MY HAPPY LIFE TOURNE COURT
1er septembre. Vie professionnelle au beau fixe. Adore mon job, mon boss, ma boîte.
2 septembre. Vie professionnelle brisée.
Mon boss est un mufle.
Effarement. Indignation. Colère. Humiliation. Désespoir.
Liste des choses à faire :
  • -  Ne pas oublier de rayer la carrosserie de la voiture d'Albert.
  • -  Penser à appeler sa femme pour lui dire que son mari a une liaison avec la dir com du groupe.
  • -  Laisser tomber cette idée stupide d’acheter un revolver pour l’abattre.
La direction m’a conviée au septième. Bizarre. J’ai vu tout ce petit monde il y a deux jours. Veulent-ils me féliciter pour le grand projet qu’ils m’ont confié ? J’attends. Impatiente.


– TROP VIEILLE ? 
Ces deux mots proférés par Albert, mon supérieur, entrent comme deux coups de feu dans mon cerveau pour ne plus jamais en ressortir.
– Trop vieille, mais de quoi tu parles ?
– Il ne faut pas que tu le prennes mal. Tu n’y es pour rien… Nous avons bien réfléchi avec Olivier. Nous avons décidé d’embaucher une fille plus jeune pour ce poste… Évidemment, je te demande de rester pour accompagner le projet.
Mon cerveau se déconnecte. Ma bouche parle toute seule :
– Accompagner et aider la nouvelle à prendre ma place…
– Oooui, en gros, me répond le monstre qui, hier encore, me portait aux nues.
– C’est bien toi qui m’as nommée à la tête de ce nouveau projet très excitant parce que j’étais la femme de la situation, il y a six mois ?
– Effectivement, approuve-t-il, gêné.
NON, PAS GÊNÉ DU TOUT. Avec son look à la Dennis Quaid et son degré zéro de psychologie, il ne ressent visiblement aucune gêne. Là, à cet instant précis, je dirais même qu’il se vit comme un patron courageux, franc, honnête.
– Je suis un peu groggie, là…
– Ne t’inquiète pas, j’ai conscience que c’est difficile pour toi.
– Je voudrais juste savoir, qu’est-ce qui a changé entre hier et aujourd’hui ?
– C’est un problème de cible.
– Écoute, je vais réfléchir, je ne sais pas quoi penser de tout ça, c’est un peu inattendu.
Décapitée. Tronçonnée. Hachée en fines lamelles. Pour l’instant je ne pleure pas. J’insulte ce mufle intérieurement. Et pars mourir ailleurs.


À la maison, je narre mes aventures professionnelles à François qui, la tête dans son sudoku, n’y va pas par quatre chemins :
– Moi à ta place, je leur dirais que je ne veux plus travailler sur ce projet et que je veux un autre job.
Comme la vie a l’air simple vue de l’extérieur… Je hurle :
– Mais c’est pas ça le problème… Tu crois vraiment que dire à une femme qu’elle est trop vieille, c’est une façon de faire ? Ce type est un misogyne, un mal élevé, un goujat, un rustre…
Lui, comme si tout ça était normal : En droit du travail, ça s’appelle de la discrimination par l’âge, garde ça dans un coin de ta tête, ça pourra te servir…
Moi, les naseaux frémissants : Je sais ce que c’est. Tu me prends pour une idiote, toi aussi ?
Lui, impassible : Chérie, quand on ne sait plus quoi faire des gens, on les humilie. On les met au placard. Ils veulent que tu t’en ailles… Ça fait six mois que ça dure, leur petit jeu… D’ailleurs, t’aurais jamais dû accepter leur proposition. Maintenant, ils vont tout faire pour que tu craques…
Cette compréhension instinctive de la situation de la part de François me tétanise. J’en viens à le soupçonner d’avoir utilisé cette méthode très récemment. Il est dans le camp de Dennis Quaid. C’est un ennemi.
Puis, comme s’il venait de marcher sur la lune : Ça y est, encore un sudoku Expert terminé ! T’as vu, Alice ?


C’est à 6 h 30 du matin que ma voisine madame Chalard me réveille.
– Votre voiture, elle est encore devant chez moi.
Moi, dans les vapes : Vous partez pas tout de suite ?
– Non, mais si vous ne la retirez pas maintenant, j’appelle la fourrière.
– J’arrive.
– T’es vraiment chiante à te garer tout le temps devant chez elle, marmonne François dans son semi-coma.
– Mais elle sort jamais sa voiture le matin…
Lui, la tête dans l’oreiller : F’est une fieille peau, elle a que fa à faire dans la mie, emmerder les voisins…
Vieille peau… Quels salopards, ces mecs ! Moi aussi je vais être une vieille peau un jour…


