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Utilisant des faucilles à manche de bois et à lame de silex, les moissonneurs prenaient soin de couper le blé et l'orge à mi-tige. Les femmes vannaient et, sur l'aire, les ânes piétinaient les gerbes. Quant à l'engrangement de l'abondante récolte dans des greniers récemment construits, il se déroulait sous l'étroite surveillance des scribes des champs, aux ordres du Vieux. Pas un grain ne devait être détourné.

La chaleur rendait le travail pénible, mais l'on se réjouissait du résultat ; vers, souris, sauterelles, moineaux et hippopotames n'avaient pas détruit les vastes champs cultivés autour du Mur Blanc, et les réserves de céréales procureraient à la population sa nourriture de base, le pain et la bière.

À la suite du recensement, le Vieux avait organisé l'élevage ; désormais, vaches, veaux, taureaux, chèvres, moutons et porcs seraient comptés, et l'on dégusterait diverses sortes de viandes. Les jardiniers, eux, garantissaient une belle variété de légumes et de fruits. Bien entendu, le Vieux s'occupait personnellement des vignobles et ne manquait pas d'assister aux vendanges et au foulage des raisins.

Lorsque Narmer avait offert à Min, puissance vitale ressuscitée, la première gerbe moissonnée, les paysans s'étaient réjouis de cet instant de bonheur ; selon les paroles rituelles de la reine, cette gerbe ne symbolisait-elle pas les ennemis liés en botte et réduits à l'impuissance ?

Narmer songeait à Scorpion. Nulle part il n'avait commis de déprédation, et personne ne signalait sa présence. Des pêcheurs avaient retrouvé les débris de sa barque, mais pas son cadavre, ni celui de Fleur. Beaucoup pensaient que les dépouilles, emportées par le courant, étaient devenues la proie des poissons.

Le roi aurait ressenti la mort de son frère et ne croyait pas à son décès. Scorpion se cachait, probablement au sein du désert, le domaine de son maître ; se satisfaisait-il de la compagnie des démons ou préparait-il la guerre en vue d'obtenir le pouvoir ?

Aujourd'hui, le Mur Blanc était bien protégé et résisterait à n'importe quelle attaque ; une grande partie des Deux Terres, hélas ! demeurait vulnérable, et il faudrait du temps pour offrir la sécurité à l'ensemble de ses habitants Scorpion le savait. Mais comment reconstituerait-il une armée ?

Narmer ne sous-estimait pas le génie de son frère, et la perspective d'un conflit le hantait. Nourrie d'une hargne vengeresse, la vaillance de Scorpion pourrait détruire le royaume.

— Majesté, déclara le Vieux, tout est prêt ; la reine vous attend.

Précédé du gardien du sceau royal, et suivi de Gros-Sourcils, porte-sandales, Narmer traversa l'un des villages formant le domaine du Mur Blanc. Aux anciennes huttes avaient succédé de petites maisons en pierre sèche, disposant de caves et de celliers ; l'État installait des fours à pain et des silos, et le responsable de l'agglomération se portait garant du bien-être de ses administrés. En cas de défaillance, le Vieux le remplaçait immédiatement ; et s'il recevait des doléances, il confrontait les plaignants avant de soumettre sa décision au roi.

Le programme d'irrigation avançait à pas de géant et, ce matin-là, se déroulait une cérémonie dont l'issue serait décisive. Nerveux, le Vieux redoutait un échec ; Gros-Sourcils ne se préoccupait que de son avenir propre, surpris de l'inertie de Scorpion et de la réussite éclatante de Narmer. Patienter s'imposait.

Au sommet de la digue, Neit était entourée du Grand Blanc, du chacal Geb et de Vent du Nord qui avait apporté lui-même le dernier couffin rempli de terre. Il revenait au roi de célébrer la première fête de l'« ouverture du lac » en offrant un passage à l'eau de réserve, destinée à irriguer les surfaces cultivables les plus éloignées du fleuve.

Impatient, Gilgamesh s'apprêtait à dessiner la scène, moment crucial des grands travaux marquant le début du règne.

Maniant un sceptre, Narmer consacra le futur bassin, et la reine pria la déesse Neit de répandre l'énergie issue de l'océan primordial. Puis le monarque brisa le barrage de limon.

