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Scorpion, la Sumérienne et leur escorte, composée de fantassins au visage buté, arrivèrent en vue de la deuxième forteresse libyenne, comparable à celle dont l'armée de libération s'était emparée. Cette constatation soulagea Scorpion ; l'occupant s'était contenté de reproduire un même modèle, avec sa tour crénelée et ses murs fortifiés en brique, bâtis à la hâte. Repérer ses points faibles procurerait aux assaillants un avantage peut-être décisif.
Des fantassins maniant des lances franchirent le portail et entourèrent les arrivants. Un gradé aux cheveux bouclés dévisagea la Sumérienne.
— Prisonnière ?
— Ma servante, répondit Scorpion.
— Tu es qui, toi ?
— Messager d'Ikesh, en mission d'inspection. Intrigué, le gradé n'avait qu'une solution.
— Je t'emmène auprès du commandant.
Scorpion n'en espérait pas moins ; ainsi, il verrait l'intérieur de la bâtisse et apprécierait l'importance de la garnison. Il suivit l'officier, sans un regard à Ina, imperturbable.
Les deux hommes pénétrèrent dans une cour carrée où étaient entreposées les armes ; des ouvertures donpaient accès aux dortoirs. Puis ils empruntèrent un escalier menant à la résidence du commandant, située au-dessous de la tour crénelée.
L'officier frappa à la porte de bois, une voix grasseyante lui répondit d'entrer.
— Voici un envoyé spécial d'Ikesh.
— Laisse-nous.
Le maître des lieux était un quinquagénaire à la peau grêlée. Assis sur des coussins, il semblait en mauvaise santé.
— Quelle est ta mission ?
— Inspecter les fortins, vérifier l'armement et l'état des garnisons afin de savoir si elles sont en état de repousser l'adversaire.
— Ikesh craindrait-il une attaque massive ?
— Exactement.
— Ridicule, l'ennemi ne dispose pas des forces suffisantes pour s'emparer de nos forteresses !
— Je me contente d'exécuter les ordres.
— Entendu, entendu…
Le commandant savait jauger les hommes. Celui-là, Ikesh l'avait bien choisi : courageux, séduisant et dangereux. Inutile d'essayer de l'abuser.
— Bon, je vais te montrer notre arsenal ; nous sommes correctement équipés, tu verras ! Quant au moral de ma garnison, pas le moindre problème. Elle se sait largement supérieure à l'ennemi et dort tranquille.
Silencieux, Scorpion se laissa guider ; redoublant d'amabilité, le commandant ne cacha rien de son dispositif de défense. Et il invita son hôte à déguster un alcool de dattes réservé aux officiers.
— Ton rapport, j'en suis sûr, donnera entière satisfaction à notre cher Ikesh, et il n'aura pas besoin de se déplacer.
— Comment es-tu approvisionné ?
— De la même façon que le guide suprême ! Deux villages voisins nous fournissent les vivres dont nous avons besoin. Au moindre retard, exécution d'un esclave.
— La forteresse du guide est tellement plus vaste…
— Ça, tu peux le dire ! J'y suis allé à deux reprises, et j'ai été impressionné par la hauteur de la tour où réside Ouâsh. Vu le nombre de fantassins qui le surveillent en permanence, il jouit d'une parfaite sécurité.
— On ne prend jamais assez de précautions, estima Scorpion.
— Tu partages les inquiétudes de Piti, le conseiller du guide suprême ! Pourtant, on murmure qu'Ikesh et lui ne s'entendent pas au mieux.
— Je n'écoute pas les ragots et je me contente d'obéir.
— Entendu, l'ami ! Après un bon dîner, tu bénéficieras d'une chambre, d'une natte confortable et d'une femelle ; désires-tu autre chose ?
— Ton accueil est remarquable, je ne manquerai pas de le signaler. Mon esclave est à ta disposition.
Curieux, le commandant découvrit la Sumérienne ; ébloui, il passa l'index sur ses lèvres grasses.
— Tu me la céderais… pour la nuit ?
— Fais-en ce qu'il te plaira.
Ina connaissait sa tâche : satisfaire le commandant et lui extirper un maximum d'informations.
