LA MAIN DANS LE SAC
13 septembre. Suis enfin en paix avec moi-même. Mais suis convoquée par Madame le proviseur et deux professeurs d’Ethan. Ne sais pas pourquoi. M’attends à tout. Enfin presque…
Liste des choses à faire :
  • -  Réaliser que pour la plupart, mes interlocuteurs sont désormais plus jeunes que moi en dehors de madame Chalard, ma voisine, et de Mohamed, mon épicier.
  • -  Relire les aventures de Pinocchio. Ne me souviens plus de la morale de l’histoire.
  • -  Enduire mon nez d’arnica trois fois par jour.
Ne suis pas fan des réunions au collège. Crois que ne m’y suis jamais rendue en fait. C’est François qui s’y colle. Il est très études… Pourquoi m’avoir appelée moi ? Impossible de le savoir. Ethan refuse de parler. Muet, maussade, il me guide dans son collège flambant neuf. Salle 212. Je passe la tête par la porte. Vois trois jeunes qui s’esclaffent.
– Ils ne sont pas encore là. On va attendre ici.
Les mains dans les poches de son jean d’où s’échappe subtilement son caleçon, il me toise.
– Mais si, je les entends.
– Mais non, Ethan, ce sont des gosses !
À son tour il passe la tête par la porte, sort nonchalamment la main de sa poche et la tend vers la salle.
– Non, elle c’est la proviseur, et eux, mes profs.
– Merde ! Ils sont super jeunes ? dis-je à voix basse.
– Entrez, entrez. Asseyez-vous…
Suis commotionnée. Nous voici assis en face de trois enfants. Ils pourraient être les miens, en tout cas.
– Voilà, nous vous avons fait venir parce que Ethan s’est battu.
– Ethan ?
Il baisse la tête, balance ses jambes, ne répond pas.
– Votre fils, m’explique la proviseur, a frappé son camarade Jaouad dans la cour.
À lui : Mais c’est ton meilleur ami ? À eux : Il n’a rien de grave, au moins ?
– Non. Mais nous voudrions comprendre… Et savoir si quelque chose s’est produit chez vous…
– Euh, non…, dis-je, déstabilisée par ce tribunal dont la moyenne d’âge est de, disons, 30 ans. (Cherche dans ma tête.) Je suis en congé maladie… mais à part ça, je ne vois pas. Ethan, qu’est-ce qui t’a pris ?
– Je ne peux pas dire… Tu vas m’engueuler…
– Gronder, Ethan, gronder… Dis-nous… Je ne vais pas t’en… me fâcher, je t’assure.
Quatre paires d’yeux sont fixées sur le coupable.
– Enfin, accouche, Ethan.
– Je te dis que tu vas m’engueuler…
– Excusez-nous, je ne vois pas du tout de quoi il parle.
Les trois se regardent d’un air entendu, comme si je battais mon fils après avoir ingurgité deux litrons de rouge.
– Écoutez, tout ça est ridicule. Ça suffit maintenant. Dis-nous.
– C’est à cause de ton âge.
Fais semblant de ne pas comprendre. Lève le nez vers mes juges, l’air idiot. Suis coincée. Continue, l’air de rien : Oui, et alors ?
– J’ai dit à Jaouad ton vrai âge comme tu me l’avais conseillé, et il a commencé à dire que t’étais une vieille…
Le rouge me monte au visage. Prise en flag, poursuis comme je peux :
– Mais c’est pas une raison pour…
– Ben si, il arrêtait pas de répéter devant tout le monde : « Ta mère c’est une vieille, ta mère c’est une vieille… » Puis il me regarde et explose : Tout ça, c’est à cause de toi, avec tous tes âges différents, moi je suis perdu !
L’humiliation.
La proviseur se lève, me sourit, compatissante. Le mot « HONTE » s’affiche en gros caractères sur mon front, me sens aussi humiliée que Hester Prynne, l’héroïne adultère de La Lettre écarlate. La proviseur lance à Ethan :
– Bon, eh bien l’affaire est réglée. Je vais parler à Jaouad. Et je te promets, plus personne ne t’embêtera avec ça…
À la fois reconnaissante, honteuse, stupide, confuse, je remercie la proviseur. Salue les deux profs. Quitte le bureau, Ethan sur les talons. Me retourne pour leur faire un petit signe, juste le temps d’entendre : « Attention, maman, la porte ! » Trop tard, me la prends en pleine figure. Mon nez… Cette douleur… Cette putain de porte vitrée.
Bien fait pour toi, Pinocchio.
RÉCAPITULONS
Certes, le ridicule ne m’a pas tuée mais mon nez, naturellement long, grossit à vue d’œil malgré la couche d’arnica que j’ai étalée sur mon appendice. J’ai eu deux confirmations aujourd’hui :
1. La vérité ne sort pas forcément de la bouche des enfants, mais finit toujours par vous éclater à la figure.
2. Généralement, cette épreuve se produit au moment où vous vous y attendez le moins, et devant témoins. Mon Ethan à moi a fait très fort. À l’heure qu’il est, tout le collège sait que je ne supporte pas de vieillir. Profs, élèves, surveillants, assistante sociale, cuisiniers, femmes de service… Quoi ? mille personnes !
Je veux bien avouer mon âge, mais de là à faire passer une circulaire dans Colombes.
Bien vu, Alice.
Un conseil : ne faites pas porter à vos Ethan chéris des secrets inutiles.