UNE CHANCE, JE NE SUIS PAS KATE MOSS
17 octobre. Les placards des entreprises
sont pleins de filles. Après Marie, moi, Claude, Fabienne, Sophie,
c’est au tour de Brigitte de se retrouver suspendue à un cintre.
Notre âge n’y est pour rien. Il faudrait être paranoïaque pour
imaginer une chose pareille. Ou saoule ?
Liste des choses à
faire :
- - Demander à Camille de me rendre mes débardeurs, mes bras ne sont peut-être pas irrécupérables.
- - Rappeler à François que ma facture de téléphone est moins chère que son inscription au golf.
- - Devenir animatrice sur FIP. Là, je ne serai pas jugée sur mon look.
- - Arrêter le vin blanc. Je stagne à moins trois kilos…
Ai rendez-vous avec Brigitte à L’Apparemment Café.
Elle commande d’emblée un verre de chardonnay. Le vin des filles
perdues. Ne devrais pas, mais je l’accompagne, solidaire. Les larmes roulent sur ses joues
comme dans les films d’amour…
Son DG l’a débauchée l’an passé d’une agence de
publicité concurrente. Il la portait aux nues, elle était la
directrice de la communication idéale. Neuf mois plus tard, elle
n’est plus dans l’air du temps. Pas assez représentative de la
modernité qui doit régner dans l’agence. Pas assez
jeune…
Moi, mi-cynique, mi-inquiète pour ma copine :
Décidément, je vois que notre société progresse à grands pas.
Dis-moi, tu vas faire quoi ?
Elle, dépitée : Je ne sais pas… Ils me
proposent de m’occuper de la communication interne.
– Oui, évidemment, là tu es moins voyante. Tu
ne leur as pas demandé de te payer un lifting ? Eh oui,
ça devrait faire partie des frais fixes d’une boîte
maintenant…
Sourire mouillé de Brigitte qui attaque comme moi
sa deuxième coupette de vin blanc.
– J’ai parlé à un copain chasseur de têtes,
il m’a carrément conseillé de me rajeunir de sept ans sur mon CV,
sinon pour trouver un job, c’est même pas en rêve.
– Sept ans ! Il y va pas avec un gros
fusil à pompe ton chasseur ?
– J’ai quand même 53 ans,
s’excuse-t-elle presque.
Moi, aussi remontée que Garance lorsqu’elle m’a
repêchée après le coup de Dennis Quaid : Mais c’est dingue, tu
ne vas pas te sentir coupable quand même ! Tu vois pas que ces
mecs font payer aux nanas d’avoir le droit de travailler, qu’ils se
sentent menacés, et que c’est
la seule manière qu’ils ont trouvée de montrer leur putain de
puissance !
– Tu crois ?
Moi, comme si je militais pour les droits de la
femme, légèrement éméchée : J’en suis sûre. C’est maladif.
Nous pouvons enfanter, pas eux. Maintenant on peut bosser, être aux
manettes comme eux, on est plus psychologues qu’eux et eux ne
peuvent toujours pas enfanter. Ça les rend fous.
– La fille avec laquelle je fais mon bilan de
compétences m’a dit qu’à partir de 40, 42 ans, les entreprises
estiment que tu es limite viable.
Moi, toujours à fond après deux verres : Je
vais conseiller à Camille de faire du droit. Les avocats
spécialisés en droit du travail ne vont pas chômer dans les années
à venir. En fait, au boulot, les femmes sont tranquilles entre 30
et 40 ans. Avant tu es trop jeune, après trop vieille… Et
encore, comme les femmes décident de faire des enfants vers
30 ans, elles sont de toute façon coincées. Retrouver du
boulot, je sais pas comment tu vas faire. Moi à ta place, je
chercherais tout de suite…, dis-je en tapant sur la table, beurrée
comme un Petit Lu.
– Tu viens de me dire que plus jamais je
n’aurai de boulot et tu me parles de trouver autre chose…
– Oui, autre chose… Je ne sais pas, moi… Tu
faisais bien de la danse classique autrefois ?
– Euh oui, répond Brigitte, imbibée elle
aussi, tu veux que je retourne au Crazy Horse ?
– Non, mais tu pourrais être prof de danse.
Tiens, voilà, t’as déjà deux
clientes, Garance et moi on a décidé de faire du sport…
Elle, aussi saoule mais encore capable de
réfléchir et donc forcément sceptique : De la danse
classique ? Toutes les deux ?
Moi, redemandant un verre de chardonnay au
serveur : Et Camille aussi, et puis Delphine, Sonia… Voilà, on
est déjà cinq… Mais tu me promets, tu arrêtes de pleurer. Tu as vu
un médecin ?
– Oui, il m’a donné de l’Euphytose pour me
détendre…
– De l’Euphytose ? Mais c’est du
Tranxène qu’il te faut !
Elle, qui a compris que j’étais cuite : Et
toi, tu deviens quoi ?
– Moi, j’essaye de comprendre pourquoi tout
ça m’est tombé sur la tête. Je peins, j’écris… Je me repose la
tête… Avec la crise, l’ambiance ne risque pas de s’arranger… Je
crois que je vais me lancer dans Internet…
– Tu crois ? Là ce sont carrément des
gosses qu’ils embauchent !
– Mais je suis jeune, Brigitte, je suis
jeune… Et on va s’en sortir. Puis, brusquement plus lucide du tout,
je me penche vers elle, m’affale et lui prends la main :
Enfin, eh, on peut s’estimer heureuses, écoute ça, j’ai lu dans
Public que Kate Moss est trop vieille,
c’est pas monstrueux, ça… À 34 ans !
– J’espère qu’elle ne lit pas les
journaux…
– Ouais, parce qu’il y a de quoi devenir
alcoolique !
RÉCAPITULONS
Oui, je sais, je n’aurais pas dû me saouler… Mais
à force de suivre ce régime qui m’interdit à peu près tout sauf
l’eau, je n’ai pas pu résister. Maintenant je suis sobre. C’est le
principal, et je peux vous dire que pour rester dans le monde du
travail aujourd’hui, il faut.
Être jeune tout en étant expérimentée et
avisée.
Ne pas avoir d’enfants ou faire comme s’ils
n’existaient pas. Être disponible, adaptable, corvéable à merci,
tout en sachant dire non quand il faut.
Être aussi bien créative que commerciale.
Parler trois langues, dont le chinois.
Être humble tout en s’affirmant.
Être sociable, sans être familière.
Être drôle sans excès.
Admirer ses chefs avec retenue.
Dire du bien de tous ses collègues sans en avoir
l’air.
En imposer sans le faire sentir.
Et surtout avoir 35 ans pendant au moins
quinze ans.
Ben oui, c’est moche une femme de 53 ans avec
autant de cordes à son arc…