TROP VIEILLE ? CAMILLE CONFIRME
8 septembre. Vertiges envolés. Rentrée des classes bouclée. Ai réservé mon après-midi pour faire du shopping avec ma fille. Ne raterais pour rien au monde ce moment de complicité mère-fille…
Liste des choses à faire :
  • -  Les dix-huit livres à couvrir, ce sera sans moi.
  • -  Le petit déjeuner à 6 h 30, ce sera également sans moi.
  • -  Le passe Navigo est un excellent moyen pour se déplacer sans moi.
Les mutants viennent de partir à l’école et, toujours remontée comme un coucou, j’annonce à François le programme « sans moi » que je viens de mettre au point.
– Dure avec eux ? Tu as déjà recouvert dix-huit livres, toi ?
– Mais pour le petit déjeuner, tout seuls à peine réveillés, c’est tôt 6 h 30…
– Justement, c’est trop tôt. Mais t’inquiète pas, vu qu’en ce moment je me réveille tous les jours à 5 heures, je ne serai pas loin de la cuisine. Bon, je crois que je vais aller redormir un peu…
– Quand tu travailles, tu veux tout gérer, et maintenant que tu as tout le temps, tu ne veux plus rien faire.
Moi, menaçante : Oui, ça ressemble à un engrenage. Une sale histoire… Bientôt, tu devras préparer à dîner pour nous quatre, faire le plein chez Leclerc et peut-être même passer l’aspirateur,
Il m’embrasse et me fait un petit sourire.
– Vivement que tu rebosses !
– Je crois que tu n’as pas bien compris ce que je t’ai expliqué hier soir, je réponds, provocante.
Me recouche, mon ordi sur les genoux. Cherche à voir ce que sont devenues des actrices comme Meryl Streep, Sigourney Weaver, Jessica Lange et Kathleen Turner…
Toutes nées en 1949. Après vérification, constate que la dernière est née en 1954 et là, je ne m’en remets pas, la sublime héroïne de La Fièvre au corps est bouffie, a la peau grêlée…, est absolument méconnaissable… L’alcool ? la cigarette ? la ménopause ? Personnellement je penche pour l’alcoolisme. Dois absolument arrêter le petit rosé à l’apéro…
J’en suis là de mes réflexions tout à fait fascinantes lorsque le téléphone sonne.
– Allô, oui c’est moi… Pleine Vie ? Non, je ne lis pas… Dans la cible ? Non, je ne crois pas… Non, pas en 62, en… 65… Ah j’y suis alors… Le recevoir pour une période de trois mois ? un essai ? Non, merci, c’est gentil, mais je ne me sens pas concernée… Pourquoi ? Je croyais que c’était pour les retraitées… Ça se prépare ? (sous-entendu, la retraite)… Eh bien, merci de m’y faire penser. Bon. Envoyez toujours… Au revoir.
Maudite.
À croire que l’information « Alice, devenue trop vieille du jour au lendemain » est passée au journal de 20 heures…
Ma petite virée shopping avec Camille tombe bien. Pour me remonter le moral.


On va toujours dans le même coin toutes les deux. Après avoir testé plusieurs quartiers – l’avenue des Ternes (trop de trafic), le Passage du Havre (trop de monde) –, la rue de Passy, petit village commerçant sans identité, est devenu notre QG. Avec son cinéma le Majestic, ses boutiques multimarque, les Gap, H & M et Zara, ses petits cafés et l’obligatoire restaurant japonais, la rue de Passy nous va à merveille…
– Mamoune, arrête-toi là ! me crie Camille en apercevant la galerie commerciale Passy-Plazza.
Et nous voilà, après avoir garé la voiture n’importe comment, chez H & M.
– Tu ne préfères pas Kookaï, ou Esprit, c’est plus joli…
– Oui, mais chez H & M il y a tout, et j’ai besoin de lingerie… Va par là, me pousse-t-elle vers les pulls et les chemisiers, moi je vais voir ce qu’il y a comme culottes et soutiens-gorge.
