NE MANQUAIT PLUS QUE MA MÈRE…
3 octobre. Cette malfaisante de Sandrine m’a bien énervée. Heureusement, ma chère maman s’inquiète pour moi. Pourquoi je ne donne pas plus de nouvelles ? Décide de faire un saut à Meudon pour la rassurer.
Liste des choses à faire :
  • -  Ne jamais devenir comme ma mère.
  • -  Parvenir à faire avouer à François qu’il me trompe.
  • -  Enfermer ma mère et Sandrine dans une cage au zoo de Vincennes et leur jeter des cacahuètes.
Suis dans le train, encore plongée dans Millénium tome 1. Ne comprends toujours rien à l’intrigue. Trop de noms, de personnages. Me concentre sur les trois héros. Attends avec impatience le jour ou Lisbeth Salander et Mikael Blomkvist vont se rencontrer. Suis sûre qu’il va se passer des trucs entre eux. Gare de Meudon. Remets mon bouquin dans mon cabas VB, descends. Ma mère, toujours aussi pimpante et chic, est là. 76 ans. Elle ne les fait pas. Quelque chose dans son visage a changé. Jamais je ne serai aussi bien à son âge. On tombe dans les bras l’une de l’autre.
– Maman !
– Alice !
Puis elle me regarde intensément.
– Tu as l’air vraiment fatiguée, ma chérie, je vais m’occuper de toi…
Préfère oublier la première partie de la phrase pour me concentrer sur la seconde. S’occuper de moi, quel bonheur ! Je me sens soudain toute petite… Ma maman va s’occuper de moi.
Ce sentiment doux, rassurant, ne dure pas. Dans le salon, sur le canapé comme chaque fois que je lui rends visite, une tasse de thé sur les genoux, ma mère attaque :
– Alice, j’ai bien réfléchi. Tu arrives à un âge difficile…
– Euh, Maman, je sais, tu ne veux pas me parler d’autre chose, y en a déjà une qui m’a pourrie avec ça.
– Chérie, ce que tu communiques aux autres est important. Il faut que tu commences à t’occuper un peu de toi.
Ai soudain l’impression d’avoir 9 ans quand ma mère me demandait chaque jour si j’avais pris ma douche, m’étais lavé les dents, avais brossé mes cheveux et mes ongles.
– Pardon ?
– Oui, ta façon de t’habiller, ça te va très bien, mais tu as plus de 45 ans maintenant…
– Et alors ?
– Eh bien, c’est comme tes cheveux… Ils sont trop longs. Tu n’as plus l’âge. Tu devrais les faire couper.
– Mais j’adore mes cheveux ! C’est moi, mes cheveux…
– Oui, moi aussi j’adore tes cheveux. Mais longs avec tes robes liberty sur tes jeans, tes gilets, tes santiags, quand ce ne sont pas des sabots, c’est bien quand on a 35 ans… Tu dois accepter…
– Maman, je ne vais pas tout changer parce que je vieillis. Sinon, je ne suis plus rien. C’est comme si tu me demandais de passer un bac S alors qu’un sinus pour moi ça se trouve du côté du nez et une racine, forcément dans les cheveux !
– Et tes jeans déchirés…
Je repense soudain à la remarque de Dennis Quaid : « Tu me fais penser à mon fils de 14 ans avec tes jeans troués… »
Qu’est-ce qu’ils ont ces deux-là ?
Elle sur sa lancée : Tu ne vas pas au bureau comme ça j’espère ?
– Mais on ne nous juge pas là-dessus au boulot ! Je ne suis pas en représentation, je ne suis pas commerciale… et je n’ai plus de boulot pour l’instant de toute façon !
– Justement, c’est le moment d’amorcer le virage. Toi qui es si douée pour les contacts, le commercial…
– Mais de quoi tu me parles ! Tu veux que je change de métier aussi ? On efface tout et on recommence ?
– Ce n’est pas ça. Mais regarde… Tes cheveux, Alice. Elle les attrape et place sa main au niveau du menton. Une coupe au carré… Ce serait parfait. Et puis sa main glisse sur mon visage : Tu ne crois pas que les petites rides, là (pattes d’oie), là (autour de la bouche), et là (dessus des lèvres), tu pourrais pas aller voir quelqu’un ? Moi j’y suis allée, tu as vu mes paupières…
Ah voilà, c’est ça que j’ai repéré à la gare !
– Tu t’es fait refaire les paupières ?
– Il faut ce qu’il faut. Robert est ravi. Une jolie femme qui vieillit doit être encore plus vigilante que les autres.
– Tu veux dire que quand on est moche, c’est pas grave de vieillir, on est habituée ? C’est pas une ride en plus ou en moins qui va changer quoi que ce soit ? Tu es vraiment sidérante…
– Je te dis juste ce qui est. Le regard des autres est impitoyable. Une belle femme n’a tout simplement pas le droit de vieillir ! Tu crois que ton mari ne voit pas les filles plus jeunes qui rôdent ?