*
Tandis que le maître du fortin prenait son plaisir, Scorpion s'entretenait avec les gradés, les fantassins et les archers ; leur servant à boire, il profitait de leur ébriété et obtenait mille et une confidences. Provenant de différentes tribus libyennes qu'avait soumises Ouâsh en assassinant leurs chefs, certains n'appréciaient ni le guide suprême ni leur séjour forcé dans le delta ; mais tous redoutaient le géant nubien Ikesh, capable de tuer un adversaire d'un seul coup de poing.
Au matin, la Sumérienne rejoignit Scorpion qui s'était contenté d'un bref repos. Pour la première fois, elle manifesta de la tendresse en lui caressant doucement le visage.
— Cette brute est bavarde, révéla-t-elle. Il existe dix fortins, et le guide suprême réside dans le dernier et le plus massif, situé au nord de la ligne de défense. Deux villages réduits en esclavage lui procurent les denrées nécessaires à son bien-être, et des troupes d'élite garantissent nuit et jour la sécurité d'Ouâsh, seul à décider de tout. Il n'accorde une confiance relative qu'à deux hommes, son conseiller Piti, rusé et détesté, et un géant noir, Ikesh, redouté en raison de sa cruauté. Selon le commandant, Ouâsh aime tendre des pièges en attirant l'ennemi sur son terrain. Son obsession : éliminer d'éventuels rivaux. Dernier détail : le commandant a le cœur fragile.
— Superbe travail, reconnut Scorpion. Nous allons examiner de près la forteresse du guide suprême et déceler ses failles.
— N'as-tu pas déjà pris trop de risques ?
— Aurais-tu peur, Ina ?
— Je ne connais qu'une crainte : te perdre.
Ses longs cheveux se répandirent sur le visage de Scorpion et ses lèvres surent éveiller son désir.
*
— Le commandant veut te voir immédiatement, déclara un gradé accompagné de deux fantassins.
Scorpion mangea un dernier morceau de galette et obtempéra ; la convocation ne le surprenait pas.
À la suite de ses excès nocturnes qui l'avaient épuisé, le maître du fortin était d'une pâleur inquiétante.
— Tu poses beaucoup de questions, estima-t-il. Scorpion délia le cordon fermant un petit sac accroché à la ceinture de son pagne, dans son dos.
— Je remplis ma mission.
— Ta mission… au service de qui ?
— D'Ikesh, je te l'ai dit.
— Et si tu avais menti ? Si tu étais un espion aux ordres de l'ennemi ?
Scorpion sourit.
— Belle perspicacité.
— Tu… Tu avoues ?
— J'apprécie l'intelligence et tu n'en manques pas. Malheureusement, elle te condamne.
— Tu vas parler, maudit espion !
— Je m'appelle Scorpion et je sers Narmer, le roi du Sud ; grâce à toi et à tes officiers, j'ai recueilli de précieuses informations qui nous aideront à vaincre les Libyens.
— Crois-tu sortir vivant de mon fortin ?
— Sans nul doute. Toi, en revanche… Tu devrais te retourner lentement, très lentement.
Douce et persuasive, la voix incita le commandant à observer la recommandation de son prisonnier.
Sur le mur, sa corne pointée, un énorme scorpion noir, à la hauteur du visage du Libyen.
— Ne bouge pas, conseilla Scorpion. Sinon, il se sentira menacé et frappera.
Déjà affaibli, le cœur du commandant lâcha. Ses yeux se révulsèrent, une douleur atroce lui perça la poitrine, il s'effondra.
— Tu n'as même pas eu besoin d'utiliser ton venin, dit Scorpion à son allié, avant qu'il ne regagnât le sac. Le jeune homme ouvrit la porte et appela au secours.
— Un malaise, expliqua-t-il aux officiers venus constater le décès.
Méticuleux, l'un d'eux nota l'absence de traces de lutte.
— Ce n'était pas le premier, précisa-t-il. Depuis plusieurs jours, le commandant déclinait à vue d'œil. Il faut le remplacer.
— Je me rends à la résidence du guide suprême, annonça Scorpion, afin de lui présenter mon rapport. Je lui relaterai les événements, il vous communiquera sa décision. En attendant, que le plus âgé exerce l'intérim. Et ne relâchez surtout pas votre vigilance.