– D’accord.
Je repère des petits chemisiers à dentelle adorables (j’avais les mêmes à une époque), des jupes mignonnes comme tout (j’en prendrais bien une aussi pour moi)… Puis je cherche Camille. Disparue. Je continue donc mon shopping tour, attrape des boucles d’oreilles en forme d’étoiles, de petits bracelets en bois (je portais les mêmes cet été), une robe, une écharpe, un bonnet, des jambières rayées (j’adore les rayures), une jupe à pois (j’adore les pois)… Tout à coup, j’aperçois Camille qui me fait signe et me rejoint. Moi, ravie de mes trouvailles, je lui fais l’article :
– Tu as vu, c’est beau, hein, ça t’irait super bien, et regarde ça, c’est pas top ? J’adore vraiment les rayures ! Et cette jupe à pois, c’est exactement ce qu’il te faut.
– Bon, je vais essayer mes trucs, me coupe-t-elle sans avoir jeté un coup d’œil sur les affaires que j’ai choisies.
J’insiste : Essaye ça, je suis sûre que…
Camille se tourne alors vers moi, excédée : Maman, excuse-moi, mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je déteste les rayures, les pois, ma couleur préférée est le vert, et c’est pas du tout ce qu’on porte en ce moment.
Impression désagréable que la réplique a été soigneusement préparée.
– Mais tu peux quand même…
– Non, c’est toi qui devrais essayer tout ça, c’est plus ton genre.
Je la poursuis jusqu’aux cabines en élevant la voix :
– Et c’est quoi mon genre ?
Camille me regarde, soudain gênée.
– Ben, c’est plus de ton âge. Puis, avec un grand sourire : Ah, y a Margot là-bas, je lui avais dit que je venais ici cet aprem’, je vais lui dire bonjour.
Moi, énervée, fatiguée, vexée : Écoute, je vais boire un café en face, tu me rejoins quand tu as fini ? 
– Okay mamoune…
Okay mamoune, okay mamoune, je n’en peux plus de ses okay mamoune.
Me dirige vers le bar, et là sens le regard d’une femme posé sur moi. Mon âge ? Plus ? Elle me scrute, me dévisage. Ai l’étrange sentiment d’être mise aux enchères à Drouot, détaillée, soupesée, estimée, elle veut savoir si je suis plus ou moins jeune qu’elle, c’est sûr. Ça aussi c’est nouveau, ces regards féminins qui me jaugent comme une marchandise. Je les surprends de plus en plus souvent. Menaçants.


Trois cafés et une heure plus tard, je suis sur les nerfs quand Camille me rejoint, surexcitée.
– Regarde mamoune ce qu’on a choisi avec Margot.
Elle vide son sac sur la table, et là je vois un lot de dix strings, trois soutiens-gorge, deux débardeurs, un pull. Le tout vert… effectivement…
Moi, à peine aimable : C’est nouveau les strings ?
– C’est mieux sous le jean… T’as pas l’air contente…
– Ça ne te dérange pas trop de me faire attendre pendant une heure comme une conne ? je crie, hors de moi.
– Mais j’avais donné rendez-vous à Margot !
– Justement, il fallait me prévenir que je venais juste pour faire le chauffeur, bon on y va maintenant !
– Mais mamoune !
– Arrête avec tes mamoune, tu me gonfles, vous me gonflez tous !
Nous n’avons pas décroché un mot sur le trajet du retour. Pour une fois, on n’écoute pas Skyrock dans ma C2. Je mets TSF Jazz à fond. Plus envie d’entendre ma fille.


Plus tard à la maison, vautrée sur mon lit :
– Elle t’a déjà fait ça Lisa ?
– Tu plaisantes ! s’exclame Sonia. Elle me trouve bien trop vieille pour faire du shopping avec elle… Elle y va avec ses copines.
– Je n’en reviens pas. C’est la première fois qu’elle me fait un truc pareil.