Voilà. Ma mère s’est bien occupée de moi.
Maintenant je sais pourquoi je ne viens pas la voir plus souvent.
Ne pensais pas repartir si vite. Dois quitter le château, sinon elle va m’enfermer dans le donjon. Et à mon âge, pas un prince ne prendra la peine de me libérer des griffes de ma mère…


Le soir même, suis de retour. François et toutes ces jeunes femmes qui rôdent… Il va voir, le François.
– Je te dis que je suis myope. Je ne vois rien à deux mètres…, se défend François.
– C’est bon maintenant, ça fait dix ans que tu me sors la même rengaine. Avoue que tu mates les nanas, et puis voilà ce sera réglé.
– Je voudrais bien te faire plaisir, mais non, c’est faux. Arrête de me chercher !
– De toute façon depuis le premier jour, je sais que tu fais les choses par en dessous. Tu es fourbe. Tu me connaissais depuis une semaine seulement et tu prenais le téléphone de Lucie, au cas où…
– Alice, ça fait vingt ans, tu ne vas pas m’en parler toute la vie.
– Ben si, parce que cette fois-là je t’ai attrapé, mais depuis tu as pu faire tout ce que tu voulais et je n’en sais rien. Je suis vieille, tu comprends, vieille, ne me dis pas que tu n’es pas tenté ?
– Non, affirme-t-il, amusé.
– Mais merde, quel hypocrite, tu ne vas pas me dire que pas une petite fois ?
– Non, non, et non, répète-t-il fermement.
– Sale menteur, tous les mecs trompent leurs femmes, toutes les familles sont décomposées, et il y a un héros sur terre, un seul, et il est à la maison ? Tu me prends pour une conne.
– Putain, Alice, tu commences à me courir…
Ça y est, François est agacé, enfin.
– Ben voilà, t’es moche, t’es vieille, et je me tape tout ce qui bouge…
– Ça va, ça va, je ne te demande pas de me dire n’importe quoi, je te demande d’admettre que tu n’es pas un extraterrestre.
– JE suis un extraterrestre, et toi tu es une chieuse…
Je bondis de mon siège, hystérique.
– Rien du tout, tu me mens depuis dix ans, une belle femme n’a pas le droit de vieillir et les jeunes femmes rôdent… (Je n’en reviens pas de recracher littéralement la phrase de ma mère.)
– Mais c’est quoi ces conneries ? T’as eu ta mère au téléphone… ou quoi ?
Je me laisse tomber sur le fauteuil, me mets à sangloter.
– Non. Je l’ai vue aujourd’hui, je te l’ai dit, mais tu ne m’écoutes pas, et elle pense que je dois me faire couper les cheveux, que ce n’est plus de mon âge…, que j’ai des rides et qu’il faut les enlever, et que…
Il me prend dans ses bras et me berce comme un bébé.
– Alors ça, je t’interdis. Tes cheveux, je les aime comme ça, mon petit Mooglie. Et puis tes rides elles sont mignonnes…
RÉCAPITULONS
Ma mère…
Si vous avez la même, vous devez vous en méfier. Elle dit toujours ce qu’elle pense, c’est pour votre bien, elle est donc inattaquable. Vous luttez, tentez de la contrecarrer, mais avec elle, votre cerveau devient aussi poreux qu’une pierre ponce.
Elle a forcément raison. Normal, elle est déjà passée par là, donc elle sait de quoi elle parle. Quand vous aviez 17 ans, c’était légitime, et encore. Lorsque vous en aviez 30, sa manière de vous souffler votre incompétence en matière d’éducation des enfants, c’était difficile à supporter.
Aujourd’hui, alors que vous passez peu à peu dans son camp, celui des trop vieilles, c’est inaudible.
Alors…
Laissez-la parler en pensant à la dernière expo de Soulages qui vous a tant emballée.
Dites-lui que vous allez parfaitement bien et parlez-lui d’elle, de son jardin, de ses recettes de cuisine, de sa santé, de ses cours de sculpture.
Votre mère a à peine dix-huit ans d’écart avec vous et depuis toujours elle vous perçoit comme une rivale.
Mettez de la distance entre elle et vous… Vos cheveux longs la dérangent toujours autant, votre minceur, votre teint, votre manière de vous habiller aussi… Maintenant qu’elle est trop vieille, c’est encore pire : vous lui renvoyez ce qu’elle était il n’y a pas si longtemps. De votre côté, vous voyez sans doute chez elle ce que vous allez devenir…
Votre mère est bien dans sa tête. Une maman admirative qui ne vous juge pas, vous aime telle que vous êtes, qui accepte de vieillir malgré la difficulté que cela représente. Qui a sa vie, ses passions… Aimez-la sans compter.