Ce matin, dans mon bureau qui – je m’en rends compte à l’instant – est placé pile à côté de la sortie de secours, je suis incapable de me concentrer. Mon téléphone sonne. Dennis Quaid veut me voir dans une heure.
La conversation de la veille reprend, telle quelle. Je suis incapable de feindre la fille qui attend patiemment que l’autre ouvre le bal.
– Dis-moi, j’ai fait quelque chose de mal ?
– Nnnon… Nous avons juste besoin de sang neuf… 
– Et machinette, elle a quel âge ?
– Ne commence pas, elle s’appelle Valérie, elle est très bien et elle correspond à la cible que nous voulons toucher… 
Là, j’aurais dû me bâillonner. Trop tard. Je hennis :
– Elle correspond à la cible… Donc, tu vas virer tout le monde ici. Claude, qui a bien 45 ans ; Jeanne, tu la dégages parce qu’elle a au moins 50 ans et s’adresse aux très jeunes ados ? et…
Il se lève, excédé : Ne sois pas insolente !
Je me lève aussi : Je ne suis pas insolente, j’essaie de comprendre. 
Il se rassoit : Je t’ai déjà dit que l’on ne parle pas comme ça à ses supérieurs. Tu n’en fais qu’à ta tête… Tu ne sais pas t’arrêter. Jamais.


Dennis Quaid se trompait.
Me suis arrêtée.
Contrainte et forcée.


« Des vertiges positionnels paroxystiques bénins », m’a dit Wish, mon médecin. Un truc causé par le stress qui se manifeste au niveau de l’oreille interne et provoque le tournis au moindre mouvement de tête. Vais immédiatement sur Internet pour tenter de comprendre le mal qui m’habite.
Lis à haute voix à mon auditoire, Camille et Ethan, en l’occurrence :
« Il s’agit d’un vertige rotatoire, souvent violent et d’apparition rapide (3 à 20 secondes), parfois accompagné de nausées. Il apparaît à la suite d’un changement de position de la tête, toujours le même, et le cas le plus fréquent est la rotation de la tête en décubitus dorsal, mais il peut très bien survenir en position debout la tête en hyperextension ou tout au contraire la tête penchée vers le sol. Un patient sur quatre se plaint en outre de troubles de l’équilibre lors de la marche. En général, l’exploration du système vestibulaire, de l’oculomotricité, de la posture et de l’audition ne révèle rien d’anormal. »
– Maman, ça saoule, c’est quoi « oculomotricité » ? me coupe Ethan, soudain frappé de tectonique aiguë.
– Arrête ça, Ethan, je n’en peux plus ! J’ai l’impression d’avoir en face de moi un hélicoptère qui s’apprête à décoller…
Camille surenchérit : T’es un naz been, ce sont les mômes de huit ans qui s’agitent comme ça. Maman, je comprends rien à tes explications…
Moi, excédée : LA PAIX, si ça ne vous intéresse pas, allez voir ailleurs…
– Si, si maman, je t’écoute…, dit Ethan, faussement déférent.
Il a un service à me demander, c’est sûr.
Okay, je continue :
« Il s’agirait d’une pathologie d’un canal semi-circulaire postérieur. Des otoconies de l’utricule se détachent et se déposent par gravité sur la cupule du canal semi-circulaire : on parle de cupulolithiase (lithiase sur la cupule). L’origine peut être la dégénérescence de la macule utriculaire par traumatisme, vieillissement, infection, chirurgie de l’oreille moyenne, etc.
– Vieillissement de la macule…, on dirait une contrepèterie…
Je lève les yeux de l’écran, regarde les deux ahuris qui ne m’écoutent plus depuis un bon moment.
– Bon, le principal, c’est que ce soit bénin, non ?
J’ai mal au cœur. Dans tous les sens du terme.
RÉCAPITULONS
Le monde de l’entreprise est une jungle, et jusqu’à nouvel ordre, Tarzan n’est jamais arrivé pour vous tendre une liane en vous disant : « Moi Tarzan sauver toi, Jane. » Tarzan préfère les jeunes de toute façon.
Alors…
Lorsqu’un mufle décide que vous n’êtes plus bonne à rien parce que… trop vieille,
SOIT :
Vous avez besoin de ce travail. Votre force de caractère est telle que vous tenez bon et faites semblant de ne pas comprendre de quoi votre supérieur vous parle. Poursuivez votre voie, faites ce que vous avez à faire. Dans votre esprit, c’est vous qui l’aurez à l’usure.
Vous avez besoin de travailler mais détestez vous laisser marcher sur les pieds. Les 4 000 euros que tata Georgette vous a offerts en confondant francs et euros vont enfin vous rendre service :
Vous louez un hélicoptère et arrosez votre ville de 5 000 CV sous enveloppe. Il y aura bien un journal local pour s’en faire l’écho, France 3 voudra vous interviewer à coup sûr… et les patrons de votre région se battront pour avoir dans leur équipe une personne si créative…
Plus classique, vous commencez à envoyer des CV, vous contactez un avocat avec lequel vous montez patiemment un dossier prouvant que votre direction veut vraiment votre vieille peau. La discrimination par l’âge étant actuellement très à la mode dans la jungle, il y a fort à parier pour que vous partiez un jour avec des indemnités à la hauteur de votre ancienneté vieille de quinze ans.
Vous représentez « l’argent de poche » dans votre foyer. Dans ce cas, vous collez une claque à votre Dennis Quaid à vous, le plantez là, sa main posée sur sa joue écarlate et sa bouche bée, tournez les talons et démissionnez.


J’aurais tant aimé être l’argent de poche dans mon foyer…