L'assistance retint son souffle. Un instant, on redouta l'échec ; mais le précieux liquide consentit à s'écouler, suivant le chemin tracé à son intention. Le système d'irrigation était une réussite.

*

Après avoir réparti les gardes chargés de la surveillance nocturne, le général Gros-Sourcils regagnait le Mur Blanc en longeant le grand canal desservant la capitale.

Assoiffé, il rêvait d'une bière fraîche.

— Ralentis l'allure, exigea une voix rauque, et continue à regarder droit devant toi ; nous avons à parler.

— Crocodile ! Je…

— Si tu tentes de t'enfuir, mes reptiles te déchiquetteront. N'espère pas nous échapper.

Glacé, Gros-Sourcils se conforma aux instructions du chef de clan.

— Je connais tout de toi, rappela-t-il, et je pourrais faire savoir à Narmer quel traître tu es ; mais je préfère t'utiliser.

Le réveil était brutal. N'imaginant pas que Crocodile réapparaîtrait ainsi, à proximité du Mur Blanc, le général se trouvait confronté à ses turpitudes. Et le maître des reptiles le tenait entre ses griffes.

— Ton avenir est limpide, Gros-Sourcils ; soit tu me sers fidèlement, soit je te livre au roi. Ton choix ?

— Nous avons toujours été alliés, nous le restons ! Un événement majeur s'est produit : Scorpion a été chassé de la capitale.

— Quelle faute a-t-il commise ?

— Il voulait prendre la tête de l'armée et renverser Narmer.

— Pourquoi ne l'as-tu pas aidé ?

— Les soldats vénèrent leur roi, sa popularité ne cesse de croître ! Comme Scorpion est son frère par le sang, Narmer ne l'a pas exécuté.

— As-tu des nouvelles du banni ?

— Aucune ; peut-être a-t-il péri.

Crocodile savourait cette excellente information. Privé de son meilleur guerrier, auteur de tant d'exploits, Narmer s'affaiblissait. La période de paix atténuait sa vigilance et sa capacité de réaction à l'adversité ; occupée aux travaux d'irrigation, l'armée perdait son efficacité et, grâce à Gros-Sourcils, Crocodile répandrait le poison nécessaire à son démantèlement.

— Détaille-moi les dispositifs de sécurité de la capitale, demanda-t-il au général.

Persuadé que le chef de clan détecterait un mensonge, Gros-Sourcils ne lui cacha rien.

— Diminue le nombre de rondes, ordonna Crocodile, et celui des gardes.

— Ce sera difficile, je…

— N'es-tu pas le chef de l'armée ?

— Si, mais…

— Pas de vaines discussions, Gros-Sourcils, et montre-toi efficace.

— As-tu l'intention… d'éliminer Narmer ?

— Contente-toi de le trahir et de m'obéir. À bientôt, général.

D'un pas hésitant, Gros-Sourcils continua d'avancer. Le silence persistant, il regarda autour de lui et jeta un œil au canal ; Crocodile avait disparu.

*

Le Sumérien Gilgamesh était abasourdi. Alors qu'il comptait rejoindre le général, il avait aperçu une étrange créature, à demi immergée dans le canal, et s'adressant au dignitaire.

Crocodile, le maître d'un clan redoutable, opposé à Narmer, en compagnie du chef de l'armée royale !

Gros-Sourcils n'aurait-il pas dû alerter ses soldats et intercepter le fauteur de troubles ?

Au terme de l'entretien, Crocodile s'était éloigné au fil de l'eau et le général avait poursuivi son chemin en direction du Mur Blanc.

Certain de ne pas avoir été repéré, Gilgamesh s'interrogeait sur la conduite à suivre. Témoin d'un événement insolite et inquiétant, pouvait-il se taire ? À qui parler et en quels termes ?

Songeur, il passa à travers champs. Ce soir, il recevait une belle brune, originaire du Sud, qu'il désirait épouser.

Gilgamesh ignorait que Crocodile, lors de ses déplacements, adoptait de strictes mesures de sécurité, notamment en protégeant ses arrières ; aussi n'avait-il pas remarqué un reptile qui signalerait à son maître la présence d'un curieux.