– Ben, prépare-toi, ça ne va pas s’arranger. Lisa m’a prévenue qu’elle allait au ski avec des amis à Noël… Elle s’ennuie avec nous…
– Mais on est si vieilles que ça ?
– Apparemment. Si tu veux, on peut se faire une petite virée shopping entre vieilles ce week-end ?
RÉCAPITULONS
Faire du shopping est une vocation, une deuxième nature, notre antidépresseur le plus efficace, un défouloir inoffensif. Nos chères mamans nous ont inoculé ce gentil venin qui, à tort ou à raison, ne nous quitte que très tard, disons vers 80 ans.
Faire du shopping, c’est comme :
1. jouer à la poupée Barbie, comme quand on était petites filles et qu’on habillait et déshabillait nos pauvres poupées auxquelles on avait coupé les cheveux ou arraché une jambe au préalable (l’équivalent du foot pour les garçons) ;
2. sortir entre copines, comme lorsque nous étions jeunes (encore l’équivalent du foot pour les garçons) ;
3. « dé-penser », autrement dit, arrêter de penser aux soucis de la vie en général (toujours l’équivalent du foot pour les garçons. À une nuance près, pour eux il s’agit de se dé-penser : forme pronominale égocentrée).
Alors, pourquoi nous battre ?
Puisque nous savons que le shopping, névrose obsessionnelle, ne nous quittera pas de si tôt, autant réunir les conditions idéales pour que ces trois heures volées au quotidien soient harmonieuses et ne tournent pas au calvaire.
Règle no 1 :
Cessez de penser que la copine idéale pour faire du shopping, c’est votre fille. Je sais, c’est douloureux. Lorsque la petite Iris avait six ans, vous rêviez du jour où vous feriez les magasins ensemble… Ah, ces bons moments que vous alliez partager, ces belles petites tenues que vous alliez lui conseiller… Cette tendre complicité… À moins d’avoir fabriqué une extraterrestre, toutes les jupes, robes, pulls que vous allez lui suggérer seront nuls. Iris, 1,72 mètre, 18 ans, vous regardera avec des yeux de veau extrêmement explicites, « Maman, on n’a pas le même âge, tu es à côté de la plaque ».
Bref corollaire à la règle no 1 :
Pour peu qu’au cours de cette même shopping party vous croisiez le regard d’un beau mec qui ne vous a même pas vue mais qui en revanche fixe votre fille avec insistance, vous risquez de devenir nerveuse avec la petite Iris qui à six ans était si mimi et qui maintenant est si grande…
Règle no 2 :
Évitez impérativement de vous lancer dans la course au sac de vos rêves le mercredi ou le samedi après-midi. En effet, dès 13 heures, toutes les sœurs jumelles de votre fille, entre 15 et 25 ans, sortent de cours et prennent d’assaut vos boutiques préférées. Vous savez comme moi qu’un trop-plein de jeunesse peut être fatal à votre santé mentale et vous conduire à une réflexion néfaste sur les ravages de l’âge.
Règle no 3 :
Pensez positif. Vous n’êtes pas trop vieille pour vous acheter cette petite jupe écossaise hyper-branchée que vous avez repérée dans le dernier féminin piqué à votre fille. C’est le fabricant qui n’a rien compris, si la jupe avait été bien coupée, pas en 100 % lycra, un brin plus longue, vous l’auriez achetée illico.
Règle no 4 :
Soyez réaliste : Cela fait dix ans que vous dites faire du 38, et chaque fois que vous essayez un jean en 38, une montée de haine vous submerge lorsque, à mi-cuisse, le jean décide sans vous consulter qu’il n’ira pas plus haut. Au lieu de dire à votre copine : « Je ne comprends pas pourquoi ça ne rentre pas, les tailles ne sont plus de vraies tailles » (sous-entendu, quand j’étais jeune), admettez-le, vous faites un 40…
Ou mettez-vous au régime, et vous ressentirez une bouffée de bonheur en rentrant de nouveau dans votre jean « de référence » (on a toutes un jean de référence que l’on garde soigneusement au fond du placard) que vous portiez à 35 ans !