les persuader qu'une ruée massive leur permettrait d'atteindre l'arsenal, certes au prix de lourdes pertes.

Convaincant et respecté, le jeune guerrier avait nommé des meneurs à la tête de petits groupes d'une dizaine d'hommes, chargés de coordonner l'offensive et d'éviter la dispersion.

Ina distribua les maigres rations du matin.

— Ikesh est mort, révéla-t-elle. Reconnu coupable de trahison, il a été exécuté par le guide suprême en personne, et son cadavre vient d'être brûlé.

— Excellente nouvelle, un adversaire de moins… Et le cueilleur d'herbes ?

— Empalé, à l'aube, en présence de Piti ; il était complice du Nubien.

— Dommage, on ne pourra pas empoisonner Ouâsh ! Reste le lait de chèvre ; si je réussis à le lui porter, j'éliminerai ce tyran.

— Toi aussi, tu seras tué !

— C'est un risque à courir.

— Non, Scorpion ; il faut trouver un autre moyen.

— Nous sommes en guerre !

— Je tiens à toi.

De la part de la Sumérienne, une déclaration surprenante.

— J'y réfléchirai, promit-il, mais notre victoire passe avant tout.

Il lui donna les consignes qu'elle seule, grâce à sa liberté de mouvement, pouvait transmettre à l'ensemble des esclaves.

— Je ferai boire le surveillant, annonça la Sumérienne, et cette nuit, je reviendrai.

*

Piti savourait son triomphe. Ikesh éliminé, il n'avait plus de rival et demeurait l'unique conseiller du guide suprême ; désormais, il écarterait quiconque tenterait d'influencer Ouâsh. Ses méthodes lui avaient procuré des succès décisifs, il serait suicidaire d'en changer ; zélé serviteur de son maître, Piti le protégerait des agressions et contribuerait à étendre sa souveraineté.

L'arrivée du chef de clan Crocodile le mit mal à l'aise ; cet être étrange, imprévisible, n'était qu'un allié de circonstance ; au guide suprême de savoir l'utiliser le temps nécessaire.

— Le nombre de gardes a été doublé, constata Crocodile. Des incidents se seraient-ils produits ?

— Ikesh a tenté d'empoisonner notre chef, révéla Piti. Il a été châtié à la mesure de son crime. Rien ne subsiste de cette méprisable créature.

— Ikesh, un traître…

— Nous avons été surpris, reconnut le conseiller. Les preuves étant accablantes, le guide suprême a rendu un jugement immédiat.

Le ton presque joyeux de Piti éclaira Crocodile ; le petit homme sournois avait manœuvré de façon efficace afin d'évincer le géant noir dont la disparition affaiblissait l'armée libyenne.

Quant à Ouâsh, il semblait vieilli et anxieux.

— As-tu arrêté ta stratégie ? lui demanda le chef de clan.

Le guide suprême fut lent à répondre.

— J'ai tendu un piège à Narmer en lui abandonnant un troisième fortin. La garnison s'est enfuie, offrant une impression de débandade. Comment résister à l'envie d'enfoncer nos lignes ? Dès que les révoltés se seront aventurés suffisamment loin, mes soldats et les tiens formeront des mâchoires qui les broieront.

— Renoncerais-tu à une offensive capable de briser les reins de notre adversaire ?

— Ce n'est pas ainsi que j'ai l'habitude de triompher.

— Narmer n'est pas un ennemi ordinaire ; il convient de le prendre de vitesse ; sinon, il te jouera de mauvais tours.

— Soupçonnerais-tu notre guide de négligence ? s'indigna Piti.

La voix de Crocodile devint encore plus rauque.

— Les clans n'ont pas anéanti Narmer parce qu'une force supérieure l'anime ; les recettes ordinaires, y compris la ruse, ne suffiront pas à le terrasser.

— En le laissant croire à sa possible victoire, estima Piti, nous l'aveuglons ; la fuite d'une garnison ne présage-t-elle pas celle des autres ? Persuadé que nous battons en retraite, le roitelet avancera en terrain conquis. Alors, nous agirons.

Les yeux mi-clos, Crocodile gardait la tête baissée.

— Telle est ma volonté, confirma le guide suprême, et personne ne saurait s'y opposer. À toi d'intervenir quand je te l'ordonnerai ; tes reptiles frapperont le coup fatal et nous débarrasseront des derniers insurgés.

Peu enclin à la discussion, Crocodile jugea inutile de la poursuivre ; il déploya péniblement sa lourde carcasse, jeta à Piti un regard ambigu et quitta la tour fortifiée.

Un instant, le conseiller avait redouté que le chef de clan ne se jetât sur lui.

— Il nous trahira, prédit le conseiller.

— Détrompe-toi ; moi seul assure sa survie et le maintien de ses privilèges. Malgré sa désapprobation, il obéira.